Les langues et les nationalités au Canada/11

Le grand danger pour le Canada


Le babélique chaos dans lequel on a transformé le Canada ne présente assurément pas l’aspect d’une nation unie et homogène. Mais, avant de commencer la politique d’immigration, on aurait dû prévoir que c’est ce qui était pour arriver ; ce n’était pas si difficile à deviner. Et maintenant, que voulez-vous, messieurs les gouvernants ? Vous avez fait une folie : il vous faut en subir les conséquences. Car, comme toutes les autres bêtises humaines, celle-ci a été beaucoup plus aisée à commettre qu’elle n’est à réparer.

Vous avez beau dire que, de tout cela, vous voulez faire une nation, je vous réponds, avec le bon sens et l’histoire, qu’on ne fait pas une nation comme un tailleur fabrique une culotte : il y faut beaucoup plus de temps et de soins. Et, vous connaissant comme je vous connais, je crois que le moins vous vous en mêlerez, le mieux ce sera pour la future nation canadienne. Et puis, pourquoi tant vous presser ? Jouissez donc un peu de la belle bouillabaisse que vous nous avez faite. Elle n’est pas très ragoûtante, je l’avoue. Mais, enfin, je ne vois pas qu’il y ait si grand péril en la demeure. Ces groupes disparates d’hommes ne font, pour le moment, courir aucun danger sérieux, ni à la suzeraineté de la Grande-Bretagne, ni à l’entité nationale du Canada. Aucun d’eux n’est assez fort pour cela ; et tous sont trop éloignés de leur patrie d’origine pour en provoquer une intervention dangereuse.

Il n’y a en réalité qu’un seul danger imminent pour le Canada : c’est que les groupes disparates d’immigrants apprennent trop vite l’anglais. De grâce, ne tombez pas en syncope au premier énoncé de cette énormité. Mais, veuillez bien sortir un peu de votre subjectivisme et considérer les choses dans leur réalité objective.

Le Canada, lui, n’est pas un être subjectif, existant dans les nuages. C’est une réalité tout à fait objective ; et, bien qu’entouré d’eau de trois côtés, il est cependant relié au continent américain par une de ses frontières ; et il ne me semble guère possible de traiter utilement des affaires du Canada si l’on ne veut tenir aucun compte de ce qui se passe au-delà de cette frontière. La ligne 45e (ou 49e) ne passe cependant pas si loin de leur pays, que nos utopistes de l’Ontario et du Manitoba ne peuvent avoir au moins un vague soupçon de son existence. Je m’étonne qu’ils ne veuillent pas en tenir compte et qu’ils s’obstinent à parler, à agir et à écrire, comme si elle n’existait pas. J’ai assurément une très haute opinion de l’énormité de leur bêtise. Mais, quand même, pour qu’elle suffise à expliquer toute leur conduite, elle devrait atteindre une taille si phénoménale que je me prends à douter de la réalité de leur loyalisme à l’Angleterre.

En arrière de la ligne 45e (ou 49e), il y a une grande nation de composition à peu près aussi cosmopolite que le Canada, mais dont la langue officielle est l’anglais. L’intérêt de l’Angleterre comme suzeraine est, évidemment, de tenir ses sujets du Canada aussi séparés que possible de la puissante nation voisine. Et quel homme de bon sens osera prétendre que pour attacher à l’Angleterre tous ces immigrés, dont la plupart n’ont pas la moindre idée des institutions britanniques, le meilleur moyen soit de leur susciter toutes sortes de difficultés dans l’usage de leur langue maternelle, et de les obliger per fas et nefas à apprendre la langue qui est parlée de l’autre côté de la frontière voisine ? Est-ce que tous ces étrangers, aussitôt qu’ils vont pouvoir parler convenablement l’anglais, ne vont pas se tourner nécessairement du côté des États-Unis qui sont tout proche, plutôt que du côté de l’Angleterre, qui est si loin ?

