Les invisibles de Paris (Aimard)/Prologue/IV

Roy et Geffroy (p. 28-35).
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IV

OÙ IL EST DÉMONTRÉ QUE LE CARNAVAL N’EST PAS GAI POUR TOUT LE MONDE

On vient de le voir, tout Paris est en fête.

Plus que tous les autres, le quartier des Écoles prend sa part de la joie commune.

Les cabarets chantent aux angles des rues de la Cité, de la Harpe et Saint-Jacques.

Sur les boulevards extérieurs, les bals publics éparpillent dans l’air les notes apocryphes de leur musique d’aveugle appelant, à grand renfort d’harmonie imitative, les danseurs qui se hâtent d’accourir, déjà plus que raisonnablement ivres.

Là, c’est la jeunesse qui jette sa gourme, ce sont les fils de bons provinciaux qui se saignent aux quatre veines pour leur faire apprendre le droit ou la médecine.

Vous voyez ce sauvage aux plumes de coq et au nez carabiné, un jour ce sera l’aigle du barreau parisien, peut-être même un des foudres de l’opposition à notre tribune politique ! Ce Soulouque à jupe de danseuse, dont les épaulettes sont faites avec des carottes et des navets artistement collés les uns aux autres, ne vous y trompez pas, dans vingt ans vous lui confierez la vie de votre femme, de vos enfants !

Ils en ont pour quatre ou cinq ans de cette vie fiévreuse et dégingandée.

Puis viendra l’heure des lunettes et des favoris côtelettes. Adieu barbiches brunes et blondes, moustaches aux crocs retroussés par derrière l’oreille, chevelures incultes et flottant au gré de l’amour ! Adieu le printemps, l’espérance et la gaieté, voici venir vers eux le monde qui leur dit, le menton enfoncé dans sa cravate : Sat prata biberunt… Assez de folie, mes bons amis ; plus de rires, plus d’illusions ! C’est l’heure de la réalité, de l’ambition, de la cupidité. Oubliez que vous avez un cœur ; gagnez de l’argent ! Brisez ces chaînes qui vous faisaient la vie si douce et si fleurie ; il vous faut des rubans de toutes couleurs à vos boutonnières. Oubliez le passé avec ses lumières et ses refrains de tendresse ; il s’agit d’arriver, de grimper sur le dos de vos devanciers. Plus d’amis, plus de maîtresses ! Vous êtes des hommes ; travaillez, réussissez ! Sinon, mieux vaudrait pour vous ne jamais avoir vu le jour.

Au moins ceux-là s’amusent pour s’amuser.

Ils ne descendent pas des hauteurs de Montmartre et de Batignolles, dans un costume qu’ils doivent à une entreprise de gaieté publique, garçons bouchers donnant le bras à des balayeuses, pour gagner trois francs et quelques centimes au bout d’une nuit de quadrilles de commande.

Ils ne prennent pas des noms comme la Bretonne, Baudruche, le Capricorne ou le Saut-de-Lapin, et ne se font pas offrir cinquante ou soixante francs par des libertins blasés et avachis de débauche, pour danser sous leur loge d avant-scène le pas de la grenouille en gésine.

Ils y vont bon jeu, bon argent.

Ils n’ont rien de répugnant, et si parfois ils descendent au niveau des brutes que nous venons de citer, ils en rougissent le lendemain et se jurent bien de ne pas recommencer.

Quelques-uns de ces étudiants plus riches ou mieux accouplés que leurs amis et camarades, dédaignant la Chaumière, le Prado et autres bals du quartier, désertaient la rive gauche et, traversant les ponts, se rendaient, cette nuit-là, soit à l’Opéra, soit à Valentino.

Abandonnons-les quelques instants, nous les retrouverons tout à l’heure.

Au coin de la rue des Saints-Pères et de la rue de Lille, sous une porte cochère donnant en face d’un de ces restaurants à bon marché, que les étudiants surnomment des Rôtisseuses, une pauvre femme, aux traits fins et distingués mais que la misère, le désespoir ou peut-être la débauche, avaient marquée de leur ineffaçable stigmate, se tenait accroupie dans l’ombre, un enfant de quatre ou cinq ans dans les bras.

L’enfant, un petit garçon, une tête d’ange bouffi, grelottait dans les haillons sordides, misérables, mais propres dont il était enveloppé.

