Les mystères de Montréal/1/06

Compagnie d’imprimerie Désaulniers, imprimeurs-éditeurs (p. 56-64).

CHAPITRE VI

Patriotisme et déloyauté.


Lorsque le jour se leva une grande désolation régnait par tout le pays. Aussi loin que la vue pouvait s’étendre, on ne voyait que des ruines fumantes.

Les troupes après avoir promené leurs torches incendiaires dans le village s’étaient retirées dans la maison des demoiselles Darnicourt, la seule épargnée en reconnaissance de l’hospitalité que ces demoiselles avaient accordée à des militaires anglais blessés dans l’engagement du vingt-trois novembre.

Gore et ses officiers avaient établi leurs quartiers généraux dans cette maison, après en avoir chassé les occupantes, et les soldats campaient aux alentours.

Le jour filtrait à peine à travers la fenêtre de la chambre du colonel Gore quand un homme entra. Sa tuque de laine était rabattue sur ses yeux et lui cachait la partie supérieure de la figure ; de plus il portait un grand pardessus d’étoffe qui lui descendait en bas des genoux et dont le collet était relevé.

Cet individu était difficile à reconnaître et, s’il eut voulu se déguiser, il n’eut pas mieux fait.

Quand il fut seul avec Gore, il releva sa tuque. Alors on eut pu reconnaître la figure hypocrite de Charles Gagnon. Il était bouleversé et une forte émotion était peinte sur ses traits.

Cette défaite des patriotes était son œuvre. Il était l’âme de cette trahison et Millaut n’avait été qu’un instrument.

En agissant ainsi le but de Charles Gagnon était de livrer son rival aux mains des Anglais et pour cela il avait fait marcher les Habits-Rouges sur les cadavres de ses compatriotes, et fait incendier son village natal.

— Et le prisonnier qui était en haut ? fit-il sans saluer le colonel.

— Eh bien ? demanda Gore en ajustant sa tunique.

— Eh bien, il n’y est plus…

— Évadé ?…

— À vous de le savoir : il était sous vos soins. Paul Turcotte est un chef et remarquez bien que sa tête est à prix.

— Ne vous inquiétez pas, jeune homme, s’il est parti, nous le retrouverons…

— Vous aurez de la difficulté. Dans tous les cas, rappelez-vous votre serment : ne soufflez pas un mot de ce que j’ai fait pour vous.

— Non, et quand même ce serait un autre qui retrouverait Turcotte, vous aurez vos cent louis.

— Ce n’est pas aux cent louis que je tiens, grogna le traître.

Le colonel passa dans l’autre appartement, et regarda avec des yeux de feu les troupiers qu’il avait mis comme gardiens.

— Vous en avez encore laissé échapper un, leur dit-il, un chef, un de ceux qui commandaient les patriotes la nuit dernière. Vous mériteriez d’être fusillés à sa place.

Gore était un homme qui paraissait dur mais au fond c’était un brave cœur. Appelé par les circonstances à remplir des fonctions pénibles, il avait contracté des manières rudes et une figure froide qui paralysait ceux qu’il appelait devant lui.

Il marcha quelques minutes les mains derrière le dos.

— Field, dit-il à son lieutenant, inscris-moi le capitaine Belford et sa compagnie pour une quinzaine.

C’était quinze jours de prison.

Comme le colonel tenait beaucoup à la tête de Paul Turcotte, il résolut de se mettre à sa poursuite. Le patriote était déjà bien loin sans doute et autant valait chercher une aiguille dans une botte de paille.

— Colonel, dit le traître Charles Gagnon, je connais un endroit où vous auriez peut-être une chance de rejoindre votre oiseau.

— De quel endroit voulez-vous parler ?

Le traître, comme s’il eut regretté d’avoir lancé sa phrase, hésita à répondre ; puis faisant un pas vers le colonel, il dit à voix basse :

— Ce que je vous dis est confidentiel : mes paroles ne doivent pas sortir de cette maison.

Il jeta un coup d’œil aux officiers puis continua :

— Vous connaissez Matthieu Duval le notaire ?

— Ce patriote qui demeurait près d’ici dans la belle maison qui a été incendiée ?

