Les mystères de Montréal/1/07

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 65-73).

CHAPITRE VII

L’assemblée du jour de l’an


L’échec de Saint-Denis consterna les patriotes mais ne les découragea pas. Ils attribuaient cette défaite à la trahison et non à l’impuissance.

Les chefs Papineau, Duval, Nelson et Turcotte, qui avaient laissé le comté pour échapper à la potence vivaient à Rouse’s Point, à l’abri les tracasseries du gouvernement canadien. Des patriotes des bords du Richelieu, entreprirent ce long voyage à cette saison rigoureuse de l’année, à travers des montagnes et des ornières, pour consulter ceux qu’on regardait comme les piliers d’un futur gouvernement essentiellement canadien-français.

Les proscrits firent savoir à leurs partisans qu’ils viendraient tenir une assemblée dans le bas de Saint-Charles, aux environs des fêtes du jour de l’an, afin de relever la ligne de sa défense.

Aussi attendit-on cette époque avec impatience, surtout dans la maison de Boisvert.

La veille du jour de l’an la famille du notaire attendait les proscrits. Madame Duval, groupée avec ses trois enfants, Boisvert et sa femme, autour du poêle qui ronflait, regardait souvent l’horloge.

Tous les membres de ce petit groupe n’avaient pas la même pensée.

La femme du proscrit, vu l’heure avancée — neuf heures — se demandait s’il n’était pas arrivé malheur à son mari. Jeanne revoyait Paul, guéri de ses blessures, et Boisvert laissait trottiner dans sa tête des idées politiques d’un anti-colbornisme avancé.

Félix Boisvert était le fermier de Matthieu Duval. C’était un type de franc tapageur, connu dans les six comtés confédérés. Trente ans, beau garçon, intelligent comme pas un, patriote enragé, audacieux, habile tireur, il avait fait mordre la poussière à plus d’un Habit-Rouge dans son automne et se promettait d’en faire autant à la prochaine occasion.

On disait de lui : « S’il était instruit, il serait un homme remarquable. » Il y en a beaucoup de ces individus qui manquent absolument d’instruction, mais que leur intelligence naturelle et leur jugement sain font marcher de paire avec d’autres plus favorisés sous le rapport de l’éducation. Instruits, ces hommes deviennent des êtres supérieurs.

Au dehors il faisait un véritable hiver canadien. Une bourrasque amoncelait la neige en bancs inégaux, effaçait le chemin et emprisonnait le bâtiment dans une épaisse muraille.

On ne voyait ni ciel ni terre et on ne distinguait pas la lumière chez le voisin. La nature donnait un concert mirobolant dont on entendait les notes se répercuter sur les vitres et dans la cheminée de la maison de Boisvert.

Celui-ci étant sorti un instant, rentra avec son fanal à la main et la neige se précipita en tourbillons dans l’appartement.

— Quelle tempête effrayante ! dit Madame Duval en voyant le patriote couvert de neige ; ce n’est pas drôle de voyager par cette nuit… Que Dieu les guide !…

— La tempête les protège, répondit Boisvert en éteignant son fanal et en s’époussetant, car ils rencontreront peu de monde, ma foi.

— Vous croyez ?

— Oui, Madame, et si les patriotes ont passé par Saint-Hyacinthe, ils sont à la veille d’arriver. Mais s’ils ont pris le chemin de Sainte-Rosalie — et c’est mon idée, puisque cette route pour être plus longue de deux lieues seulement est bien plus sûre — ils peuvent retarder encore.

La tempête au lieu de diminuer, augmentait. La charpente de la maison craquait sous les rafales redoublées et celui qui n’eut pas été habitué à ces ouragans eut déserté ce toit dans la crainte de le voir s’écrouler sur sa tête ; mais il était solide, construit à l’épreuve des coups de vent du nord-est.

Vers onze heures on entendit le glissement d’une carriole et le parler de plusieurs hommes. C’était les chefs Duval, Nelson et Turcotte. Emmitouflés dans les peaux jusqu’aux oreilles, blancs de neige, la barbe pleine de glaçons, on eut peine à les reconnaître. Ils entrèrent pendant que Boisvert conduisit leur cheval à l’étable.

