Les langues et les nationalités au Canada/4

La coercition et les langues


Pendant le cours du XIXe siècle, les gouvernements de France, d’Allemagne et d’Angleterre ont, par des méthodes plus ou moins violentes, essayé d’établir l’unité de langage dans ces trois pays. Or, malgré la diversité des moyens dont ils se sont servis, ces trois gouvernements, non seulement n’ont pas réussi dans leur dessein, mais sont arrivés à des résultats diamétralement opposés à ceux qu’ils voulaient atteindre.

Il me semble que les échecs de ces trois gouvernements démontrent amplement l’inutilité et même le danger de toute tentative gouvernementale pour empêcher un groupe de population de parler la langue de ses pères.

Voyons d’abord la France. Nous avons déjà vu que, dans ce pays, outre le français, on parle basque, breton et provençal. Je ne connais pas comment les choses se sont passées, dans le détail, par rapport à la langue basque ; mais il est bien certain que, par l’administration et l’école, le gouvernement français a cherché à l’ostraciser, comme il a fait du breton et du provençal. Il ne paraît pas qu’il y ait réussi beaucoup, puisque les Basques parlent encore leur langue, comme le faisaient leurs ancêtres il y a mille ans.

À l’Ouest du pays de France, dans la presqu’île armoricaine, le peuple breton parlait sa vieille langue celtique, alors que la langue française était encore en formation. Mais, à mesure que celle-ci se formait et se développait, elle gagnait peu à peu sur le breton. Cet envahissement de la Bretagne par la langue française commença bien longtemps avant la réunion du duché de Bretagne au royaume de France ; puisque dès le XIVe siècle, dans les diocèses de Nantes, de Rennes et de Saint-Malo, on ne parlait que français et que le breton y était à peu près complètement inconnu. L’union du duché à la France, à la fin du XVe siècle, ne semble avoir ni accéléré ni ralenti ce mouvement, qui s’est continué jusqu’à la fin du XVIIIe siècle, refoulant lentement le breton vers la côte et dans la presqu’île du Finistère. Puis, au commencement du XIXe siècle, le mouvement s’arrêta brusquement. Pendant tout le siècle dernier, le français n’a pas avancé d’une ligne. Au contraire, des paroisses dont la moitié de la population ne comprenait plus le breton à la fin du XVIIIe siècle, sont redevenues entièrement bretonnantes !

Bien plus, la langue bretonne, qui, depuis longtemps, avait cessé d’être une langue littéraire, parce que les Bretons instruits, même quand ils continuaient à comprendre et à parler leur langue maternelle, n’écrivaient guère qu’en français, est sortie de son long sommeil et, pendant le dernier quart de siècle dernier, a produit des œuvres littéraires vraiment remarquables. On a sorti de l’oubli les anciens poèmes et les anciennes légendes ; des journaux et des revues ont été publiés en breton ; des poèmes, des comédies, des tragédies, des ouvrages de littérature de tous genres ont été composés ; des congrès ont été tenus, des sociétés littéraires se sont fondées. Bref, cette vieille langue semble plus vigoureuse qu’elle ne l’a jamais été.

Et tout cela est l’œuvre de l’administration française, qui a fait les Bretons s’attacher davantage à leur vieille langue, d’abord par sa manie de ne leur envoyer que des fonctionnaires qui ne la comprenaient, ni ne la parlaient ; puis, par l’ouverture d’écoles officielles où l’on n’enseignait que le français ; écoles qui sont restées inutiles ; soit parce que les enfants ne les fréquentaient pas, soit que, tout en les fréquentant, ils en tiraient peu de profits, l’enseignement étant donné dans une langue qu’ils ne comprenaient qu’imparfaitement.

Vers 1850, les Frères de l’Instruction chrétienne de Ploermel inaugurèrent le système des écoles bilingues, c’est-à-dire qu’ils se servirent du breton pour enseigner le français ; et ces écoles seules donnèrent de bons résultats. C’était évidemment une méthode trop rationnelle pour que le gouvernement l’adoptât dans ses écoles officielles. Mais, du moins, il laissa faire dans les écoles libres.