En parlant de la coercition, par rapport aux langues, dans les pays d’Europe, nous avons vu que la tentative faite par Combes d’empêcher les Bretons de parler leur langue avait eu pour résultat de réveiller en Bretagne les vieilles tendances séparatistes, qui étaient mortes et enterrées depuis des siècles et que tous les efforts du gouvernement prussien pour germaniser les Polonais, les Danois et les Alsaciens-Lorrains, n’avaient fait que les rendre plus hostiles à l’Allemagne. Au Canada, les mêmes causes produiront nécessairement les mêmes effets ; et toute tentative pour obliger un groupe d’étrangers à apprendre l’anglais l’éloignera de l’Angleterre, au lieu de le lui rallier.

Ces entreprises contre la langue maternelle d’un groupe quelconque, toujours injustes, aboutissent donc fatalement à un lamentable fiasco. Mais, dans les autres pays où on les a tentées, elles s’expliquaient, si elles ne se justifiaient pas, par les apparentes exigences de la politique ; exigences dont il n’existe même pas l’ombre au Canada, bien au contraire.

Car, supposons qu’on ne parle français qu’en Lorraine et dans la province de Québec, et que la France soit, comme l’Allemagne, un pays de langue allemande. Croyez-vous qu’après la conquête de 1870, Bismarck et ses successeurs auraient fait tant d’efforts pour empêcher les Lorrains de parler français et les obliger à apprendre l’allemand ? — Oh ! que nenni ! Le vieux Bismarck était une canaille, mais ce n’était point un fou ; et quand il se trompait, il ne le faisait pas exprès. Plutôt que de faciliter les relations entre le pays conquis et ses anciens possesseurs, il aurait sacrifié, sans scrupules, l’unité de langage de l’Empire allemand et, que cela fasse ou non l’affaire de ses fonctionnaires, la seule langue officiellement reconnue en Lorraine aurait été le français.

Or, ce qui n’est qu’une supposition imaginaire pour l’Alsace-Lorraine, est une réalité très existante pour le Canada. Nous avons ici un tas de gens de nationalités, de mœurs et de mentalité fort diverses et qui n’ont aucune raison pour être particulièrement attachés ni à l’Angleterre, ni au Canada. La communauté d’intérêts et la parité de genre de vie les portent, au contraire, vers la grande république américaine ; la seule barrière réelle qui s’oppose à leur identification avec celle-ci, c’est la différence de langage. Et voilà que nos grands hommes se mettent à rompre cette barrière, en obligeant les étrangers du Canada à apprendre la langue des États-Unis.

Oui, je sais bien : nos Anglo-Canadiens, eux, ne parlent qu’anglais et sont quand même fidèles à l’Angleterre. Alors, pourquoi n’en serait-il pas de même des autres races ? Mais, encore une fois, messieurs, soyez donc « pratiques » et rendez-vous compte que les étrangers n’ont aucune de vos raisons pour aimer l’Angleterre et admirer les institutions britanniques. On peut parfaitement admirer les institutions britanniques et aimer l’Angleterre, sans parler l’anglais. Mais, si quelqu’un n’aime pas l’Angleterre d’avance, ôtez-vous de l’esprit l’illusion que ce sera en le faisant apprendre l’anglais que vous allez lui faire pousser cet amour ; la plupart du temps, ce sera le juste contraire. — Ainsi, moi : j’étais un admirateur passionné des institutions britanniques, avant d’avoir appris l’anglais. — Et depuis ?… Depuis… Ah ! dame, vous comprenez, depuis j’ai lu les journaux anglais du Canada… Alors !…

Mais, que nos utopistes regardent donc un peu ce qui se passe dans le monde. L’Angleterre a-t-elle gagné l’amour des Irlandais en les obligeant à parler anglais ?… Tout simplement, elle les a fait sympathiser avec les États-Unis d’Amérique. Or, prenez une mappemonde et vous constaterez que l’Irlande est beaucoup plus éloignée des États-Unis que le Canada. Et par conséquent, le phénomène irlandais se reproduira a fortiori ici, et tout étranger anglifié est un partisan acquis à la cause de l’annexion du Canada aux États-Unis. Ce ne sont pas là de vagues théories subjectivistes ; ce sont des réalités bien objectives, que l’on peut constater tous les jours… Le vote de l’Ouest aux dernières élections fédérales n’a-t-il rien dit à nos gouvernants ? Se sont-ils imaginés que c’était pour les beaux yeux de Laurier que les colons de l’Ouest avaient donné une si forte majorité à la politique de réciprocité ?