— Justement… on le soupçonne avec raison de cacher dans ses bâtiments de Saint-Charles, où sa famille s’est réfugiée, des patriotes et surtout Paul Turcotte.

— Ouida…

— En forçant la famille du notaire Duval, vous apprendriez où est le fuyard. Car vous savez, Turcotte aime l’aînée des filles du notaire et il ne fait rien sans qu’il aille lui conter… ah… ah…

Et le jeune marchand, le rival éconduit, poussa un rire qui était laid à voir.

— Vous nous y conduirez ? lui demanda Gore.

— Pardon, colonel : ça me ferait un grand tort dans le comté si l’on savait que j’ai fait ces petites déclarations. Prenez avec vous Guillet, un bureaucrate reconnu, il n’y a pas de danger pour lui.

Cinq minutes après la cavalerie se rangea devant les quartiers généraux du colonel Gore. Ce dernier n’accompagna pas ses militaires dans cette chasse à l’homme. Il confia le commandement de l’expédition au lieutenant Howard. Entre autres choses il lui dit :

— Questionnez surtout la famille du notaire, elle doit savoir où sont les patriotes.

— Vous croyez, colonel ?

— Oui, Paul Turcotte est fiancé à l’aînée du notaire.

Howard monta à cheval et l’expédition partit à la course dans la direction de Saint-Charles.

Guillet un individu cent fois la honte de Saint-Denis et surnommé le bureaucrate, à cause de son esprit de contradiction pour tout ce que les patriotes faisaient, s’était engagé à les conduire à la ferme de Matthieu Duval.

Charles resta dans la maison des demoiselles Darnicourt, en proie à de fortes inquiétudes. « Si Jeanne pensa-t-il, savait ce que j’ai fait depuis quinze jours, elle me maudirait, et une muraille infranchissable se lèverait entre nous deux. »

Il pensait toujours à Jeanne Duval, et le nom de Paul Turcotte était un cauchemar pour lui. Souvent il voyait les fiancés se promener leurs bras entrelacés ; ce spectacle augmentait sa jalousie et il jurait de briser leur bonheur.

C’était ce qui avait fait de lui un bureaucrate d’autant plus dangereux qu’il était inconnu comme tel.

Dans le bas du deuxième rang de Saint-Denis, près de la ligne de démarcation, est un coteau sablonneux long de deux arpents. Le voyageur qui le gravit jusqu’à son sommet voit se dérouler devant lui un panorama ravissant. D’un côté les dernières habitations de Saint-Denis, situées sur le chemin du roi, comme des sentinelles à l’arrière garde ; de l’autre, dans le lointain, au milieu d’une touffe d’érables respectée par la hache du pionnier, s’élève dans les airs le clocher d’une église paroissiale. De blanches maisonnettes entourent ce temple, groupées qu’elles sont comme des enfants autour de leur mère.

C’est Saint-Charles où se tint en 1837 la fameuse assemblée des six comtés et où beaucoup de patriotes se réfugièrent après leur défaite à Saint-Denis.

La ferme du notaire, étant située sur le coteau de sable dont nous avons parlé, se trouvait la première en entrant dans Saint-Charles.

Les Habits-Rouges y arrivèrent à bonne heure dans l’avant midi.

Guillet, leur ayant indiqué les bâtisses de Matthieu Duval, ils donnèrent de l’éperon pour arriver plus vite.

— Cernez les bâtiments ! ordonna Howard en sautant à terre.

Et il frappa à la porte de la maison suivi de Guillet et de deux autres soldats.

— Entrez ! cria une voix.

Le lieutenant ouvrit la porte.

La maison était divisée en deux appartements. Dans la première en entrant, il y avait une dizaine de paysans assis autour du poêle. Ils semblaient sous le poids d’une grande fatigue et la nuit avait être dure pour eux.

L’officier anglais s’avança sans dire un mot. Il fit à Guillet un signe qui voulait dire : celui que nous cherchons est-il parmi ceux-là ?

Le bureaucrate fit signe que non.

— Qui est le maître de cette maison ? demanda alors le lieutenant.

