Les langues et les nationalités au Canada/3

La question des langues


On aura sans doute remarqué que, dans le chapitre précédent, en parlant de la formation des peuples, je n’ai point parlé de l’influence des langues. C’est que, de fait, les langues me semblent y avoir eu fort peu de part. Les gouvernants des siècles passés ont sans doute commis bien des fautes et se sont rendus coupables de bien des abus de pouvoir. Mais, au moins, ils semblent avoir été exempts de la manie moderne de vouloir empêcher les gens de parler la langue qui leur plaît.

Il n’y a que les prélats allemands du IXe et du Xe siècle, qui, désireux dès lors de « montrer qu’ils étaient là, » voulurent empêcher les nations slaves de parler leur langue et firent un crime aux saints Cyrille et Méthode de prêcher l’Évangile en slavon. Ce qui n’empêcha nullement les Slaves de continuer à parler leur langue, sans s’occuper des prélats allemands. Le seul résultat de la tyrannie de ceux-ci fut de tenir tous ces peuples éloignés de Rome et de les jeter dans les bras du schisme grec, quand les patriarches de Constantinople se séparèrent de l’église romaine[1].

Par ailleurs, les langues, loin d’avoir servi à former les nations, me semblent, au contraire, s’être formées à mesure que les nations se développaient. Dans les différentes contrées qui avaient été soumises à la domination romaine, les peuples, selon leurs besoins et leurs natures propres, se formèrent des langues, toutes dérivées du latin, toutes évidemment sœurs, mais cependant si différentes : l’italien, en Italie, l’espagnol, en Espagne, le portugais, en Portugal. La France, elle, se paya le luxe de deux langues parallèles, l’une plus harmonieuse, l’autre plus forte, mais toutes deux également belles : la langue d’Oc, devenue le provençal, dans le Midi, et la langue d’Oïl, devenue le français moderne, dans le Nord, pendant que, dans la presqu’île armoricaine, les Bretons continuaient de se servir de leur vieille langue celtique et que, dans les montagnes des Pyrénées, les Basques gardaient le parler de leurs ancêtres. Cependant, au fond des Balkans, une petite colonie romaine, oubliée au milieu des peuplades slavonnes, tchèques et germaines, se faisait, elle aussi, sa langue, tirée du latin, qui est devenue la langue roumaine. Si j’en juge par les quelques phrases que j’en ai vu citées, c’est, de toutes les langues romanes, celle qui se rapproche le plus du français.

Un peu plus tard, de la combinaison du français, importé en Angleterre par les Normands, et de l’ancien idiome anglo-saxon se forma la langue anglaise. De leur côté, les différentes peuplades germaines, qui, encore aujourd’hui, sont loin de parler la même langue, combinaient leurs différents patois pour en tirer, vaille que vaille, l’allemand moderne.

Toutes ces différentes langues se formèrent et se propagèrent dans le peuple et par le peuple ; chacune se répandit plus ou moins loin et plus ou moins vite, selon son mérite intrinsèque et selon qu’elle répondait mieux à la nature et aux besoins du peuple qui devait s’en servir. Les savants et les gouvernants n’intervinrent en aucune façon pour imposer ou même favoriser l’expansion de l’une au détriment de l’autre. Et c’est fort heureux ; car, sans cela, je crois bien qu’aujourd’hui les gens d’Europe n’auraient plus de langue du tout et que nous serions obligés de leur exporter du cris et du montagnais.

Les gouvernants et les savants de chaque nation, loin d’avoir cherché à imposer le langage national à ceux qui n’en voulaient pas, l’ont, au contraire, tenu en profond mépris et se sont opposés de toutes leurs forces à sa reconnaissance officielle.

Ceux qui connaissent l’histoire savent que les seigneurs anglais des XIVe, XVe et XVIe siècles dédaignaient la langue anglaise, qu’ils regardaient comme un jargon barbare, et refusaient de s’en servir. « Me prenez-vous pour un Anglo-Saxon ? », répondaient-ils dédaigneusement, quand on avait le malheur de leur adresser la parole en anglais. Et, au moins jusqu’au XVIIIe siècle, avec des intermittences, le français fut la langue de la cour d’Angleterre.

Frédéric de Prusse, l’ami de Voltaire, avait le plus profond mépris pour la langue allemande. À grands frais, il faisait venir de Paris des professeurs pour les jeunes seigneurs de sa cour ; il ne voulait accepter que des gens ne connaissant pas l’allemand et il leur faisait défense absolue d’essayer de l’apprendre, « de peur, disait-il, que la grossièreté de la langue allemande ne ternisse la délicatesse de notre belle langue ». — Voyez-vous le Prussien qui voulait accaparer la langue française ! — À sa cour, on ne parlait guère que français ; ainsi en était-il, du reste, à la cour de presque tous les autres princes allemands et à celle de Catherine de Russie.

C’est ainsi que le français, étant la langue de presque toutes les cours européennes, devint tout naturellement la langue de la diplomatie. Le gouvernement français ne semble pas avoir fait le moindre effort pour arriver à ce résultat. Il s’y serait plutôt opposé. Car, si la langue française était en grand honneur parmi l’aristocratie des pays étrangers, elle était fort peu estimée par les savants du pays de France, qui ne voulaient, eux, parler que grec et latin.

Nonobstant le dédain des dirigeants de leurs pays respectifs, le français, l’anglais et l’allemand ont assez bien fait leur chemin dans le monde et y tiennent, à l’heure actuelle, une place assez importante. L’usage de l’une ou de l’autre de ces trois langues n’a même commencé à être sérieusement contesté que quand les gouvernements des trois pays ont voulu l’imposer. Mais, pour que des gouvernants émettent une aussi folle prétention, il nous faut arriver à l’âge de la contradiction et de l’absurde, où la tyrannie la plus insupportable a été dénommée liberté et où le recul aux théories les plus démoralisantes de l’antique barbarie a pris le nom de progrès et de civilisation : — au XIXe siècle, en un mot.

Comme cette expérience du « siècle des lumières » est très intéressante et a donné des résultats très curieux, je me propose de l’étudier un peu en détail, dans le chapitre suivant, dont pourront peut-être tirer profit les constructeurs de l’unité nationale du Canada, ceux du moins auxquels il reste encore un tout petit peu d’intelligence.

  1. À cet exemple, il faut ajouter celui de l’Angleterre des Tudor, imposant la langue anglaise aux Gallois, comme seule langue officielles alors que le français-normand était encore la langue de la Cour et du parlement d’Angleterre, — ainsi que l’auteur le signale à la page suivante.