Roy et Geffroy (p. 36-45).
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LES COMPAGNONS DE LA LUNE

I

CE QUI SE PASSAIT DANS UN CABINET PARTICULIER DE LA RÔTISSEUSE BASSET, DANS LA NUIT DU SAMEDI AU DIMANCHE GRAS 1847

D’après de Saint-Foix, ce fut en 1619, quatre ans après la mort de la reine de Navarre, première femme du roi Henri IV, qu’on vendit son palais et ses dépendances.

Sur les terrains occupés par un parc ombreux et vaste, par des jardins magnifiques, se bâtirent les premiers et les plus beaux hôtels du quai Malaquais.

On y traça, entre autres voies de communication, la rue Jacob, la rue des Saints-Pères et celle des Petits-Augustins.

Jusque-là le faubourg Saint-Germain, immense village placé au milieu d’une grande cité, ne possédait que des maisons séparées entre elles par des vignes, des champs, des prairies.

À peine quelques rues tortueuses, étroites, mal pavées le traversaient-elles.

Il n’en est plus ainsi à l’époque où se passe notre récit.

Le quai Malaquais, l’un des plus aristocratiques quartiers de Paris, brille par l’élégance et le grandiose de ses demeures. Parmi les hôtels princiers qu’on y admire, se trouve l’hôtel Mazarin, successivement habité par la princesse de Conti, les ducs de Créqui, de la Trémouille et de Lauzun.

Le temps l’a respecté et le marteau des niveleurs ne s’est pas encore donné le plaisir de l’abattre.

Bien que cet hôtel ait extérieurement subi quelques changements importants, bien que des magasins d’estampiers et des boutiques de libraires se soient ouverts à gauche et à droite de son entrée principale, à l’intérieur il est demeuré à peu de chose près tel que le duc de Mazarin, cet excentrique neveu du cardinal-ministre, l’avait fait disposer après en être devenu le possesseur.

Les révolutions et les faiseurs d’affaires ont respecté cette habitation princière, qui, en 1845, devint la propriété d’un noble étranger, le comte de Warrens[1].

Ce M. de Warrens, riche autant que noble, ayant pour le passé intelligent et artistique le respect et le culte de toutes les grandes âmes, conserva pieusement les traditions laissées par les précédents maîtres de cette demeure.

Il n’y faisait, à la vérité, que de courts séjours, de rares apparitions. Mais ses gens, et ils étaient nombreux, même en son absence, avaient l’ordre exprès de vivre comme si l’hôtel était toujours habité par lui, c’est-à-dire sobrement et dans le plus grand ordre.

Un intendant, aussi muet que son maître était grand seigneur, tenait la main à ce que toutes ses volontés fussent exécutées ponctuellement.

Une seule fois, en deux années, un valet de pied rentra à moitié ivre : le lendemain, on lui payait trois mois de gages, et il était impitoyablement chassé.

Les autres, au nombre de cinquante, tant cochers que chefs de cuisine, palefreniers, valets de tous services, trouvant la maison bonne, se le tinrent pour dit.

Attaché libre à l’ambassade d’une des nombreuses principautés de la Confédération germanique, le comte de Warrens paraissait avoir trente ans à peine.

D’une beauté presque féminine, d’une adresse merveilleuse à tous les exercices du corps et à toutes les armes, d’une élégance irréprochable, il s’était vu ouvrir les salons les plus difficiles dès le premier jour de son arrivée.

Chez Lepage et chez Devisme, on montrait ses cartons, et peu de tireurs les croyaient authentiques.

Un jour, il s’était amusé à piquer douze épingles autour de la mouche, et chacune de ses douze balles avait pris la place de chacune des épingles sans toucher l’épingle avoisinante.

Chez Bertrand, chez Pons, chez Grisier, on l’avait vu faire assaut avec les plus fines lames de ces trois salles ; nul ne pouvait se vanter d’avoir effleuré son plastron.

Il est bien entendu que le vieux Bertrand, le roi des tireurs, Pons et Grisier ne s’étaient pas mis en ligne.

Nous ne tenons aucunement à attaquer la réputation de ces trois grands hommes en fait d’armes.

L’existence du comte, touriste forcené, s’écoulait en voyages continuels dans toutes les contrées du globe. Il ne faisait, pour ainsi dire, que toucher barre en France. Plusieurs fois déjà on l’avait vu, après quatre ou cinq jours à peine passés dans son hôtel, disparaître des mois entiers sans que nul, excepté son intendant, sût où il fallait lui adresser les nombreuses lettres qui arrivaient chaque matin à son adresse.

Et cet intendant, s’il avait le don de la parole, avait encore mieux la faculté du silence.

Pour la première fois, depuis son entrée en possession, il y avait trois mois que ce gentilhomme mystérieux habitait son hôtel, et rien ne faisait prévoir qu’il eût l’intention de le quitter prochainement.

