Les langues et les nationalités au Canada/13

Fausse position


La langue anglaise et la langue française sont toutes deux officielles au Canada. Je suppose que l’une et l’autre ont été proclamées officielles pour le bénéfice des gens qui les parlent, et non pour la commodité des fonctionnaires du gouvernement et des employés des services publics. Par conséquent, un Canadien-français a officiellement le droit de se servir de sa langue dans toute l’étendue du Canada, même dans les provinces où la majorité de la population est anglaise, et les employés du gouvernement dans leurs rapports officiels avec lui, doivent être à même de le comprendre. De même, un Anglais a droit à l’usage officiel de sa langue, même là où la majorité de la population est de langue française et il peut exiger l’emploi de l’anglais dans ses rapports officiels avec les autorités.

D’où il résulte que les seuls fonctionnaires du gouvernement et les employés des services publics sont obligés de connaître les deux langues officielles du pays et que les simples citoyens peuvent se contenter, s’ils le veulent, de l’une ou de l’autre. Il me semble que ce sont là des vérités si simples et si claires que je ne vois vraiment pas comment un homme de bon sens pourrait essayer de les contester.

Cependant, comme par suite du voisinage des États-Unis, il est très dangereux, pour la sûreté du Canada, que sa langue anglaise prenne une trop grande prépondérance, alors que la langue française ne fait courir au pays aucun danger, la prudence politique la plus élémentaire demande que nos gouvernants, tout en tolérant l’usage de la langue anglaise, favorisent cependant davantage la diffusion du français, surtout parmi les immigrés de nationalités étrangères, qu’un usage trop hâtif de la langue anglaise ne manquerait pas de faire sympathiser avec les États-Unis, au grand dommage de l’Angleterre et du Canada. — Voilà également des conclusions qui découlent si logiquement de l’état des gens et des choses, qu’il me semble bien difficile que des gouvernants sensés n’y conforment pas leur conduite.

Mais, au Canada, nos gouvernants sont tellement à l’envers de la logique que, vous le savez aussi bien que moi, c’est juste le contraire qu’ils font.

Ils commencent d’abord par appliquer le principe de canadienne logique, que, le pays étant bilingue, tous les employés du gouvernement et les directeurs des services publics doivent être des Anglais unilingues, et tous les documents publics rédigés uniquement en anglais.

Puis, avec un sens de profonde politique, devant lequel nos petits-neveux se pâmeront certainement d’admiration, ils en viennent à la conclusion que, la langue anglaise faisant courir à l’indépendance du Canada des dangers très sérieux, tous les efforts du gouvernement fédéral et des divers gouvernements provinciaux doivent se concentrer pour en favoriser la prépondérance, aux dépens de la langue française, qui offre le grand inconvénient de sauvegarder les intérêts de l’Angleterre et du Canada au détriment des États-Unis.

Et les Canadiens-français sont tellement éblouis par les éclairs de cette fulgurante logique et par les éclats de ce tonitruant bon sens, qu’en étant tout ahuris, ils reconnaissent, sans plus, l’obligation primordiale pour tout habitant du Canada, d’apprendre l’anglais et de le parler, après quoi, ils se risquent timidement à bêler quelques réclamations, pour qu’on leur permette quand même de faire enseigner leur langue à leurs enfants. Car, ajoutent-ils avec l’admirable logique propre au pays, la langue française est langue officielle au Canada aussi bien que la langue anglaise…

Mais, simpletons que vous êtes, si la langue française, comme c’est le cas, est officiellement l’égale de la langue anglaise, pourquoi admettre qu’un Anglais quelconque a le droit de vous imposer la connaissance et l’usage de la langue, alors que dans aucune partie du Canada, l’idée n’est venue à personne d’obliger un Anglais à apprendre le français ? Vous proclamez qu’officiellement et constitutionnellement la langue française est l’égale de la langue anglaise ; mais, de fait, vous la placez vous-mêmes dans une position secondaire et inférieure.