Marie et Albert se jetèrent au cou de leur père qu’ils embrassèrent tendrement. Jeanne donna la main à son fiancé : il était très changé et se servait difficilement de son pied gauche. Il avait dû souffrir beaucoup des blessures reçues dans l’engagement du trente et un novembre. La première pensée de la jeune fille fut de s’écrier : Comme tu es changé. Elle craignit de l’effrayer et dit :

— Mais vous arrivez bien tard pour des gens qu’on attendait cette après-midi à bonne heure.

Jeanne ne prononça ces paroles que pour se donner de la façon, intimidée qu’elle fut de se voir en face de son fiancé, après une absence longue de quatre semaines.

— Ah ! répondit le blessé, des reproches, et en arrivant.

Les deux fiancés, dans cette fin de soirée, parlèrent de bien des choses et principalement de ce qui s’était passé depuis leur dernière entrevue. En apprenant les bontés dont Charles Gagnon comblait la famille du notaire, Paul dit :

— Défie-toi, Jeanne, il veut se mettre dans tes bonnes grâces et me supplanter.

Le lendemain après-midi, il y eut une assemblée chez Boisvert. Les patriotes se l’étaient dit en se souhaitant la bonne année à la porte de l’église, et il y en avait une centaine venus des différentes concessions, chacune ayant envoyé plusieurs représentants malgré les chemins encombrés de neige.

On revit avec plaisir les proscrits, et ceux qui seraient venus pour les arrêter, auraient été les malvenus. Les chefs se défiaient de tout et bien qu’affectant une certaine gaieté, jetaient de temps en temps un coup d’œil au dehors.

On tint une assemblée intime dont Luc Bourdages fut élu président.

— Mes amis, dit-il, c’est notre première réunion depuis la trahison à Saint-Denis. Il y a aujourd’hui un mois, jour pour jour, que nous avons été trahis. Je crois qu’il convient en cette occasion de renouveler le serment que nous avons fait au commencement des récoltes.

La séance fut ouverte par ce serment.

Le notaire Duval dit alors :

— Je vais vous soumettre un petit programme que nous avons fait mes deux collègues et moi. Si vous avez des suggestions à faire, faites-les. L’hiver est un mauvais temps pour prendre l’offensive : nous avons vu les patriotes de Moore’s Corner et ceux du nord, et c’est leur opinion à eux aussi. D’ailleurs nous sommes sans armes et le gros bon sens nous dit qu’il est impossible d’en avoir avant le milieu de l’été. Et vous savez, nous n’irons pas nous battre de nouveau avec un fusil pour dix et encore un fusil qui part deux minutes après le temps. Il s’agit de bien s’organiser : c’est ce qui nous manque, l’organisation. Il faut procéder avec ordre. Les Anglais ont ce grand avantage sur nous : ils sont disciplinés ; ils agissent mathématiquement. Si nous étions organisés comme eux, quelles belles victoires ne remporterions-nous pas !

J’ai à vous annoncer que nous aurons un aide puissant des habitants de Saint-Jean d’Iberville. Là c’est un jeune homme qui est à la tête du mouvement. Félix Poutré, un diable décidé à tout, prudent cependant. Nous l’avons vu et il s’occupe dès maintenant à recruter les gens.

— Celui-là, fit Paul Turcotte, on peut le laisser agir seul, je vous le garantis. Il va faire du bien à notre mouvement.

Le docteur Nelson dit aux patriotes qu’il n’y aurait plus d’engagement, dans Saint-Denis, dans Saint-Charles, ni dans les cantons voisins.

— Car nous arrangerons les ficelles, chacun dans notre village, fit-il, puis à un instant donné nous convergerons vers un même point qui ne sera ni Saint-Denis, ni Saint-Charles, car ils ne sont pas avantageux comme centre d’opération étant, premièrement : trop loin de la frontière américaine ; deuxièmement : dans un site qui n’offre pas les conditions voulues en cas de siège. Nous en avons fait l’expérience.

— À propos d’expérience, remarqua Boisvert, il est des gens dont nous avons appris à nous défier cet automne ; je veux parler des bureaucrates.