Arrivé à l’improviste, un soir du mois de décembre 1846, il s’était installé et mis à vivre chez lui comme s’il n’avait pas fait autre chose depuis dix ans, et sauf cinq ou six excursions dans diverses propriétés et différents châteaux dont son intendant venait de faire l’acquisition en son nom dans les environs, à Écouen, à Chantilly, à Louveciennes et à Viry, il n’avait pas plus abandonné sa demeure du quai Malaquais qu’un bon habitant du quartier Saint-Denis ne quitte son vertueux domicile de la rue aux Ours.

Six boutiques, ayant toutes la même devanture et les mêmes ornementations, occupaient la façade de l’hôtel de Warrens. À droite, un marchand d’estampes, un bijoutier et un marchand de curiosités ; à gauche, un libraire, un marchand de tableaux et un café.

Sur la rue Jacob, car ce dernier et magnifique spécimen des demeures de nos pères s’étendait jusque-là, l’hôtel n’avait pas de sortie, du moins de sortie apparente, pas plus que sur les faces latérales donnant rue des Petits-Augustins et rue des Saint-Pères.

De hautes maisons, dont les rez-de-chaussées étaient occupés par des commerçants de toutes sortes, tapissiers, marchands oiseleurs, fruitiers, boulangers, marchands de vin, restaurateurs, masquaient complètement les vastes jardins formant le derrière de l’hôtel et les enserraient d’un impénétrable rideau de pierres.

Toutes ces maisons dépendaient du bâtiment principal, et devaient donner entre quatre et cinq cent mille francs de revenu. Les diverses industries, agglomérées par le hasard dans ce milieu tranquille, prospéraient.

Tous, marchands et locataires, vivaient en parfaite intelligence. Jamais de querelles, jamais de procès. On eût dit qu’une police occulte avait la haute main sur ces existences, étrangères les unes aux autres, et pourtant se fondant si bien les unes dans les autres.

Les baux des appartements et des boutiques ou magasins avaient été faits par l’intendant du comte, et jusqu’à ce jour personne n’avait eu qu’à se louer de ce représentant silencieux, mais poli, honnête et loyal de M. de Warrens.

Si nous ne nous arrêtons pas un moment sur cette figure curieuse, c’est qu’elle reparaîtra souvent dans notre action, et que nous la dessinerons en temps et lieu.

Disons toutefois qu’elle répondait au nom de major Karl Schinner.

C’était dans le restaurant situé à l’angle de la rue des Saints-Pères et du quai Malaquais que l’inconnu avait transporté la femme et l’enfant arrachés par lui à une mort horrible.

Cet établissement bien connu alors sous le nom de Rôtisseuse Basset, fondé un peu après 1830 par un sieur Basset, qui, en peu d’années, avait eu l’esprit et le talent d’y faire fortune, avait conservé comme une garantie de succès le nom de son fondateur, tout en ayant changé déjà trois fois de propriétaire.

Cela se pratique ainsi dans la plupart des maisons en renom. Le vin change, mais l’enseigne reste la même, et les chalands, les clients s’y prennent, comme de juste.

Le propriétaire actuel de la maison Basset se nommait Grossel. Le nommé Grossel, gros homme d’une quarantaine d’années, à la mine béate, au regard sournois, toujours correctement vêtu de noir, actif, remuant, ne quittant jamais la serviette blanche, emblème de sa dignité, beau diseur, obséquieux, et par-dessus tout âpre au gain, représentait bien le type de l’homme parti de rien qui se croit sûr d’arriver à tout.

Et, au fait, pourquoi n’y serait-il pas arrivé ?

Il savait lire couramment, compter toujours à son avantage ; il écrivait sans hésiter ces deux mots magiques : Anselme Grossel, qui valaient de l’or en barre, et croyez bien qu’il ne les plaçait au bas d’un papier, timbré ou non, qu’à bon escient.

La chronique, légèrement sévère, chacun le sait, prétendait qu’un jour, ou probablement un soir, il s’était laissé aller jusqu’à renier ce magique Sésame, ouvre-toi ! de sa caisse.

Mais, grâce aux honnêtes conseils que lui donna l’intendant du comte de Warrens, il reconnut son erreur et sa signature. C’était la fleur des pois, parmi les braves gens, que ce M. Anselme Grossel.

Ancien garçon du Café de Paris, où il gagnait de trois cents à quatre cents francs par mois, il avait en peu de temps réalisé assez d’économies pour acheter le restaurant Basset au prix de cent cinquante mille francs. Soyons équitable ; il n’avait payé, à la vérité, que la moitié de la somme convenue, en signant le contrat de vente en l’étude de Me  Dubuisson, notaire, place de la Bourse.

Où Grossel, sorti tout jeune Ides Enfants-Trouvés, avait-il découvert ces soixante-quinze mille francs ? Personne ne le sut, et sauf quelques bons petits camarades, jaloux de sa subite élévation, personne ne songea à s’en inquiéter. Peut-être M. Karl Schinner aurait-il pu renseigner les envieux et les jaloux… mais c’était une affaire entre lui et Grossel, nous n’avons que faire d’y mettre le doigt.

