Les mystères de Montréal/1/08

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 74-84).

CHAPITRE VIII

le bazar.


Le printemps arriva et les incendiés de Saint-Denis songèrent à se rebâtir. François Gagnon — le père de Charles — reconstruisit son magasin à l’ancien endroit, en face de l’église et la famille du notaire se bâtit à cinq arpents plus haut.

Bientôt un village nouveau s’éleva sur les ruines de l’ancien. Et au mois de juin de l’année 1838 Saint-Denis avait repris son activité des années précédentes.

C’était un spectacle curieux, inaccoutumé, pour celui qui arrivait à Saint-Denis, de voir ce groupe de maisons neuves. Les habitants en faisaient la remarque lorsqu’ils arrivaient par la route de Saint-Charles ou de Saint-Ours. Les voyageurs de l’ouest disaient que cela ressemblait à une ville américaine construite en une semaine autour d’une mine.

La trahison de Charles était restée inconnue. Ce jeune homme d’apparence ni meilleure ni pire que les autres, qui coudoyait journalièrement les patriotes du comté, qui l’eût dit l’auteur de la situation actuelle. Lui-même était si pénétré de son rôle d’hypocrite qu’il oubliait parfois ses actions de l’automne dernier.

À l’exemple de son père, il parlait peu de la grande question du jour, comprenant que le succès du magasin dépendait d’une sage neutralité, et par dessus tout il craignait de se trahir.

Au fond c’était une famille de patriotes que les Gagnon, et le père François faisait ses petits coups. Pendant que, à cause de son attitude, patriotes et bureaucrates affluaient à son établissement, il glissait de temps en temps un chèque aux chefs du mouvement, et vendait au prix coûtant aux patriotes incendiés.

Ainsi il faisait du bien à la ligue, peut-être plus que s’il se fut déclaré en sa faveur.

Le curé Demers était un homme d’initiative. Un dimanche, à la grand’messe, il félicita les habitants sur leur promptitude à se rebâtir ; il leur dit aussi que l’église ne se rebâtirait pas seule ; qu’à cette fin, après s’être consulté avec quelques dames de Saint-Denis, il ferait un grand bazar ; que vu la situation où se trouvaient ses paroissiens, il ne pouvait leur demander beaucoup, mais qu’il comptait sur le généreux concours des paroisses voisines.

— Donnez-vous la main, dit-il, pour retirer de ses ruines ce temple où vous avez été baptisés. Si vous n’avez pas d’argent, apportez l’aumône de votre travail et qu’un jour vos fils et vos filles puissent dire en voyant reluire le nouveau clocher : « Ils l’ont tiré de ses cendres, ils l’ont bâti sur les ruines de l’ancien. »

Un bazar à la campagne, c’est un événement inouï que les hommes même n’hésitent pas à proclamer.

Charles Gagnon, qui avait déjà habité Montréal, connaissait ce que sont les bazars. Il pensa qu’il y rencontrerait Jeanne, qu’il ne voyait pas souvent alors ; qu’elle ne manquerait pas de s’y rendre puisque sa mère était une des organisatrices.

Le bazar se fit dans la maison d’école divisée en deux pièces, dont l’une avait trente-quatre pieds sur vingt-huit ; dans celle-ci étaient les tables et c’était là qu’on raflait les objets ; l’autre pièce n’était pas si grande, n’ayant que treize pieds sur seize. Elle était réservée aux organisatrices.

Aux alentours de la maison il y avait un verger où l’on se promenait. Les soirées se prêtaient bien à ces promenades et les allées illuminées de fanaux prêtés par les habitants, ajoutaient au pittoresque de la scène.

Comme Charles l’avait prévu il rencontra Jeanne le premier soir et les suivants. Elle tenait la table de rafraîchissements avec une amie de son âge Berthe Massue.

Le traître ne dérogea point à son programme, qui consistait à se conduire comme s’il ne s’occupait pas de Jeanne.

La fille du notaire ne le recherchait pas plus que les autres, car elle était venu à croire que Charles n’avait plus aucune intention pour elle.

La jeune fille était sombre à ces petites fêtes villageoises. Un soir sa compagne lui dit :

— Mon Dieu, que tu es triste depuis le commencement du bazar !

La fille du notaire répondit :

— Comment ne le serais-je pas, dans la condition où je me trouve ? Mon père est en exil et avec lui un jeune homme que j’estime. Tu sais comme nous les manquons à la maison. Et dans les petites réunions comme celle de ce soir, je pense à Paul Turcotte, il aimait tant cela, lui, c’était son genre…

Jeanne en parlant ainsi devint plus triste. Sa compagne reprit :

— Il y en a plusieurs qui oublieraient Paul Turcotte, si elles étaient à ta place, en face des galanteries du jeune marchand.