Alors parut Combes 1er, l’Ineffable ; vous savez, celui qui s’asseoit sur la loi quand la loi le gêne. Ce kaiser au petit pied, mécontent des Bretons pour diverses causes, s’avisa de leur défendre de parler leur langue à l’école, dans l’administration, à l’église (!!!) et généralement partout (vous voyez que le juge Lennox n’a rien inventé). L’effet de cet ukase fut épatant, comme dirait Clémenceau.

Il n’est pas nécessaire d’être grand psychologue pour deviner qu’il doit y avoir une certaine antipathie entre la partie bretonnante de la Bretagne et la partie où l’on ne parle que le français, la partie gallaise, comme on dit là-bas. Il y a vingt-cinq ans, un Gallo aurait certainement regardé comme un déshonneur d’apprendre le breton. Et il y a une soixantaine d’années, pendant une vacance du siège épiscopal de Vannes, un vicaire capitulaire ayant voulu imposer des cours obligatoires de breton au grand séminaire, on fut obligé de les supprimer bien vite pour ne pas voir tous les séminaristes du pays gallo quitter le séminaire. Or l’ukase Combes produisit cet incroyable résultat, que les étudiants de la partie française furent les premiers à demander l’établissement de cours de breton dans les collèges et les séminaires, et que, depuis, beaucoup les suivent. — Je crois que la circulaire Combes est à peu près tombée en désuétude. Sans cela, il n’y a aucun doute qu’avant longtemps on se remettrait à parler breton dans toute la Bretagne.

À l’autre extrémité de la France, dans la Provence, on peut constater un phénomène à peu près semblable. La langue d’oc, après avoir jeté un brillant éclat, à la fin du XVe et pendant les premières années du XVIe siècle, alors que la langue d’oïl était encore en pleine formation, avait fini par se faire complètement éclipser par celle-ci. L’éclat jeté par la littérature française au XVIIe siècle, joint à l’attirance de la cour de Versailles, fit que l’aristocratie du Midi dédaigna de plus en plus la langue d’oc, pour ne plus se servir que de la langue d’oïl, devenue la langue de la haute société dans toute la France. Si bien qu’à la fin du XVIIIe siècle, la langue d’oc, surnommée dédaigneusement provençal, n’était plus parlée que par le peuple des campagnes et les pauvres habitants des banlieues des villes du Midi.

Or, l’ostracisme dont le gouvernement a voulu frapper la langue provençale, en l’excluant de l’administration et de l’école, a eu, là aussi, pour résultat de réveiller la classe dirigeante du Midi. On s’est remis à étudier la langue d’oc et à l’écrire. Et la littérature provençale, comme la littérature bretonne, a repris vie dans les persécutions de l’administration française.

Leur amour pour leur langue maternelle n’empêche d’ailleurs ni les Basques, ni les Bretons, ni les Provençaux d’apprendre le français ; et ce ne sont pas les écrivains bilingues qui font plus mauvaise figure dans les lettres françaises ; témoin : Daudet, Brizeux, LeGoffic, etc. Leur bilinguisme ne les empêche point non plus d’aimer la France, et leur patriotisme égale au moins celui de certaines contrées du centre de la France, tristement renommées pour leur fécondité en antipatriotes et en sans-patrie.

Néanmoins, la prétention de Combes d’interdire l’usage de la langue bretonne eut pour résultat de faire beaucoup de Bretons remettre en question le traité par lequel la Bretagne avait été réunie à la France, à la fin du XVe siècle. De fait, ce traité est bien un traité d’union et non d’annexion ; mais, depuis de longues années, personne n’y avait plus pensé. Preuve que le moyen le plus sûr de produire la désunion nationale, c’est de chercher à établir l’unité de langage.