La mère, jeune, quoique de prime abord il eût été impossible de lui assigner un âge déterminé, la mère, vêtue d’une vieille robe de soie noire, trouée, reprisée, en loques, dernier vestige d’un luxe effacé, la tête entortillée dans un mouchoir formant capuchon, pleurait à chaudes larmes tout en essayant de réchauffer la pauvre petite créature, qui d’instant en instant murmurait d’une voix faible et convulsive :

— Maman, j’ai froid !

— Mon Dieu ! mon Dieu ! sanglotait la misérable, et ne rien pouvoir, et ne plus rien avoir ! plus rien ! Et tout ce monde qui soupe, qui chante, rit et s’enivre ! Ils vont me laisser mourir là, sans pitié, sans secours ! Oh ! mon enfant ! mon cher enfant ! si tu pouvais dormir !…

Et, embrassant son fils avec frénésie, avec des tressaillements nerveux, elle se mit à le bercer, à le dodeliner, pour essayer de l’endormir, lui et ses souffrances, qui lui faisaient oublier ses propres souffrances, à elle.

— Oh ! maman ! j’ai bien froid ! bien froid !

Elle ôta le foulard qui lui garantissait la tête et elle l’en enveloppa, laissant retomber sa chevelure en désordre le long de ses épaules, sans y prendre garde.

— Chassés ! Plus d’asile ! plus de pain ! Oh ! ville sans entrailles ! Il est donc vrai que tu dévores tes enfants ! J’ai été belle, heureuse ! moi aussi, tout m’a souri. Depuis que Dieu m’a donné cet ange, il m’a repris le bonheur. Voilà vingt heures que je n’ai rien mangé… Oui, mais lui, mon trésor chéri, il ne souffre pas, je lui ai donné mon dernier morceau de pain. Si je pouvais l’endormir !

Et elle le berçait toujours !

Mais comme si toutes ses paroles, tous ses désirs dussent se tourner contre elle, l’enfant, qui commençait à fermer les yeux, les rouvrit, et, lui passant ses petits bras autour du cou, l’embrassa et lui dit tout doucement :

— Maman, j’ai faim ! Est-ce que nous n’allons pas bientôt manger ?

— Manger !

La malheureuse se mit à frissonner ; des hoquets convulsifs soulevaient sa poitrine, elle jetait autour d’elle des regards qui ne voyaient plus rien ; les larmes s’arrêtèrent dans ses yeux égarés et brûlés par la fièvre.

À ce moment, du premier étage du restaurant voisin, des chants bachiques s’élancèrent et arrivèrent jusqu’à elle.

C’était :

Messieurs les étudiants
S’en vont à la Chaumière,
Pour danser le cancan
Et la Robert-Macaire ;


ou :

Le père Adam, trois jours avant sa faute, etc. ;


ou du Béranger : on en chantait encore en 1847, et les fourchettes frappaient les verres, les assiettes brisées sautaient par la fenêtre. Deux ou trois éclats de porcelaine vinrent rouler jusqu’aux pieds de la pauvre femme.

Elle jeta un regard avide sur ces débris, pour voir si par hasard elle n’aurait pas pu rencontrer la pâture d’un chien ; mais les heureux et les gorgés de là-haut ne se doutaient point qu’à quelques pas à peine de leurs joyeusetés, succombant sous le froid et la faim, une mère se désespérait sur son enfant qui lui demandait du pain.

— Que faire ? Si je chantais aussi !… Ils m’entendraient ! Ils me secourraient ! Oui, essayons.

Et elle commença d’une voix faible, mais encore belle et habile dans l’art du chant, l’Adieu, de Schubert :

Voici l’instant suprême,
L’instant de nos adieux !
Ô toi ! seul bien que j’aime,
Sans moi retourne aux cieux !
La mort…

Ici la voix lui manqua.

Elle s’était levée, son fils toujours bercé par ses bras glacés ; elle retomba, chancelante, sans voix, sur la borne qui lui servait de siège, sans pouvoir répéter d’autre mot que :

— La mort ! la mort !

Mais son but était atteint.

La fenêtre du restaurant venait de s’ouvrir et quatre ou cinq masques, des verres de champagne à la main, des cigares aux lèvres, le bras entourant la taille des grisettes, lorettes ou étudiantes qui leur donnaient la réplique, parurent, cherchant d’où pouvait venir cette réponse funèbre à leurs gais refrains.

Tout d’abord, ils ne virent rien, et l’un d’eux se mit à crier :

— La bonne farce ! hé ! là-bas ! la Malibran, faites dételer, nous remplacerons les chevaux de votre carrosse !

La pauvre femme releva la tête, comme si elle eût reçu subitement une commotion électrique, ses yeux lancèrent un regard de convoitise vers les bougies qu’on voyait au travers des vitres du cabinet où soupaient ces gens-là. Elle prêta l’oreille à cette raillerie, qui, pour elle, était une espérance.