— Charles Gagnon ?…

— Oui, oui.

— Mais comment ?… quelles galanteries ?…

— Eh bien oui, j’appelle cela un galant, un jeune homme qui veille sur toi comme un ange gardien.

— Franchement, Berthe, tu me surprends, et je pense que Charles Gagnon, quoiqu’il me rencontre quelquefois, n’a aucune intention.

— Tu le penses, mais il peut en être autrement.

— Cela me surprendrait…

— Bien que Charles se fut conduit adroitement, certaines jeunes filles avaient eu une vague idée que son amour pour la fille du proscrit n’était pas éteint.

Charles se rendit assidûment au bazar. Il était toujours accompagné d’autres jeunes gens et dépensait rondement mais pas plus à la table de Jeanne qu’à celle des autres.

Un soir il se trouva à se promener avec Jeanne dans la salle du bazar. Connue il faisait chaud on sortit dans le jardin où se promenait une foule joyeuse.

Charles disait à Jeanne :

— Mais il se met de plus en plus dans de mauvais draps… il finira par se faire arrêter.

— Cela l’élève dans mon estime, répondit Jeanne. J’aime un homme qui ne craint pas de tenir tête aux oppresseurs.

— Mais il ne reviendra jamais au pays.

— Alors nous irons demeurer aux États-Unis.

— Mais…

— Non, Charles, tu parles pour rien. Tant que Paul Turcotte vivra, je n’en aimerai point d’autre… C’est mon dernier mot.

— Et s’il mourait, demanda vivement Charles comme un naufragé qui croit avoir trouvé sa planche de salut, que ferais-tu ?

— Je n’y ai jamais pensé… Dans tous les cas, Charles, je serai toujours contente de te recevoir comme ami, mais si tu me parles d’amour cela ne fera pas.

La fille du notaire parlait d’une voix énergique qui n’admettait pas de réplique. En entendant Charles amener la conversation sur ce terrain, les paroles de son ami Berthe lui revinrent à l’esprit. « Les galanteries de Charles Gagnon, pensa-t-elle, pouvaient bien en effet, avoir un autre but que celui d’être agréables à une famille de vieilles connaissances. »

Les deux promeneurs rentrèrent dans la salle du bazar.

Chacun était en proie à des pensées différentes. Jeanne pensait : « C’est bien vrai qu’il m’aime encore, lui qui a paru indifférent tout l’hiver, qui ne m’a jamais dit un mot d’amour. »

Charles se reprochait d’avoir peut-être agi trop brusquement : « Pourtant non, se disait-il une seconde après, je n’aurais jamais trouvé une aussi belle occasion… Turcotte m’a supplanté, mais il n’aura jamais Jeanne pour femme…

Ce soir-là on ne remarqua rien d’extraordinaire dans les deux jeunes gens, cependant celui qui se fut trouvé dans la salle comme observateur eut remarqué que le jeune marchand jetait souvent un œil de colère à la table des rafraîchissements.

Le lendemain soir Charles ne revint pas au bazar. Il se dit : « À quoi bon dépenser mon argent si cela ne m’avance pas. »

Avec la clôture du bazar finit le mois de septembre et avec octobre recommencèrent les troubles.

Les proscrits réfugiés au-delà des lignes ne restaient pas inactifs. Ils faisaient de fréquentes incursions dans le pays dont l’entrée leur était interdite. Ils s’avançaient jusqu’à Napierville, distance de huit lieues, jusqu’à Saint-Jean d’Iberville et même jusqu’à Beauharnois pour faire des levées de troupes et exciter le peuple à la résistance ouverte et par les armes.

Dans ces incursions ils risquaient souvent leurs têtes. Un jour le docteur Nelson voyageait incognito aux environs de Sabrevois, quand deux bureaucrates le reconnurent et lui donnèrent la chasse. Le patriote courut un mille et arriva sur le territoire américain juste à temps. Il fit la niche aux bureaucrates, épaula son fusil et les fit fuir à son tour.

Un autre fois, Duval haranguait des habitants qui faisaient les travaux dans le deuxième rang de Saint-Jean et Paul Turcotte les enrôlait. Survient une patrouille d’Habits-Rouges. Les habitants la voient venir, et détellent deux chevaux. Les chefs patriotes sautent à cheval et gagnent les bois.

— Et vos chevaux ? dit Turcotte.

— Vous nous les rendrez quand vous viendrez nous assermenter.

— C’est bien, au revoir !

Les deux chefs furent fidèles.

Huit jours après, ils revinrent remettre les montures aux propriétaires et en même temps assermentaient cent cinquante hommes bien décidés à se battre.

C’est que Saint-Jean était une place terrible qui fournissait de vaillants patriotes ; Félix Poutré n’était pas un enfant et il donnait du fil à retordre aux Anglais.