La faillite de l’administration prussienne en Pologne, en Alsace-Lorraine et dans les duchés danois, nous fournit d’ailleurs une nouvelle preuve de cette vérité historique. Chacun sait, en effet, que malgré des années et des années de persécution organisée méthodiquement, à l’allemande, le gouvernement de Berlin n’a réussi à faire oublier leur langue ni aux Polonais, ni aux Danois, ni aux Alsaciens-Lorrains. La persécution brutale dirigée contre leur langue maternelle n’a servi qu’à leur rendre celle-ci plus chère et a contribué à leur faire trouver de plus en plus insupportable un joug auquel, sans cela, ils auraient peut-être fini par s’habituer.

Mais le pays où le problème a été le mieux posé, sous toutes ses faces, c’est la Grande-Bretagne. Là, nous trouvons d’abord Jersey et les Iles de la Manche, où le gouvernement anglais n’a jamais essayé de mettre aucun obstacle à l’enseignement ou à l’usage de la langue française. Jamais, non plus, on n’y a entendu parler de difficultés scolaires ou administratives d’aucune sorte[1].

Dans le pays de Galles et en Écosse pendant tout le XIXe siècle, le gouvernement anglais a fait des efforts inouïs pour abolir l’usage du breton et de l’écossais. À l’enseignement donné uniquement en anglais dans les écoles, il a joint toutes les tracasseries dont est capable une administration moderne. Mais, finalement, voyant qu’il n’aboutissait à rien et que, dans les écoles unilingues, les enfants sans oublier ni le breton, ni l’écossais, n’apprenaient pas l’anglais, il s’est décidé à les laisser parler librement leur langue maternelle et à adopter dans les écoles le système de l’enseignement bilingue, qui donne les meilleurs résultats. Demandez-en des nouvelles à Lloyd-George.

Mais, pour que même la démonstration par l’absurde ne manque pas à notre thèse, la tentative gouvernementale de faire oublier sa langue maternelle à tout un peuple a presque réussi dans le cas des Irlandais. Nous croyons que c’est un cas unique dans les annales de l’humanité ; et à ce titre, il est curieux à examiner.

Donc, dans le cours du XIXe siècle, sous la pression de l’administration anglaise, la nation irlandaise, à peu près dans son entier, a abandonné l’usage de sa langue maternelle, pour se servir exclusivement de la langue anglaise. Cette réussite du gouvernement anglais, au point de vue de la langue, a-t-elle été un succès au point de vue de l’affermissement de l’unité nationale, qu’il avait en vue ? Les Irlandais, en se mettant à parler anglais, sont-ils devenus plus attachés à la couronne britannique que les Gallois et les Écossais, qui ont conservé l’usage de leur langue maternelle ? Il me semble qu’il est permis d’avoir quelques doutes à ce sujet. Le gouvernement anglais lui-même ne semble pas très fier de son succès ; puisque quelques Irlandais manifestant actuellement le désir de rapprendre leur vieille langue celtique, il les laisse parfaitement libres de le faire. Il aurait peut-être été plus simple de ne pas les forcer à l’oublier.[2]


  1. Des journaux récemment reçus de Jersey démontrent que les habitants des îles normandes sont obligés parfois de réclamer contre certains empiètements ou négligences de l’administration anglaise dans le domaine des langues. Néanmoins, on ne trouve là rien de comparable à la haine sauvage et stupide dont les Anglo-Canadiens poursuivent la langue française au Canada.
  2. L’enseignement de la langue irlandaise a fait d’étonnants progrès depuis deux ou trois ans. Les recherches faites par les patriotes irlandais qui ont organisé cet enseignement démontrent qu’il était resté beaucoup plus d’irlandais parlant la langue nationale qu’on l’avait cru jusque-là. Ces constatations fortifient la thèse de l’auteur. Elles prouvent combien il est difficile de supprimer la langue d’un peuple. Il n’est pas un pays au monde où le conquérant s’est acharné à détruire la langue nationale avec une telle rage, une telle persévérance et un emploi aussi bien combiné de la force brutale et de là ruse.