LES MÉTHODES NOUVELLES
DE LA
MÉCANIQUE CÉLESTE
TOME II.
Divers sens du mot convergence.
118.Il y a entre les géomètres et les astronomes une sorte de
malentendu au sujet de la signification du mot convergence. Les
géomètres, préoccupés de la parfaite rigueur et souvent trop
indifférents à la longueur de calculs inextricables dont ils conçoivent
la possibilité, sans songer à les entreprendre effectivement,
disent qu’une série est convergente quand la somme des termes
tend vers une limite déterminée, quand même les premiers termes
diminueraient très lentement. Les astronomes, au contraire, ont
coutume de dire qu’une série converge quand les vingt premiers
termes, par exemple, diminuent très rapidement, quand même les
termes suivants devraient croître indéfiniment.
Ainsi, pour prendre un exemple simple, considérons les deux
séries qui ont pour terme général
Les géomètres diront que la première série converge, et même qu’elle converge rapidement, parce que le millionième terme .est
beaucoup plus petit que le 999 999e ; mais ils regarderont la
seconde comme divergente, parce que le terme général peut
croître au delà de toute limite.
Les astronomes, au contraire, regarderont la première série
comme divergente, parce que les 1 000 premiers termes vont en
croissant ; et la seconde comme convergente, parce que les 1000
premiers termes vont en décroissant et que cette décroissance est
d’abord très rapide.
Les deux règles sont légitimes : la première, dans les recherches
théoriques ; la seconde, dans les applications numériques. Toutes
deux doivent régner, mais dans deux domaines séparés et dont il
importe de bien connaître les frontières.
Les astronomes ne les connaissent pas toujours d’une façon bien
précise, mais ils les franchissent rarement ; l’approximation dont
ils se contentent les maintient d’ordinaire beaucoup en deçà ;
d’ailleurs leur instinct les guide et, s’il les trompait, le contrôle
de l’observation les avertirait promptement de leur erreur.
Je crois néanmoins qu’il y a lieu d’apporter dans cette question
un peu plus de précision, et c’est ce que je vais essayer de faire,
bien que par sa nature même elle ne s’y prête pas beaucoup. Je
commence par dire, afin d’éviter toute confusion, que j’emploierai
toujours désormais, sauf avis contraire, le mot convergence dans
le sens des géomètres.
Séries analogues à celles de Stirling.
119.Le premier exemple qui a montré clairement la légitimité
de certains développements divergents est l’exemple classique de
la série de Stirling. Cauchy a montré que les termes de cette série
vont d’abord en décroissant, puis en croissant, de sorte que la
série diverge ; mais si l’on s’arrête au terme le plus petit, on
représente la fonction eulérienne avec une approximation d’autant
plus grande que l’argument est plus grand.
Depuis, des faits analogues très nombreux ont été mis en évidence,
et j’ai moi-même étudié dans les Acta mathematica,
Tome viii, une classe importante de séries qui jouissent des
mêmes propriétés que celle de Stirling.
Qu’on me permette d’en citer ici encore un autre exemple qui
présente quelques particularités intéressantes et qui nous sera
peut-être utile dans la suite.
Soit un nombre positif plus petit que 1.
La série
(1)
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converge pour toutes les valeurs de et de telles que
De plus la convergence est absolue et uniforme.
Nous avons, d’autre part,
on peut donc être tenté d’égaler à la série à double entrée
Mais cette série ne converge pas absolument.
Ordonnons-en toutefois les termes suivant les puissances croissantes
de il viendra
(2)
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où
La série (2), ordonnée suivant les puissances croissantes de
diverge. On a, en supposant réel positif pour fixer les idées,
Il est clair que la série
diverge et qu’il en est de même a fortiori de la série (2). Mais
si l’on envisage la série
on voit que, si est très petit, les premiers termes décroissent
très rapidement, bien que les suivants croissent au delà de toute
limite.
Cette série (2) représente-t-elle approximativement la fonction
Pour nous en rendre compte, posons
je dis que
On trouve, en effet,
il est aisé de voir que la série
converge uniformément ; on a donc pour
quantité finie,
et, par conséquent,
C.Q.F.D.
Calcul de ces séries.
