Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Alsace/I
SUR LA PROVINCE
D’ALSACE.
CHAPITRE PREMIER.
Idée Générale de l’Alsace.
L’Alsace est une province qui a 40 lieues dans sa plus grande longueur sur une largeur commune de 4 à 5 lieues. Elle peut passer pour une des plus fertiles & des plus abondantes qui soient dans le monde, si l’on excepte quelques cantons de la forêt de la Hart, & quelques terreins sabloneux du côté de Haguenau.
On la divise en haute & basse, & cette division étoit établie dès le tems des Romains : la haute faisoit partie de la Maxima Sequanorum & la basse étoit de la première Germanie.
Après la ruine de l’empire romain, la basse Alsace fut occupée par les François, & la haute par les Bourguignons, sur qui les François la conquirent ensuite. Par le partage que Louis le Débonaire fit de ses états, l’Alsace, comme comprise dans le royaume d’Austrasie, échut à Lothaire. Louis IV dit d’Outremer, est le dernier des rois de France qui l’ait possédée : elle passa après lui sous la domination des empereurs d’Allemagne, fut jointe à la Souabe, fit partie de l’empire & fut comprise dans le cercle du haut Rhin.
L’Alsace fut gouvernée par des ducs jusques vers l’an 770 que Charlemagne redoutant leur excessive puissance, & craignant qu’ils n’usurpassent la souveraine autorité, les obligea de se contenter du titre de Landgraves, c’est-à-dire, comtes, juges ou préfets provinciaux, en exceptant de leur jurisdiction les maisons royales, les villes épiscopales & celle de Strasbourg, ainsi que plusieurs fiefs particuliers : & la qualité de duc, dont plusieurs historiens font encore mention dans les siècles subséquens, ne doit être considérée que comme un titre d’honneur que ces Landgraves ou juges, joignoient à l’état effectif & réel, dont l’exercice leur étoit confié.
Quoique les fonctions des Landgraves fussent bornées à rendre la justice aux peuples de leurs territoires, cependant la négligence & la foiblesse des empereurs leur ayant présenté des occasions favorables de secouer le joug, ils empiétèrent peu à peu sur l’autorité souveraine, & ainsi que les Margraves, Burgraves &c. ils se rendirent maîtres, propriétaires & souverains des provinces, pays & villes dont ils n’étoient que juges ou gouverneurs, de même qu’il étoit arrivé en Égypte sous Antiochus II, en Espagne sous les Miramolins d’Afrique, & que la France l’a éprouvé en passant de la seconde à la troisième race de ses rois.
Il paroit que la maison de Hapsbourg, maintenant Autriche, a été en possession du Landgraviat d’Alsace depuis l’an 1210 jusqu’au traité de Munster en 1648 par lequel l’Empereur & l’empire cédèrent à Louis XIV & à sa couronne, à perpétuité & en toute Souveraineté, le Landgraviat d’Alsace, comme la maison d’Autriche en avoit jouï, avec le Suntgaw, la ville de Brisac, la préfecture de Haguenau & des dix villes situées en Alsace, à la charge que ces villes & les Seigneuries séculières & ecclésiastiques seroient maintenues in statu quo, & que le roi n’exerceroit & ne pourroit prétendre sur eux aucune Souveraineté royale, qu’il se contenteroit des droits quelconques qui appartenoient à la maison d’Autriche, & que Sa Majefté banniroit toutes les nouveautés qui pourroient s’être introduites pendant la guerre.
Comme les Archiducs d’Inspruc étoient anciens propriétaires de plusieurs Seigneuries & notament du Comté de Ferrette & de partie du Suntgaw, il fut dit, par l’article VI du dit traité, que le roi, pour compensation des choses à lui cédées, feroit payer à l’Archiduc Ferdinand-Charles, trois millions de livres tournois en trois payemens égaux, pendant les trois années suivantes ; & qu’en outre Sa Majesté se chargeroit des deux tiers des dettes de la chambre d’Ensisheim. La branche d’Espagne de son côté a renoncée, par le XXXI. Article du traité des Pirénées, à toutes prétentions sur l’Alsace, & a ratifié la cession faite à la France par celui de Munster. C’est cette partie de l’Alsace aquise des Archiducs d’Autriche que l’on appelle ancienne domination, ainsi qu’il sera expliqué plus au long par la suite.
M. d’Obrecht dans sn prodrôme d’Alsace a prouvé que les comtes de Gesheim prenoient le titre de Landgraves d’Alsace, dans le même tems que la maison d’Autriche ; qu’il passa ensuite aux comtes d’Oetingen, qui le transportèrent à Jean de Lictemberg évêque de Strasbourg, dont les successeurs ont jouï depuis l’an 1376 jusqu’à présent, sans que la maison d’Autriche s’y soit opposée.
La liberté des villes impériales subsista jusqu’en 1670, que le roi de France voyant l’empereur Léopold prêt à lui déclarer la guerre, vint en Alsace, s’assura des dites villes, les fit démanteler & fit confirmer, par le traité de Nimègue de 1679 les stipulations de celui de 1648.
L’année 1680, Louis XIV, établit un conseil royal dans la ville de Brisac, qui procéda contre toutes les villes, les seigneurs & les nobles, qui ne vouloient pas reconnoître sa souveraineté, ce qui occasionna beaucoup de plaintes à Vienne & à la diette de l’empire, & fut suivi d’une trêve conclue à Ratisbonne au mois d’Août 1684 par laquelle on convint que tout ce qui avoit été adjugé au roi, tant par le conseil royal de Brisac, que par les Parlemens de Metz & de Besançon, & dont ce Prince étoit en possession actuelle, lui demeureroit, pendant 20 ans seulement : mais la guerre de 1689. n’ayant pas été heureuse à l’Empire, les villes Impériales, celle de Strasbourg & les autres pays & territoires immédiats situés en Alsace, furent cédés en toute souveraineté par le traité conclu à Riswic au mois de Septembre 1697, les arrêts des dits tribunaux n’ayant été révoqués que pour ce qui étoit situé hors de l’Alsace, & les choses sont encore en cet état.
La ville de Strasbourg s’étoit soumise au roi de France par une capitulation particulière le 30 Septembre 1681, ratifiée par le Monarque le 3 Octobre au dit an, à la charge de la conservation de ses privilèges.