— La charité, s’il vous plaît ? fit-elle en baissant la tête.

La voix de la pauvre femme résonnait si faiblement, qu’elle se perdit au milieu des rires et des calembours.

— La Pomme, appelle-moi Jean, ou je ne te réponds plus, dit en titubant sur ses jambes un tout jeune étudiant de première année, qui cherchait à se faire passer pour un viveur, un cynique, un blasé, lui qui arrivait la veille de Bernay, avec deux malles pleines de linge, des illusions plein la tête, et des mains plus rouges que celles d’une Javotte de village.

La mère mit un baiser au front pâle de son enfant.

La Pomme mit un soufflet sur la joue de son cavalier, et lui riant au nez :

— Je ne connais que des Arthurs. Tu t’appelleras Arthur comme les autres. Voilà !

En ce moment ses regards tombèrent sur la mendiante, qui s’était avancée jusque sous la fenêtre, et qui tendait la main.

— La charité ? J’ai faim, mon fils aussi !

— Oh ! pauvre femme ! s’écria la Pomme. Tiens ! sans cœur d’Arthur, regarde, la voilà ta Malibran ! Vite la main à la poche.

— Ah ! plus souvent ! répondit celui-ci en se retirant de la fenêtre… On la connaît, c’est toujours la même chose ! Voilà dix ans que cette coquine-là fait les mêmes grimaces ! Tu ne vois donc pas qu’elle a bu ? Elle ne peut même pas se tenir sur ses jambes.

Et le malheureux, qui était ivre, se laissa aller et retomba lourdement sur un canapé.

— Ivre, moi ! pensa la pauvre femme.

Et, joignant les mains, elle retomba agenouillée sur le pavé.

— Allons, descendons, et plus vite que ça, fit la Pomme, une belle brune aux joues brillantes de santé. Ohé ! les autres !… L’addition est payée, mais c’est égal, voilà mon bonnet de police qui servira d’aumonière. Allons-y gaiement !

Chacun des étudiants mit une pièce de monnaie dans le bonnet de titi que tendait la jeune fille, Arthur ou Jean lui-même fut obligé de s’exécuter.

— Maintenant, nos paletots, nos manteaux, et en route pour l’Opéra ! Je me charge de faire accepter la chose par la pauvre femme.

On descendit, et le produit de la collecte, qui s’élevait à une trentaine de francs, déposé par la Pomme entre les mains de la mendiante.

— Voilà de quoi vous nourrir et vous couvrir cette nuit, la mère, vous et votre petiot.

— Merci ! oh ! merci ! sanglota la femme.

— Ne nous remerciez pas… Ça commence bien notre nuit… nous sommes sûrs de nous amuser. Allons, Arthur, prends mon bras et marche droit.

Arthur obéit tout en murmurant :

— Sapristi ! qu’il fait froid ! On me fait marcher contre le vent. Je n’aime pas ça.

Les chansons et les cris recommencèrent.

La bande joyeuse s’éloigna sans faire plus attention à la mendiante ni à l’enfant, qu’elle s’était empressée de reprendre dans ses bras.

En ce moment, deux hommes qui avaient eu soin de laisser s’éloigner les étudiants masqués, s’approchèrent vivement de la mère et de l’enfant.

Puis, sur un signe du premier, le second, donnant une brusque secousse au bras de la malheureuse qui tenait l’aumône des jeunes gens, fit tomber à terre cinq ou six pièces d’argent, sur lesquelles il se précipita.

Après les avoir ramassées et mises dans sa poche, il prit la fuite à toutes jambes.

La femme, qui n’avait songé qu’à préserver son enfant de ce choc brutal, demeura un instant sans comprendre, puis elle s’arrêta froide, inerte, atterrée.

Le second inconnu l’examinait froidement.

— Monsieur ! monsieur ! s’écria-t-elle, on vole le pain, la vie de mon fils ! Au secours ! au secours !

L’homme ne bougea pas. Il n’eut même pas l’air de l’entendre.

Alors, se relevant, effarée, les yeux démesurément ouverts, agitée d’un tremblement irrésistible, elle poussa deux ou trois cris inarticulés semblables à des rugissements.

L’homme resta de pierre.


— Voilà de quoi vous nourrir et vous couvrir cette nuit, la mère, vous et votre petiot.

La pauvre femme vit qu’elle n’avait plus de pitié à attendre de personne, et, serrant avec violence contre son sein son fils qui pleurait et criait :

— Maman, j’ai froid, j’ai faim ! elle bondit et s’élança en courant vers le quai voisin.