120.Nous sommes donc conduit à envisager une relation d’une
nature nouvelle qui peut exister entre une fonction de et de
que nous appellerons et une série divergente ordonnée
suivant les puissances de
(1)
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où les coefficients peuvent être des fonctions de seulement indépendantes de (c’est ce qui arrivait dans l’exemple
qui précède) ou bien dépendre à la fois de et de
Posons
Si l’on a
je dirai que la série (1) représente asymptotiquement la fonction
et j’écrirai
(2)
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j’appellerai les relations de la forme (2) égalités asymptotiques.
Il est clair que, si est très petit, la différence sera aussi
très petite et, bien que la série (2) soit divergente, la somme de
ses premiers termes représente très approximativement la
fonction
Les astronomes diraient que cette série est convergente et
représente la fonction
Les astronomes ont continué de rechercher des séries qui satisfont
formellement aux équations différentielles proposées, sans se
préoccuper de leur convergence. Cette manière de faire semble
d’abord tout à fait illégitime et pourtant elle les conduit souvent
au but.
Pour s’expliquer ce fait, il est nécessaire d’examiner la question
de plus près et c’est ce que je me propose de faire.
Introduisons quelques définitions nouvelles.
Considérons un système d’équations différentielles
(3)
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Je suppose que soit une fonction uniforme de de
et d’un paramètre et soit développable suivant les
puissances croissantes de
Considérons maintenant séries divergentes que j’écrirai
Je suppose que les soient des fonctions connues de et de
et de plus que ces fonctions soient développables en séries convergentes
suivant les puissances croissantes de
Soit la somme des premiers termes de la série Je
dirai que les séries satisfont formellement aux
équations différentielles (3), si, quand on substitue
à la place de
la différence devient divisible par
Cette définition posée, voici ce que je me propose d’établir :
considérons une solution particulière des équations (3), à savoir
celle qui est telle que
pour
Soit
Je suppose que les fonctions s’annulent toutes pour
Je dis que l’on aura les égalités asymptotiques suivantes
(4)
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En effet, posons
Substituons ces valeurs des dans les équations (3), ces équations
deviendront
Après la substitution, deviendra développable suivant les puissances
croissantes de de
les coefficients du développement étant des fonctions connues du temps.
Il n’y aurait d’exception que si la solution particulière
allait, pour l’une des valeurs de que l’on a à considérer, passer
par un des points singuliers de l’équation différentielle (j’appelle
ainsi, comme dans le Chap. II, no 27, les systèmes de valeurs de
et pour lesquels
les cessent d’être des fonctions holomorphes).
On pourra donc, ainsi que nous l’avons vu au no 27, trouver
deux nombres positifs et tels que
Mais par hypothèse les séries satisfont formellement
aux équations (3). Cela veut dire que si l’on fait
d’où
les différences deviendront divisibles par Nous
avons donc
(5)
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Si nous appelons pour abréger le second membre de
l’inégalité (5), et que nous posions
les équations (3) deviendront
(6)
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avec la condition
Considérons la solution particulière des équations (6) qui est telle que
pour Cette solution peut s’écrire
Pour démontrer les égalités asymptotiques (4), il me suffit donc
d’établir que est fini ; et pour cela il me suffit de comparer les
équations (6) aux équations
(6 bis)
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Tant que la solution de (6 bis) sera finie, il en sera de même de
celle de (6). Or les équations (6 bis) sont faciles à intégrer. Car
si l’on pose
il vient, pour la solution particulière que nous considérons
et
Il est facile d’intégrer cette dernière équation et de constater que
est fini, et que tend vers une limite finie quand tend vers 0.
Il en est donc de même des C.Q.F.D.
Ce théorème justifie la manière de faire des astronomes pourvu
que soit suffisamment petit. Peut-être aurait-il pu être établi plus
simplement ; mais la démonstration qui précède peut donner un
moyen simple de trouver une limite supérieure de l’erreur commise.
121.Dans quelle mesure les règles ordinaires du calcul sont-elles
applicables au calcul formel, c’est ce qu’il nous reste à voir :
Pour cela, considérons deux équations simultanées
(1)
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et étant des fonctions uniformes de
et développables suivant les puissances de
Changeons de variables en posant
et étant des fonctions de et
Les équations différentielles deviendront
(2)
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où
et seront développables suivant les puissances croissantes
de à moins que
ne soit divisible par ce que
nous ne supposerons pas.
