Les langues et les nationalités au Canada/2

Comment les nations se sont formées


Puisque, de l’agrégat babélique qu’on a rassemblé sur le territoire du Canada, on manifeste l’intention de former une nation, il me semble que la première chose à faire serait d’étudier sérieusement comment les autres nations se sont formées.

Pour cela, nous sommes obligés de traverser les mers et de considérer les nations européennes. Car, de ce côté-ci de l’océan, nous n’avons pas encore de nations. Dans les différentes contrées de l’Amérique, nous trouvons, comme au Canada, des groupes de nationalités fort diverses, rapprochés et plus ou moins mêlés, mais restant étrangers et plus ou moins hostiles les uns aux autres.

Ainsi, aux États-Unis, qui ont cependant bien la prétention d’être une nation, nous voyons en ce moment des Allemands, des Italiens, des Irlandais, des Hongrois, des Français, des Bulgares, des Serbes, des Russes, des Chinois, des Japonais, des nègres, des Hindous et des Indiens, qui s’agitent en sens divers ; mais, au milieu de ce brouhaha, il est assez difficile de discerner où sont les Américains. La nation est en formation. Mais, jusqu’ici, l’uniformité de langage imposée artificiellement par l’administration ne semble point voir produit l’unité nationale.

Cette faillite de l’administration, aux États-Unis comme ailleurs, démontre qu’elle est absolument impuissante à produire l’union nationale. Tout ce qu’elle peut faire dans ce sens, c’est de hâter l’action du temps, en favorisant la bonne entente réciproque entre les différents éléments de la population, sans en tyranniser aucun et sans en favoriser un au détriment des autres. C’est ainsi que les nations européennes se sont constituées. Pendant que les Romains étaient en train de former la nation italienne des différentes peuplades de l’Italie, le reste de l’Europe était peuplé de tribus aborigènes, à peu près aussi sauvages que les aborigènes d’Amérique au moment de leur découverte par les blancs. Alors, au nom de la civilisation, les Romains se jetèrent sur les Espagnols, les Gaulois, les Germains, les Bretons, etc. ; tout comme les Espagnols, les Anglais et les Français se jetèrent sur les aborigènes d’Amérique aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

Mais, avant que les Romains eussent fini d’assimiler les divers peuples qu’ils avaient plus ou moins parfaitement conquis, de nouveaux envahisseurs arrivèrent du Nord. Et bientôt, dans toute l’Europe, ce fut une bouillabaisse de Romains, de Gaulois, de Bretons, d’Espagnols, de Francs, de Huns, d’Alains, de Goths, de Vandales, de Pietes, de Scots, de Saxons, de Danois, de Normands, etc., telle que, en comparaison, notre Babel du Nord-Ouest est un tout homogène.

Dire que les groupes de nationalités si différentes, établis de force au milieu les uns des autres, s’entendirent parfaitement dès le premier jour, serait assurément manquer à la vérité historique. Mais, avec le temps, les aspérités des rapports finirent par s’adoucir ; l’intérêt et la nécessité de se défendre contre les incursions de voisins ambitieux obligèrent les différents groupes à s’unir et, peu à peu, à s’assimiler. C’est ainsi que, d’éléments hétérogènes et tout à fait hostiles, se formèrent les nations contemporaines.

Le grand facteur de cette formation a été, avant tout, le temps. Mais l’œuvre de celui-ci a été beaucoup facilitée et considérablement hâtée par l’influence purificatrice et civilisatrice de la religion chrétienne qui enseignait aux vaincus à respecter l’autorité des vainqueurs, une fois cette autorité établie, et qui enjoignait aux vainqueurs de ménager les droits des vaincus. Sans cette influence bienfaisante, les nations se seraient-elles jamais formées ?

Quant au pouvoir civil et politique, il fut un obstacle qui retarda l’heure de l’unité nationale, beaucoup plus qu’un facteur qui aida à l’accomplir. Tandis que les moines et les évêques tendaient à unir les différents groupes, en leur prêchant la charité, l’entente et le support mutuel, les princes temporels, par leur ambition et leur jalousie réciproque, tendaient, presque toujours, à entretenir les haines de races, les divisions et les rancunes.