L’homme suivit.

N’écoutant ni les plaintes, ni les cris d’effroi de l’enfant, elle courait, laissant échapper de ses lèvres crispées ces seuls mots, qu’elle avait essayé de chanter peu d’instants auparavant :

— La mort !… la mort !

Au loin, les pierrots, les sauvages et les débardeurs qui étaient venus à son secours traversaient en ce moment le pont des Arts en chantant.

Sans ralentir sa course affolée, la pauvre désespérée tourna le quai de gauche, s’engagea sur le pont du Carrousel, et arrivée au milieu à peu près, elle s’arrêta, puis se pencha sur le parapet.

Sous ses yeux, les eaux de la Seine déroulaient leur ruban blafard, large et moutonneux. Elles semblaient lui dire :

— Viens, nous te recevrons comme une amie, tu te reposeras dans notre sein. Ici est le repos, ici la fin de tes douleurs. Viens !

Ses lèvres murmurèrent une dernière oraison, un muet adieu à la vie.

Puis, couvrant de baisers frénétiques les joues de son enfant, elle sanglota :

— Mon Dieu ! mourir à vingt-cinq ans ! Mon Dieu ! pardonnez-moi… mais j’aime mieux l’emmener avec moi ! La route serait trop rude pour lui ! je ne veux pas qu’il reste seul dans ce monde… D’ailleurs une bonne mère ne quitte pas son enfant !… Viens, mon fils, viens avec moi !

Elle fit le signe de la croix et monta sur le parapet.

Une main puissante la saisit par la ceinture et l’attira en arrière.

Elle retomba à genoux sur le pont.

— Vous ! s’écria-t-elle avec une indicible terreur, en reconnaissant l’homme qui avait fait signe de la voler. Vous !

— Mauvaise mère, lui répondit une voix ferme et imposante.

— Mauvaise mère !… moi !…

— Quel est donc le Dieu qui autorise une mère à tuer son enfant ?

— Oh ! mon fils ! mon cher fils !

Et elle éclata en sanglots, trop longtemps contenus.

— Pleurez ! reprit l’inconnu, pleurez et repentez-vous !

Elle releva la tête et le regardant fixement :

— Qui êtes-vous ? que me voulez-vous ?

— Je suis votre ami… je veux votre enfant.

— Mon enfant !… Ah ! cria-t-elle au comble de l’exaspération, tout à l’heure on m’a volé mon pain… maintenant on veut me voler mon enfant ! Oh ! non ! non !… Eh bien ! venez donc me le prendre !

— Pauvre folle ! fit l’inconnu, qui s’approcha d’elle.

— Ne me touchez pas, cria la mère épouvantée, j’appelle, je crie… On viendra… Vous ne me volerez pas mon chérubin, mon trésor, ma vie… à moi… On viendra… Il veut me… Ah ! le misérable ! À moi… à moi !…

Ce fut tout.

La fatigue, le besoin l’emportèrent ; elle se sentit défaillir et elle tomba.

L’étranger se précipita et soutint l’enfant, qu’en tombant, par un mouvement instinctif, elle levait en l’air pour le préserver de tout mal ; puis il se baissa, saisit la mère dans ses bras et reprit, suivi du fils, le chemin que la pauvre femme venait de franchir en courant.

Arrivé à la porte du restaurant, il sonna, on ouvrit.

Son premier soin fut de déposer la mère et l’enfant dans une chambre où des secours leur furent prodigués.

Ensuite il manda le maître de l’établissement, qui, après avoir écouté ce que l’étranger lui dit à voix basse, s’inclina respectueusement devant lui et se retira.

À ce moment, on frappa à la porte du salon où tout cela se passait.

Sur un mot, entra le second inconnu, qui avait volé l’aumône des étudiants.

— Tout est-il prêt, Karl ? demanda l’inconnu.

— Oui, répondit le nouveau venu. On n’attend plus que Votre Excellence, et les personnes qu’il lui plaira d’amener.

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Voilà, parmi beaucoup d’autres, tristes, joyeuses, dramatiques ou burlesques, les quatre principales scènes qui se passèrent à Paris, la nuit du samedi gras de l’an 1847, entre minuit et deux heures du matin, scènes qui auraient été vues par le Rôdeur nocturne dont nous avons parlé au commencement de cette histoire, si d’un observatoire élevé son œil eût plongé sur les rues si tranquilles en apparence de la capitale de la monarchie française.


FIN DU PROLOGUE