Les langues et les nationalités au Canada/12

La sauvegarde du Canada


Au milieu des innombrables variétés de langage dont se servent les anciens aborigènes et les immigrés récemment importés, le Canada a la chance de posséder deux langues officielles : la langue anglaise et la langue française. Et il est fort heureux pour lui qu’il en ait deux, car nous avons vu que la première est très dangereuse pour son entité nationale. La seconde, au contraire, non seulement n’offre aucun danger, mais elle est le plus sûr préservatif et de la suzeraineté de la Grande-Bretagne, et de l’existence même du Canada.

Je sais bien que cela ne cadre guère avec les spéculations de certains fanatiques. Mais, quel que soit le fanatisme de ceux qui les font, les spéculations théoriques ne peuvent rien contre la réalité des faits existants. Et le fait est que la langue anglaise est très dangereuse pour le Canada, et que la langue française est nécessaire au maintien de la nationalité canadienne.

D’abord, il est évident que, tant que le Canada gardera son caractère de nation bilingue, il restera, par le fait même, une nation tout à fait distincte de la nation américaine, qui est unilingue et anglo-saxonisante. Plus le bilinguisme du Canada s’accentuera et plus il sera ouvertement reconnu, proclamé et pratiqué, non seulement à Québec et au parlement fédéral, mais dans tout le pays et par toutes les provinces, moins imminent sera le danger d’assimilation par les États-Unis.

Qu’est-ce qui fait de la Belgique une nation distincte et de la France et de la Hollande, sinon son bilinguisme franco-hollandais ? Et, n’est-ce pas son trilinguisme qui fait de la Suisse une nation distincte et indépendante, entre ses trois puissantes voisines, la France, l’Allemagne et l’Italie ? Si, dans ces deux petits pays, l’une des langues officielles venait à prévaloir et devenait la seule langue du pays, le danger de l’annexion à celui des pays voisins où cette langue est parlée deviendrait imminent. Le bilinguisme et le trilinguisme sont les principaux garants de l’indépendance de la Belgique et de la Suisse. Cela est tellement évident, que pas un homme d’État sérieux n’oserait le contester.

Le cas du Canada est à peu près semblable à celui de la Belgique et de la Suisse, à part qu’il est encore plus facile à assimiler, sa nationalité étant beaucoup moins solidement constituée que celles de ces deux peuples, et qu’au lieu d’avoir à se garder sur deux ou trois de ses frontières, il n’a à se garder que sur une. Par conséquent, quand même la langue française viendrait à dominer au Canada, cela ne ferait courir aucun danger, ni à la suzeraineté britannique, ni à la nationalité du Canada, puisque le pays n’a aucun voisin de langue française qui puisse se l’annexer. Au contraire, sa séparation d’avec son unique voisin n’en serait que plus accentuée et par conséquent son indépendance plus assurée.

C’est ce qu’ont parfaitement compris tous les hommes d’État anglais qui se sont occupés du Canada, après avoir pris la peine de s’instruire du véritable état des choses. Tous ont proclamé à l’envie que le maintien de la langue française était absolument nécessaire au maintien du lien qui unit le Canada à la Grande-Bretagne. Un Anglais intelligent, épouvanté du danger de l’américanisation du pays, avait même voulu établir sur la frontière américaine du Québec un barrage de colonies françaises, afin d’empêcher l’envahissement du yankéisme. C’est cette œuvre de sagesse politique et de préservation nationale que les hystériques de Toronto sont en train de détruire.

Malgré que la prédominance de la langue anglaise fasse courir de très sérieux dangers au Canada, nous n’en demandons cependant pas l’abolition. Mais, pour demander l’abolition de la langue française avec autant de fureur, quels effroyables dangers nos francophobes voient-ils donc dans son usage au Canada ? C’est ce que je me suis demandé bien des fois, sans jamais pouvoir trouver de réponse satisfaisante. Sur le sujet, j’ai lu bien des factums de la presse anglaise. J’y ai trouvé des invectives, des injures, des cris, des suppositions de faits inexistants, de fausses représentations, des histoires à dormir debout et rappelant le conte de Barbe-bleue et les histoires de fées dont on effrayait nos jeunes ans ; mais, de raisons véritables, dignes de fixer une minute l’attention d’un homme sérieux, je n’ai pas trouvé l’ombre.