En France et en Angleterre, pour ne parler que des deux pays dont je connais mieux l’histoire, il y a eu, sans doute, quelques sages gouvernants dont l’heureuse influence a beaucoup contribué à hâter la formation de l’unité nationale. Mais dans chaque pays, ils sont si peu nombreux qu’on pourrait facilement les compter sur les dix doigts. Et, si nous examinons attentivement l’œuvre de ces grands conducteurs de peuples, nous constatons que les plus sages d’entre eux, loin de chercher à imposer de force leur autorité, se bornèrent à se rendre aux vœux et aux appels des populations qui demandaient à être protégées contre, l’arbitraire des tyranneaux locaux.

Partout où l’autorité centrale se borna à protéger ainsi les populations, tout en respectant leurs us, coutumes et libertés locales, son influence fut heureuse, et, tout en étendant sa propre autorité, elle hâta la formation de l’unité nationale. Au contraire, partout où elle chercha à s’imposer de force, elle rencontra la plus sérieuse résistance ; et, au lieu de hâter l’union, elle produisit une plus grande désunion.

Bien plus ; l’unité nationale une fois faite, là où le pouvoir central devenu trop fort, et ne sachant pas borner ses propres ambitions, voulut imposer arbitrairement son autorité, au détriment des coutumes et des libertés locales, il produisit le trouble et la révolution. De cela, nous trouvons un exemple frappant en France. La révolution de la fin du XVIIIe siècle découla incontestablement de l’absolutisme inauguré par Louis XIV et continué par Louis XV. Les divers gouvernements qui, depuis, se sont succédé en France, ayant maintenu et même considérablement renforcé la centralisation de Louis XIV, le trouble et le malaise sont allés continuellement en s’aggravant dans tout le pays, jusqu’aux temps actuels. Car, il importe peu, pour qu’il soit néfaste, que l’absolutisme soit le fait d’un roi, d’un empereur ou d’un parlement. C’est dans ce dernier cas qu’il est peut-être le plus dangereux, parce qu’alors il est impersonnel et irresponsable.

D’un autre côté, si nous considérons l’influence des différentes nationalités les unes sur les autres, une constatation s’impose du premier coup à l’esprit de l’observateur. C’est que, là où l’envahisseur n’a pas cherché à tyranniser la population du pays envahi, en voulant se l’assimiler de force, mais, au contraire, s’est laissé lui-même assimiler par la population au milieu de laquelle il s’était établi — prenant au vaincu, pour la formation de l’unité nationale, plus qu’il ne lui donnait, — là, l’union des races s’est faite et a persisté. Ainsi ont fait les Francs dans les Gaules et les Normands en Angleterre.

Là, au contraire, où l’envahisseur a voulu tyranniser l’envahi, en lui imposant de force ses propres mœurs, coutumes, lois et religion, l’union ne s’est faite nulle part ; et, dans ces pays, après des siècles de tyrannie, nous trouvons les haines de race plus vivaces qu’aux premiers jours de l’invasion. Dans l’Europe occidentale, l’Irlande et la Pologne nous en offrent de frappants exemples. Et, si nous jetons les yeux sur l’Orient, nous voyons que les Turcs, malgré leur odieuse tyrannie, n’ont réussi à éliminer aucune des nationalités que, depuis des siècles, ils tiennent courbées sous leur insupportable joug. Dans la dernière moitié du XIXe siècle, les nations balkaniques ont réussi à s’affranchir ; et les différentes nationalités qui s’agitent dans le reste de l’Empire sont aussi peu turques que jamais, même et surtout, celles qui ont fini par embrasser l’islamisme.

De là, il est permis de conclure que tout partisan de l’assimilation violente est un ennemi de la nation qu’il prétend servir et devrait être sévèrement châtié. Avis aux assimilateurs du Canada et des États-Unis.