Les loisirs du chevalier d'Éon/1/Pologne/XVIII
CHAPITRE XVIII.
du climat et des productions de la Pologne.
1. On ne sauroit nier qu’en Pologne les hivers ne soient durs & longs, mais pourtant ils le sont beaucoup moins qu’en Suéde & en Moscovie : le printems est pluvieux & désagréable par les inondations qu’amènent les dégels, l’été court & ordinairement tempéré, & l’automne la plupart du tems très beau. Quoiqu’une grande quantité de marais sembleroit devoir nuire à la température, le pays jouït cependant d’un air pur & serein, qui conduiroit les habitans jusqu’à la plus heureuse vieillesse, s’ils vouloient modérer un peu leur goût pour le vin & pour les liqueurs fortes.
2. Nul royaume de l’Europe ne produit autant de bled, de seigle & d’autres grains semblables, que la Pologne. Les simples, les herbes, les légumes, y croissent en abondance, les pâturages y sont excellens, & la plupart de nos arbres fruitiers y réussissent assez bien, excepté l’olivier & la vigne. Quant aux forêts, elles fournissent autant & plus de bois qu’il n’en faut pour toutes sortes d’usages domestiques & même pour la construction des navires ; & pour surcroît de profit elles font remplies d’abeilles sauvages, qui font plus de cire & de miel que le pays n’en a besoin. Avec tant de libéralités de la nature, on ne croiroit guère que la Pologne soit quelquefois dans le cas d’appréhender la famine ; cependant rien n’est plus vrai. L’ignorance & la paresse des habitans diminuent considérablement la richesse des moissons ; d’ailleurs le désordre inconcevable qui accompagne la consommation des récoltes, en fait périr vainement plus d’un tiers ou quelquefois la moitié & le reste va à Dantzig : de façon que, si par malheur l’année suivante est mauvaise, ou s’il survient des sauterelles, on tombe immanquablement dans une disette affreuse.
3. Pour achever de donner une idée complète de la bonté du pays, il convient d’ajouter qu’il est prodigieusement fécond en toutes fortes d’animaux domestiques & sauvages. On en estime principalement les chevaux qui, s’ils sont inférieurs à ceux d’Espagne & de Turquie, vont au moins de pair avec ceux d’Angleterre. Quoique la Pologne ne fournisse que des pelleteries communes, & qu’elle achète les autres des Moscovites, le luxe va si loin à cet égard, qu’on y voit souvent des fourures qui coutent jusques à dix & douze-mille écus, & que l’hermine semble abandonnée aux petites bourgeoises. Parmi les différens lacs & les diverses sources qui produisent du sel, on doit remarquer la fameuse saline de Cracovie, creusée avec tant d’art, qu’elle fait voir comme trois villes souterraines placées l’une au dessus de l’autre : & d’où l’on tire chaque année en grosses colonnes une immense quantité de sel fossile. Enfin il y a des carrières de marbre & des mines d’or à Jandick, d’argent & de plomb à St. Kurch, de vitriol à Bicez, de fer & d’acier à Schidlauriez. Cette union de richesses feroit la fortune d’un vaste royaume, mais tout cela est négligé ou mal administré. L’expérience a montré qu’en Ukraine on pouvoit élever facilement des vers à soie : j’ai connu un riche Cosaque qui, ayant du goût pour de pareilles occupations, avoit établi dans sa terre une manufacture, d’où il sortoit du damas & d’autres étoffes assez passables, tellement qu’on avoit lieu d’espérer qu’avec le tems l’ouvrage parviendroit à un dégré de perfection : mais la mort de l’entrepreneur à fait tomber le travail & personne n’est tenté d’imiter cet exemple. En un mot, la Pologne est une terre vierge qui ne demande qu’à combler les vœux des habitans ; & sur laquelle les établissemens nouveaux fructifieroient à l’infini, pour peu qu’ils fussent bien soutenus. On avoit autrefois formé le projet de creuser un canal qui réunit l’Euxin & la Baltique, ce qui auroit été d’un avantage infini pour le commerce : mais ce plan n’avoit pour but que l’intérêt public & il a été négligé.