Ce qui semble résulter de leurs déclamations et exclamations, c’est qu’ils sont hantés de la crainte que la France ne veuille reprendre le Canada. Un tel soupçon, de ce temps-ci surtout, n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus délicat, ni pour la France, ni pour l’Angleterre. Mais la délicatesse et nos Bostonnais n’ayant jamais passé pour faire très bon ménage, passons. L’expression d’une telle crainte dénote ou une insigne mauvaise foi, ou une ignorance absolue des sentiments de la France et du Canada français. En France, personne ne pense plus, depuis longtemps, à aller délivrer les Canadiens-français. Depuis le traité de Paris, je crois même que personne n’y a songé sérieusement. Actuellement, on y pense d’autant moins que l’on sait parfaitement que jamais les Canadiens-français ne voudraient être délivrés. Ceux-ci, en effet, tout en aimant leur ancienne mère-patrie, et en lui restant unis de sentiments et d’affection, ne voudraient, pour rien au monde, lui être réunis politiquement. La France d’où sont venus leurs ancêtres était si différente de la France actuelle que les anciennes institutions françaises conservées par la province de Québec se rapprochent beaucoup plus des institutions de l’Angleterre que de celles de la France moderne. Tellement même, que, de toutes les provinces du Canada, cette province est celle où les lois, les mœurs, les coutumes et les idées sont le plus britanniques, les autres étant surtout américaines sous ces différents rapports. Aussi, si demain on instituait un référendum pour le maintien ou la rupture du lien britannique, la province de Québec serait certainement celle qui donnerait la plus grosse majorité pour le maintien du statu quo.

C’est que les Canadiens-français sont attachés à l’Angleterre, non par une affection sentimentale, comme les Anglo-Canadiens, mais par le lien de leurs intérêts bien compris. Or, quand il s’agit d’alliances internationales ou de relations de colonie à métropole, les sentiments peuvent produire des éclats bruyants et des démonstrations tapageuses. Mais, ils ont l’inconvénient de se traduire difficilement en pratique et de se briser facilement, aussitôt qu’ils entrent en conflit avec une opposition d’intérêts bien marquée. Exemples : George Washington et les colons américains, par rapport à l’Angleterre, au XVIIIe siècle et, si l’on veut, les sentiments d’amour et d’affection des Canadiens-français à l’égard de la France.

L’union fondée sur les intérêts réciproques bien compris, quoique moins démonstrative et moins bruyante, est bien plus solide. Or, telle est précisément la nature du lien qui unit les Canadiens-français à la Grande-Bretagne. Ne pouvant, ni ne voulant être réunis à la France, ils se rendent parfaitement compte que le lien britannique est le seul préservatif qui les empêche d’être absorbés et annihilés dans le grand-tout, américain. Et voilà pourquoi leur loyalisme, tout en étant moins bruyant que celui de certains Bostonnais de ma connaissance, a cependant été démontré beaucoup plus efficace, chaque fois qu’il s’est trouvé en présence d’une circonstance critique pour l’Angleterre.

Mais, ne vont pas manquer de s’écrier nos impérialistes à outrance, quel pitoyable loyalisme que celui qui repose uniquement sur l’intérêt ! Il ne tiendrait donc pas devant un conflit d’intérêts ? Certainement non. Et votre loyalisme sentimental tiendrait encore bien moins longtemps (se rappeler George Washington, Edward Carson, etc…). Dans une union de cette nature, c’est à chaque partie contractante de faire en sorte que l’autre partie n’ait pas de raisons sérieuses de rompre le contrat.

