Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/XIX
CHAPITRE XIX. et dernier.
établissement d’une république facétieuse.
1. J’ajouterai à la description de la Pologne un trait qui, quoique peu nécessaire pour la connoissance de son gouvernement politique, servira néanmoins à développer de plus en plus l’esprit qui anime la nation.
Établissement de la république de Babins.2. En 1548, un particulier nommé Psomka, homme plein d’esprit & d’enjouement forma, dans le palatinat de Lublin, une société joyeuse, qui fut appellée la République des Babins-baba, nom qui signifie dans la langue du pays, une vieille femme qui naturellement aime à caquetter : ce qui vouloit dénoter une société de gens qui ne s’assembloient que pour débiter des contes d’enfant. Par un mouvement de prudence, autant que par un sentiment de modestie, le fondateur & les autres membres ne voulurent point arborer de titre plus pompeux ; persuadés d’un côté qu’il n’y a rien de plus convenable, pour faire prospérer un établissement naissant, que d’éviter l’envie : & convaincus d’ailleurs que le vrai moyen d’avoir bientôt quantité de prosélites, étoit de laisser leur porte ouverte à tout le genre humain, dont en général les vertus consistent plus en paroles qu’en actions.
Dignités.3. Modélée sur la république de Pologne, celle des Babins avoit les mêmes charges & les mêmes dignités. On y voyoit un primat, des évêques, des palatins, des castellans, en un mot des gens ornés de tous les différens titres qui sont en vogue dans la patrie du fondateur : mais pour montrer qu’on avoit sagement secoué le joug des préjugés nationaux, l’on admettoit aussi les titres étrangers, quand quelqu’occasion valable l’exigeoit.
Diettes.4. Les diettes étoient fréquentes dans cette république, mais fort courtes, car elles n’avoient ordinairement qu’une séance. Aucune loi n’empêchoit de les tenir dans divers endroits : néanmoins elles s’assembloient la plupart du tems dans un village, qui pour cette raison fut surnommé Guelda, d’un terme esclavon qui désigne un lieu où l’on habite confusément.
5. Dans ces diettes on ne s’amusoit pas a chercher la miraculeuse unanimité des suffrages, c’étoit la pluralité des voix qui décidoit de toutes les brigues, & les manœuvres souterraines n’avoient point lieu ; ainsi jamais de rupture, aucunes issues infructueuses.
Collation des places.6. On examinoit les qualités des personnages les plus notables de la société, & suivant le jugement que l’on portoit sur leur compte, ils se trouvoient bientôt décorés de telle ou telle charge dans la république des Babins. Pour donner une idée de l’impartialité avec laquelle ces sortes d’emplois se donnoient, voici la sagesse des motifs qui faisoient récompenser le mérite. Quelqu’un montroit-il en même tems de l’ambition & du penchant à une vie molle & tranquille, sur le champ il devenoit évêque. Un autre parloit continuellement de sa valeur, sans en avoir donné des preuves, & il étoit fait grand ou petit général. Ceux-ci parvenoient subitement au ministère, pour prix de quelques dissertations politiques & de leurs vastes projets dressés sans la moindre connoissance des intérêts des princes. Enfin chacun y étoit traité souvent selon son goût ; & toujours suivant son mérite. Un festin faisoit l’heureuse clôture de l’assemblée, & comme on peut bien l’imaginer, il étoit de fondation qu’on y bût à la santé des nouveaux dignitaires & qu’on y chantât leurs louanges.
7. Rien ne ressembloit mieux aux brevets que l’on donne en France, sous le nom du régiment de la colotte, que les patentes que la société des Babins expédioit à ses officiers. J’en ai vus d’assez joliment tournées. Par un pareil badinage, on donnoit souvent des leçons frapantes touchant la distribution des grâces faites par la cour : car il arrivoit quelquefois des changemens prodigieux dans le sort d’un seigneur qui passoit de la république de Pologne dans celle des Babins. Par exemple on y métamorphosoit le primat intéressé en frère quêteur ; le palatin pillard en archer des douanes ; le général timide en courier & le mauvais magistrat en marchand.
8. On parloit un jour de cet établissement en présence de Sigismond Auguste, & ce prince ayant demandé si l’on y avoit aussi créé un roi ? Psomka lui répondit gravement : « À Dieu ne plaise, Sire, que nous concevions une semblable pensée du vivant de votre majesté : régnez heureusement sur nous, comme vous régnez sur la Pologne entière. » Quoique suivant les circonstances du tems, la réponse parût susceptible d’une interprétation maligne, Sigismond entendit raillerie & ne témoigna aucun mécontentement.
Sa chutte & ses avantages.9. Pendant plusieurs années cette troupe d’observateurs badins fut le fléau du vice & du ridicule, on appercevoit de tous côtés le fruit de leurs plaisanteries : car la crainte d’être exposé à la risée publique, produisoit un changement heureux dans les mœurs & dans la conduite des grands. Enfin la société tomba, ou par un effet des révolutions qui arrivèrent en Pologne sous les rois suivants, ou faute de gens d’esprit qui pussent figurer convenablement dans de telles assemblées. Quoi qu’il en soit l’histoire des derniers tems montre que le pays a quelque sujet d’en regretter la perte.