— En effet, reprit Paul Turcotte, ceux qui jouent le plus vilain rôle ne sont pas les Anglais, mais les bureaucrates, acharnés comme ils le sont à nous harceler. Que les Habits-Rouges obéissent à Colborne : qu’ils incendient nos maisons ; cela se conçoit : ils sont commandés par l’autorité. Mais que des Canadiens-français, des compatriotes — qui doivent au moins rester neutres — nous combattent, nous trahissent, cela est monstrueux, et les bureaucrates sont nos véritables ennemis… Aussi dans l’intérêt de la cause, devons-nous nous prémunir contre leur esprit de bassesse… Ils sont capables de tout ces gens-là avec leur fanatisme bête… Essayez à leur faire comprendre qu’ils jouent un rôle choquant et que les Anglais même les méprisent : ils ne se rendront pas à l’évidence. Mais Dieu merci, ce ne sont pas les habitants intelligents qui se conduisent ainsi. Par exemple y a-t-il rien de plus imbécile que ce Guillet :

— Aussi, il en fait de belles : les Habits-Rouges lui font faire ce qu’ils veulent, quittes à le payer en promesses.

— Ah oui, les promesses ; il ne connaît pas encore cela lui. Il y a longtemps que ce gouvernement de paille en fait aux Canadiens-français. Elles s’éterniseront…

— À moins que les rôles changent, dit Nelson, et que nous devenions les maîtres, obligés à notre tour d’assommer de promesses ces gens-là ! Ça ne serait pas si mal.

— Ça ne serait pas impossible ; cependant avec ces bureaucrates qui mettent toujours des bâtons dans les roues, c’est risqué.

— Un moyen efficace serait de ne rien laisser savoir à ces gens-là, et de n’avoir aucun rapport avec eux, de tout garder dans le cercle des patriotes.

— Beaucoup de bureaucrates sont inconnus, dit Paul Turcotte. Ceux-là se mêlent impunément à nous pour répandre ensuite nos plans de campagne chez l’ennemi. Ainsi pensez-vous que Roch Millaut a agi de lui-même ?

— Oh non, répondirent plusieurs, il a certainement été poussé par quelqu’un…

— La trahison est une arme puissante en temps de guerre, reprit Duval.

On procéda ensuite aux élections. Matthieu Duval fut élu unanimement président général de la ligue. Ce choix fut du goût de tous, car le notaire était expérimenté et l’influence qu’il exerçait sur les habitants n’était pas à dédaigner.

Des sous-chefs furent nommés dans chaque canton. À Saint-Denis ce fut Jean Paradis, à Saint-Charles, Boisvert, etc., etc.

Leur rôle était de former des comités pour tenir les patriotes au courant de la politique, pour les organiser en compagnies, pour faire des exercices militaires, pour collecter des fonds et pour acheter des armes.

Durant leur séjour à Saint-Charles, Duval, Nelson et Turcotte s’entretinrent peu avec leurs parents ou amis, consacrant leur temps à la cause dont ils étaient mandataires.

Le soir même, à la brunante, ils reprenaient le chemin de la frontière. Les adieux furent déchirants : on eut un pressentiment que le drame dangereux qui se jouait alors aurait un dénouement lugubre.

L’hiver se passa triste sur les bords glacés du Richelieu. On suivait avec un intérêt fiévreux les questions politiques du jour.

Chaque soir au passage du courrier on dévorait les colonnes de La Minerve et du Herald. Les nouvelles se répandaient rapides dans le village d’où elle gagnaient les concessions.

— Comment va tourner cette échauffourée ? demandaient les habitants en se rencontrant.

Les patriotes seront acquittés, répondaient les uns ; pendus ou exilés répondaient les autres.

Jeanne et Marie Duval sortaient peu et assistaient rarement aux fêtes tranquilles du village.

Dans cette affaire le traître avait vu une bonne spéculation à faire. Charles Gagnon combla de ses soins la famille qu’il avait privé de son chef. Il lui fit de fréquentes visites. Souvent le dimanche, il arrêtait avec sa mère prendre deux personnes de la famille du proscrit — quelque fois c’était Jeanne et Marie d’autre fois, madame Duval et Albert — pour les amener à la messe en voiture.

Cependant il ne se conduisit jamais en prétendant mais toujours en ami de la famille.