Vous admettez, en pratique, que la langue anglaise est le seul instrument régulier de communication, la seule véritable arme de combat, dont tout le monde doit se servir dans la lutte pour la vie ; d’après vous-mêmes, la langue française n’est qu’un instrument de luxe, une arme de parade, que vous prétendez conserver en même temps que le bon et solide instrument qu’est la langue anglaise. Ne voyez-vous pas que vous fournissez aux francophobes leurs plus forts arguments contre vous ? « Puisque vous reconnaissez que l’anglais est si nécessaire, n’en compromettez pas l’enseignement en faisant vos enfants perdre leur temps à l’étude d’une langue qui, d’après vous-mêmes, n’a qu’une valeur sentimentale et est dénuée de toute utilité pratique. »

Voilà ce qu’on vous objecte. — Et j’avoue que je ne trouve pas vos réponses aussi victorieuses que je le désirerais. Parce que vous commencez par une concession de principe, et que les concessions de principes, quelques légères qu’elles paraissent, conduisent toutes aux conséquences les plus désastreuses. Et je crois que cette admission de l’anglais obligatoire est la seule cause de la faiblesse de l’argumentation des défenseurs des écoles bilingues.

Mais, répondent les Franco-Canadiens de l’Ontario et de l’Ouest, l’anglais nous est utile et nous voulons que nos enfants l’apprennent. — Quelques-uns ajoutent même : Si l’on voulait nous défendre de l’apprendre, nous l’apprendrions quand même. — Très bien ; apprenez l’anglais, et bien vous ferez. Et mieux vous feriez encore de passer outre à la défense que l’on voudrait vous faire de l’apprendre, parce que personne n’a le droit de vous la faire. — Mais, de ce qu’on n’a pas le droit de vous le défendre, s’ensuit-il qu’on ait celui de vous l’imposer ? — De ce que vous voulez apprendre l’anglais, s’ensuit-il qu’on ait le droit de vous obliger à l’apprendre ? En apparence, la différence ne semble pas énorme ; mais en réalité, ça conduit à des conséquences toutes différentes.

Ainsi, je suis ici, assis dans ma cabane, en train d’écrire cet intéressant chapitre. Selon toute apparence, je ne sortirai pas avant d’avoir fini. Cependant, croyez-vous que je ne me rebifferais pas si quelqu’un s’en venait me déclarer qu’il m’enferme ici jusqu’à ce que j’ai achevé d’écrire ? — Actuellement, je suis un écrivain, disposant librement de son temps et de son crayon. Mais, du fait de cette injonction, je deviendrais un prisonnier ou, du moins, un écolier mis en pénitence. Et le cas me semblerait si différent, que, laissant là mon crayon, je sauterais immanquablement par la fenêtre, pour aller demander à mon olibrius la raison de sa manière d’agir. — « Mais, vous seriez prisonnier pour si peu de temps ! Et puisque vous aviez l’intention de rester à écrire quand même, quelle différence ça peut-il vous faire ? » me diront les concessionnistes. — Cela fait que, si je me soumettais à cette fantaisie de mon farceur, il n’aurait absolument aucune raison pour ne pas recommencer et m’enfermer cette fois pour des journées, des semaines et peut-être des années.

Et ainsi en est-il pour la question des langues. Si vous reconnaissez aux francophobes le droit de vous imposer obligatoirement l’usage de l’anglais, vous leur ouvrez la voie pour vous susciter toutes sortes de difficultés par rapport à l’enseignement et au libre usage de la langue française.

La connaissance des deux langues officielles du pays est, personnellement, très utile à tout habitant du Canada. Faisons donc nos enfants jouir de cet avantage : parce que nous voulons le leur procurer, et non parce qu’il plaît à un hurluberlu quelconque de nous imposer cette obligation. — Donc, quand on accusera les Canadiens-français de ne pas vouloir apprendre l’anglais, n’allons pas faire le jeu de nos ennemis en nous défendant de cela comme d’un crime. Renvoyons tout simplement la balle dans le camp adverse : accusons bien haut l’ignorance et l’étroitesse d’esprit des Anglo-Canadiens, dont à peu près aucun ne connaît convenablement le français, langue officielle du pays et aussi obligatoire que l’anglais. Puis, proclamons le fait que dans nos écoles, on apprend aussi bien l’anglais que dans les écoles anglaises, tout en y enseignant le français. Mais, ne manquons pas d’ajouter que nous aurions le droit strict de nous contenter d’y faire enseigner uniquement le français, aussi longtemps qu’on n’enseignera que l’anglais dans les écoles anglaises.

La proclamation de nos droits à des écoles purement françaises est encore bien le meilleur moyen de défendre l’existence de nos écoles bilingues. — Essayez-le, et vous verrez.

Oh ! vont dire nos gens, de grâce, taisez-vous ! Vous allez exciter davantage les fanatiques et les faire crier plus fort ! — Plus fort ?… Croyez-vous ?… Alors, tant mieux ! ils vont s’égosiller complètement ; après quoi, ils nous ficheront la paix.