Cela posé, soient
deux séries divergentes, les et les étant des fonctions de et
de développables en séries convergentes suivant les puissances
croissantes de
Je suppose que ces séries et satisfassent formellement aux
équations (2) quand on les substitue à la place de et de et qu’on
y fait
Substituons maintenant dans les deux équations
et à la place de et et développons ensuite
suivant les puissances croissantes de Bien que les séries et soient supposées divergentes, le développement se fera par les
règles ordinaires du calcul. Voici ce que j’entends par là.
Soient et la somme des premiers termes de et
de Supposons que l’on veuille calculer les premiers
termes du développement de et de
Il faut prendre pour ces premiers termes les premiers
termes du développement de
et
Nous obtiendrons ainsi deux séries divergentes que je puis écrire
(3)
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et ces séries sont de même forme que les séries et
Je dis que ces deux séries satisferont formellement aux équations (1),
quand on les substituera à la place de et de et qu’on
fera ensuite
En effet, si l’on fait
la différence des deux membres des équations (1) devient divisible
par
D’autre part, si l’on appelle et la somme des
premiers termes des séries (3), les différences
seront divisibles par
Il est facile d’en conclure que si l’on fait
la différence des deux membres des équations (1) deviendra divisible
par
C.Q.F.D.
Soit maintenant une équation unique
(4)
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étant fonction de de et de
Posons
il viendra
(5)
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Soit une série divergente
qui satisfasse formellement à l’équation (4).
Formons la série
obtenue en différentiant chaque terme par rapport à
Je dis que les deux séries et satisferont formellement aux
deux équations (4) et (5).
Soit, en effet, et la somme des premiers termes de
et de on aura
Posons
Je dis que la différence
est divisible par
En effet, par hypothèse, la différence
est divisible par il doit donc en être de même de sa dérivée
C.Q.F.D.
Ainsi les règles ordinaires du calcul sont applicables au calcul
formel.
La question la plus intéressante pour ce qui va suivre est de
savoir si les théorèmes de Jacobi exposés aux nos 3 et 4 sont applicables
au calcul formel.
La réponse à cette question doit être affirmative ; nous le démontrerons
plus loin au no 125 sur un exemple particulier, mais la
démonstration peut s’étendre sans changement au cas général.
122.Dans le Tome VIII des Acta mathematica, page 290, j’ai
démontré certaines propriétés des égalités asymptotiques.
On peut additionner deux égalités asymptotiques ; on peut également
les multiplier l’une par l’autre.
Soit maintenant
une série divergente, les étant fonctions de
Soit
une égalité asymptotique.
Supposons que de sorte que, pour on ait
Soit maintenant une fonction de holomorphe pour
Substituons à la place de dans et développons
suivant les puissances de par les règles ordinaires du calcul,
ainsi qu’il a été expliqué au numéro précédent. On aura l’égalité
asymptotique
Il est inutile de reproduire ici les démonstrations ; le lecteur
pourra les retrouver dans le Mémoire cité ; mais je l’engage à n’en
pas prendre la peine ; car elles sont si faciles qu’il aura plus vite
fait de les reconstruire lui-même.
Soit maintenant une égalité asymptotique
les dépendant de et de Je suppose que cette égalité ait lieu
uniformément. Je veux dire que l’expression
où désigne la somme des premiers termes de la série,
tend uniformément vers 0 quel que soit quand tend vers 0 ;
c’est-à-dire qu’on peut trouver un nombre indépendant de
dépendant seulement de et s’annulant avec tel que
On aura alors
ce qui montre qu’on aura l’égalité asymptotique
On a donc le droit d’intégrer une égalité asymptotique. Au
contraire, on n’aurait pas en général le droit de la différentier. Il
est cependant un cas où les principes qui précèdent nous permettent
de le faire.
Soit une solution d’une équation différentielle et une
série qui satisfait formellement à cette équation.
On aura asymptotiquement
Soit la série obtenue en différentiant chaque terme de
D’après le numéro précédent, cette série satisfait formellement
à l’équation différentielle à laquelle satisfait effectivement la
dérivée
On aura donc l’égalité asymptotique
Je demande pardon au lecteur d’avoir tant insisté sur des points
aussi simples, mais je tenais à bien faire comprendre la nature du
malentendu dont j’ai parlé plus haut. Je voulais également, avant
d’aborder l’étude des méthodes d’approximations successives employées
en Mécanique céleste, méthodes qui sont divergentes
au point de vue des géomètres, expliquer pourquoi leur emploi a
pu rendre des services aux astronomes.