Dans le cas particulier qui nous occupe, si l’Angleterre trouve son avantage à garder sous sa suzeraineté les Canadiens-français, c’est à elle à ne pas les molester injustement ; de même que c’est leur devoir, à eux, de se montrer loyaux sujets, afin de ne pas donner à leur suzeraine de justes motifs de les priver des droits qu’elle leur a loyalement reconnus et dont les principaux sont : la reconnaissance de leur nationalité et le libre usage de leur langue maternelle.

Et c’est ici que l’insupportable bostonnisme de nos francophobes se montre, encore une fois, le pire ennemi de l’Angleterre. Car, ces gens-là s’appliquent, avec un zèle digne d’une meilleure cause, à dépouiller les Canadiens-français de ces droits qui sont la seule raison d’être de leur attachement à l’Angleterre. Entre eux et John Bull, je sais bien qu’il y a la même différence qu’entre un respectable gentleman et son roquet. Cependant, quelle que soit la respectabilité du maître, s’il laisse son roquet en liberté de japper après les visiteurs et de sauter aux mollets des gens de la maison, sa demeure acquerra vite la réputation d’une maison tout à fait inhospitalière et inhabitable. Les francophobes de l’Ontario, du Manitoba et d’ailleurs, ne sont, sans doute, que les roquets de l’Angleterre ; mais, ce sont des roquets absolument insupportables et qui devraient être solidement enchaînés, ou du moins sérieusement passés aux étrivières, afin de leur apprendre à respecter les mollets des amis et des gens de la maison. D’autant plus que ces insupportables dogues ne s’attaquent qu’aux amis de la maison et laissent toute liberté aux intrus américains pour cambrioler la maison par derrière.

Un autre des dangers qui hantent le cerveau maladif de nos francophobes, c’est la constitution d’une nation française indépendante sur les rives du Saint-Laurent. S’imaginent-ils, vraiment, qu’ils prennent le bon moyen pour éviter cette éventualité ? Si les droits de la minorité française étaient reconnus loyalement dans toutes les provinces du Canada, comme les droits de la minorité anglaise sont reconnus à Québec, il est évident que les Français de cette dernière province n’auraient aucune raison de vouloir rompre le lien fédéral. Mais, si celui-ci devient de plus en plus un lacet à étrangler ; s’il est démontré aux gens du Québec que leur union avec les autres provinces, sans apporter aucune aide à leurs frères qui y vivent, ne sert qu’à les obliger eux-mêmes à fréquenter des gens aussi peu aimables et aussi insociables que les francophobes d’Ontario, alors, oui, il est impossible que l’idée de séparation ne leur vienne pas.

Mais, le jour où cette séparation se fera, le reste du Canada sera absorbé par l’Union américaine, la province de Québec restant seule possession britannique. Car, encore une fois, le parler français est le seul gardien de la puissance anglaise au Canada, de même qu’il est le plus puissant constituant de la nationalité canadienne.

Et puis, ne trouvez-vous pas que nos francophobes savent bien choisir leur temps ? En France et en Angleterre, pour des motifs apparemment sérieux, les hommes d’État des deux pays discutent la question d’imposer l’enseignement obligatoire des deux langues dans toutes les écoles de l’Empire britannique et des possessions françaises. C’est le temps ou jamais de faire une gaffe, se disent nos hurluberlus, et ils se mettent à détruire le bilinguisme, qu’ils avaient l’avantage de posséder dans leurs provinces. Nos gouvernants du Canada ont une spécialité que j’ai souvent admirée : ce n’est pas précisément de savoir faire des sottises de temps en temps : cela arrive aux gouvernants de tous les pays ; mais, c’est de choisir pour faire une sottise, le temps où elle est démontrée si absurde qu’elle en est devenue impossible. Nos gouvernants alors la commettent. C’est leur talent spécial. Ils en sont très fiers.