— C’est moi, répondit un des paysans, que voulez-vous ?

— Tu caches des révoltés, lui dit Howard en mauvais français.

— Des révoltés ! fit le patriote, serait-ce par hasard cette fouine de traître qui vous aurait dit cela ?

— Peu importe qui me l’a dit… Si tu ne nous les livres pas, nous t’emmènerons à leur place. Il me faut Paul Turcotte.

— Paul Turcotte ? où voulez-vous que je le prenne ?

Le lieutenant ne répondit pas.

— Allons, dit-il à ses soldats, puisque nous ne réussissons pas comme cela, nous allons prendre un autre moyen.

Howard passa dans l’autre appartement. Là étaient la famille du notaire Duval et la femme de Boisvert.

Elles achevaient de déjeuner quand l’officier fit son apparition. Ne voyant que des femmes, il parla avec fanfaronnade.

— Où est Paul Turcotte ? demanda-t-il.

— Nous ne le savons pas, répondit en tremblant madame Duval.

— Si vous ne le savez pas maintenant, reprit Howard, vous le saurez bien tantôt.

Il retourna dans l’autre appartement, ouvrit la porte de dehors et appela trois soldats. Il leur dit de monter en haut avec Guillet et de chercher partout. En même temps il en envoya d’autres pour visiter les bâtisses qu’il y avait sur la terre de Matthieu Duval.

Les soldats revinrent les uns après les autres, tous avec la même réponse : personne.

Pendant ces fouilles, le lieutenant Howard était resté dans la maison. Quand tous ses envoyés furent revenus il se fâcha.

— Vous savez où sont les patriotes et en particulier Paul Turcotte, dit-il aux paysans. Si vous êtes trop lâches pour nous le dire, ces femmes nous le diront.

Il saisit Jeanne Duval et la tira à lui. Boisvert fut prompt à se lever et à lui faire lâcher prise.

— Voyons, allez-vous vous attaquer aux femmes maintenant ?

— Cela est de votre faute ; dites-nous où est Paul Turcotte.

— Il n’est pas ici, on vous a mal renseigné, et je vous conseillerais d’aller frapper ailleurs : je commence à être fatigué de vos perquisitions, répondit Boisvert.

— Tu as tort, dit l’officier sur un ton narquois.

— Vos droits ne vont pas jusque là…

— Tu penses ?

— Non seulement je le pense mais je suis convaincu que les droits d’un militaire ne vont pas jusqu’à violenter les femmes pour leur faire avouer des choses dont elles ne connaissent point le premier mot. Et si vous ne partez pas d’ici à l’instant, c’est que vous abusez des forces qui vous entourent.

Les patriotes firent signe que cela était bien dit et qu’ils l’approuvaient. Howard perdait contenance devant leur mine résolue.

— Allez vous asseoir ! dit-il à Boisvert.

Le lieutenant se retourna vers ses soldats et leur dit :

— Je pense que ni Turcotte ni aucun autre patriote n’est jamais venu ici.

— S’il est venu, il n’y est plus, répondit un Habit-Rouge.

Le lieutenant de Gore eut l’idée d’arrêter Boisvert et une couple de ceux qui se trouvaient dans la maison : mais il n’avait pas de preuve que c’était des patriotes.

Il reprit donc, avec sa cavalerie, le chemin des quartiers généraux de Gore.

Charles Gagnon y était encore. S’étant approché du lieutenant Howard, il lui dit :

— Ne vous occupez pas davantage de Turcotte. On l’a vu se diriger à cheval vers la frontière américaine. Il est hors d’atteinte et se moque de vous tous avec raison…

Le traître releva le collet de son pardessus et rabattit sa tuque de laine. Il descendit le perron et s’éloigna des quartiers généraux des troupes, puis, comme on ne l’observait pas, il releva la tête avec énergie, en balbutiant presqu’à haute voix ces paroles :

Bon, c’est cela… Si Paul remet les pieds en Canada, il sera arrêté… pendu… Millaut, l’homme que je craignais tant, a emporté son secret dans la tombe… Donc, mademoiselle Jeanne Duval, à nous deux maintenant !…