On l’avait trouvé travaillant dans son champ la tête basse en pensant qu’avant longtemps peut-être ce champ serait la propriété d’un maître étranger. Ce fut au milieu de ces sombres réflexions que le docteur Côté lui proposa de s’enrôler dans la ligue. Poutré ne se l’était pas laissé demander deux fois. Il avait serré la main de cet homme qui lui apparaissait comme un libérateur, en disant : « Je suis des vôtres, monsieur. »

Cependant une grande question obsédait la ligue des patriotes : les armes manquaient. Que d’obstacles se résumaient dans ces deux mots : « Point d’armes. »

Les recrutés étaient au nombre de deux mille et ils n’avaient à leur disposition que cent fusils.

Il y avait à cette époque, deux hommes dans la ligue des patriotes, deux médecins que nous nommerons ici sous de faux noms, ne voulant pas tirer de l’oubli leurs aventures louches.

Poitras et Galarneau, hommes très instruits, assez expérimentés, influents, après s’être joints aux chefs patriotes recrutèrent à eux seuls mille jeunes gens bouillonnant de colère à la vue des injustices dont les canadiens-français étaient les victimes.

Ces deux hommes disaient :

— Nous avons commandé quatre mille fusils qui arriveront à temps.

— Oh alors, répondaient les patriotes, avec des fusils, c’est bien, mais si vous n’avez pas de fusils à nous donner nous n’irons pas nous faire écorcher comme des moutons.

Mais les fusils commandés n’arrivaient jamais. Duval et Nelson s’en informaient-ils, il leur était répondu :

— On les aura à temps, soyez tranquilles.

Les événements se précipitaient. Le mois d’octobre avait été employé à rallier les patriotes et à les exercer un peu. C’était durant le mois de novembre qu’on allait agir.

La veille du deux de ce mois de l’année mil huit cent trente-huit, Duval et son lieutenant arrivèrent à cheval à Saint-Jean. Le notaire eut une entrevue avec Poutré et lui dit :

— Les Habits-Rouges s’avancent dans la direction d’Odelltown : ils sont cinq mille. Pour bien faire, il faudrait aller les rencontrer dans ce village : vos hommes sont-ils prêts à partir demain ?

— Dame, ils sont prêts à partir dans une heure, si vous voulez, mais ils n’ont pas de fusils.

— C’est vrai, pas de fusils, et ce Poitras et ce Galarneau nous font bien attendre… Qu’importe, cependant, Turcotte a ramassé trois cents fusils de chasse et avant neuf heures demain matin il en aura cent autres.

— Quatre cents fusils pour trois mille personnes.

— Je comprends que c’est faible mais c’est mieux que rien, et, comme vous le voyez, nous ne soutiendrons pas une bataille en règle à Odelltown ; il s’agit seulement d’arrêter les Anglais dans leur marche… D’ailleurs je crois que nous aurons nos quatre mille fusils cette nuit.

En parlant ainsi Duval avait la tête basse et frappait le sol du talon, ce qui était chez lui la manifestation de l’inquiétude. Il ne paraissait pas aller avec assurance dans ce qu’il faisait ce matin-là.

— C’est mille hommes que vous avez ? continua-t-il.

— Oui, monsieur.

— Alors il faut que vous les conduisiez à la chapelle d’Odelltown pour demain soir. Pour cela il vous faut partir demain de grand matin… Les autres patriotes seront sur votre chemin… ils vous attendent.

Quelques minutes après ce dialogue Poutré rencontra Paul Turcotte et lui dit :

— Ton notaire est soucieux, ce matin, ne trouves-tu pas ?

— Oui, il attendait les fusils cette nuit… ils ne sont pas arrivés et cela le taquine.

Le lendemain matin Poutré partit avec ses mille recrues.

— Mes amis, leur dit-il, nous sommes sans fusils mais on dit que nous en aurons à Odelltown.

Ce fut ainsi que les patriotes se mirent en route. S’ils avaient su que les armes manquaient, ils n’auraient jamais bougé, ne tenant pas à se faire tuer impunément.

Ils entrèrent dans Odelltown par la troisième concession. Turcotte les attendait. Poutré lui ayant demandé si les quatre mille fusils étaient arrivés, il répondit :

— Non ; Poitras et Galarneau ont été trompés…

Poutré, ayant pris à l’écart le lieutenant de Duval lui dit :

— Tiens, Paul, écoute : franchement, je crois qu’on nous blague avec cette histoire de fusils.

Turcotte pensait comme Poutré. Il doutait de Poitras et de Galarneau et du dépôt d’armes.

— Mon vieux, répondit-il, je ne sais pas plus que toi si l’on nous blague. Mais je pense que pour demain cinq cents fusils suffiront.