Parmi les anglophones du Canada, beaucoup viennent des États-Unis. Et, il n’y a pas à se faire illusion : tous ceux-là sont restés Américains de cœur ; ils ne soupirent qu’après l’entrée du Canada dans l’Union américaine… Il serait peut-être imprudent de leur adjoindre tous les étrangers.

Et les Irlandais ? — Pour obtenir de bonnes jobs, et avoir le droit d’embêter les Canadiens-français, ils crient leur loyalisme bien fort… aussi longtemps qu’ils restent de ce côté-ci des lignes. Mais, comme chaque fois qu’il leur arrive de franchir la 45e, ils entonnent une antienne toute différente, je crois qu’il faudrait être bien naïf pour s’imaginer que l’annexion du Canada aux États-Unis les ferait mourir de désespoir.

Quant aux Anglais proprement dits, ceux qui sont nés en Angleterre sont certainement loyaux à la couronne et je les crois capables de se résoudre à de pénibles sacrifices pour garder leur allégeance à l’Angleterre. — Quant à ceux qui sont nés au Canada ? ? ? — Ils se proclament, et se croient peut-être, plus «  loyaux » que tous les autres. Mais, de fait, d’ores et déjà, ils sont beaucoup plus Américains qu’Anglais. Les mœurs de l’Ontario et des provinces de l’Ouest sont américaines ; les usages sociaux sont tous américains ; les idées sont les idées américaines ; les législations provinciales sont calquées sur celles des États de l’Union, beaucoup plus que sur la législation anglaise ; le Toronto lingo n’est qu’un jargon américain, qui sonne plus étrangement dans les rues de Londres que le Quebec patois dans les rues de Paris.

L’impérialisme de ces gens-là, et leur furieux loyalisme, ne me rassurent qu’à moitié. Car, je me rappelle que Georges Washington et ses lieutenants étaient d’aussi fanatiques Britishers, quelques mois avant de se révolter contre l’Angleterre pour ne pas payer des taxes dont l’«  Empire » avait cependant bien besoin dans le moment. Aussi je ne crois pas faire de jugement téméraire en croyant que, le jour où l’annexion du Canada aux États-Unis favorisera leurs intérêts personnels, les trois quarts de nos plus furieux impérialistes sentiront que leur loyalisme envers l’Angleterre s’est évanoui dans les brumes du passé.

Oui, un danger très réel et très grave menace la domination anglaise au Canada. N’en déplaise aux fanatiques orangistes, ce danger ne vient ni de la French, ni de la Roman domination ; il vient de la langue anglaise. Si cette langue devait devenir un jour la seule langue parlée dans le pays, ce jour-là, le Canada serait perdu pour l’Angleterre et il aurait cessé d’exister comme entité nationale : ce ne serait plus qu’une toute petite partie du grand tout américain.

Je m’étonne que les Anglais sensés ne s’en aperçoivent pas et que ceux des Canadiens-français qui s’en aperçoivent ne le crient pas plus haut[1].

  1. Il me paraît juste de faire observer que les nationalistes ont rarement manqué l’occasion de faire valoir cet argument. Je l’ai employé chaque fois que j’ai traité cette question devant un auditoire de langue anglaise. Il produit moins d’impression que l’auteur semble le croire. Il y a beaucoup plus qu’on ne le pense d’Anglo-Canadiens prêts à dire comme cet interlocuteur de Lord Dorham : « Canada must be English-speaking, even at the risk of ceasing to be British. »