M. Anselme Grossel, en personne, était venu recevoir l’inconnu à la porte de son établissement ; il s’était silencieusement incliné devant lui, et ce qui ne laissait pas que de mériter certains éloges et encouragements, il l’avait guidé, après lui avoir fait monter un escalier réservé à travers un large corridor, sans questions, sans bavardage.

À droite et à gauche de ce corridor, une douzaine de cabinets particuliers laissaient échapper à travers leurs portes plus ou moins fermées et leurs cloisons plus ou moins épaisses, des éclats de rire, des chants qui n’étaient pas des chants d’Église et des propos rappelant ceux que nous avons légèrement esquissés dans nos chapitres précédents.

C’était un singulier voisinage pour une femme évanouie, pour un enfant à demi endormi par la fatigue, le froid et la faim. Mais leur sauveur ne semblait pas plus y faire attention qu’il ne se donnait la peine de répondre aux salamalecs de son guide.

Grossel introduisit ces trois nouveaux venus, l’un portant les autres, dans un petit salon retiré. Une table, un canapé, quelques chaises en formaient tout l’ameublement. En face d’une vaste cheminée où flambait un feu d’enfer, se trouvait une fenêtre donnant sur la rue des Saints-Pères ; cette fenêtre hermétiquement fermée avait, par surcroît de précaution contre le froid sans doute, de double rideaux en reps très épais, qui la masquaient de bas en haut.

Une double portière aussi épaisse et de même étoffe que les rideaux de la fenêtre, empêchait tout son de venir du dehors une fois la porte fermée ; et il paraissait douteux que du corridor on pût entendre un seul mot de ce qui se disait dans le petit salon. Un épais tapis étouffait le bruit des pas. Ce sont de ces réduits que tout restaurant sachant se respecter doit avoir en nombre respectable.

Un homme d’un certain âge, au front large, au regard scrutateur, d’une mise sévère, une rosette d’officier de la Légion d’honneur à la boutonnière, se tenait assis, les pieds sur les chenets, devant la cheminée.

Il lisait le National.

Le bruit que fit la porte en s’ouvrant, ou plutôt le vent qui s’engouffra dans l’entre-bâillement, car la porte ne faisait aucun bruit, tira notre homme de sa lecture et de ses réflexions.

Il jeta son journal et se leva.

Ce fut tout. Pas le moindre signe de surprise. Pas un geste, pas un mot.

Si cet homme n’était pas diplomate, il aurait dû l’être.

L’inconnu déposa la mère sur le sopha, mit l’enfant entre les bras du premier occupant du petit salon, et se tournant vers Grossel, respectueux, attentif, demeuré immobile au seuil de la porte :

— Vous nous servirez vous-même, lui dit-il ; vos garçons ne doivent pas se douter qu’il y a ici d’autres personnes que le docteur et moi.

— Personne ne s’en doutera, répondit le restaurateur, pas même moi, si je ne dois rien voir ni savoir.

— Le docteur et moi nous connaissons votre phraséologie et votre obéissance ; n’oubliez pas l’une et faites-nous grâce de l’autre ! repartit sèchement l’inconnu. Avez-vous exécuté mes ordres ?

— Dès qu’ils me sont parvenus, monsieur. Et Grossel salua en silence.

— Bien. Apportez ce que j’ai demandé.

— Moi-même ?

— Oui.

— Je vole et je viens.

— Animal ! grommela l’autre. Faites vite, et surtout pas un mot !

— Je serai muet, quoi qu’il m’en puisse coûter.

Il salua de nouveau et se retira en refermant soigneusement la porte à clef, derrière lui.

Pendant ce court colloque, l’officier de la Légion d’honneur, qu’on avait appelé le docteur, s’était approché vivement de la femme évanouie ; d’un rapide coup d’œil il avait examiné tous les symptômes de son évanouissement.

Puis, posant sur un fauteuil l’enfant qui pleurait, il lui dit doucement :

— Reste là et sois bien sage, je vais réveiller ta maman.

L’enfant le regarda de ses grands yeux effarés, lui sourit à travers ses pleurs en balbutiant :

— Voilà longtemps qu’elle dort. Il faudra lui donner à manger… Elle avait faim aussi, elle !… Laissez-moi l’embrasser, voulez-vous ?

Et le pauvre petit, sans attendre la permission que le médecin allait peut-être lui refuser, sauta à bas de son siège, se précipita et vint barbouiller de baiser les joues et le front de la jeune femme.


Une main puissante la saisit par la ceinture et l’attira en arrière.

Mais, au grand étonnement des deux hommes, la mère ne se réveilla pas sous les caresses de l’enfant.

— Maman ! maman ! réveille-toi donc ! c’est moi ! Georges !… ton petit Georges !… Tu ne veux pas m’écouter ? Je vas pleurer.

La crise si violente en plein air avait tellement brisée la frêle enveloppe de la pauvre créature que, le manque de nourriture aidant, c’est à peine si un léger souffle, l’ombre d’une respiration, s’échappait de ses lèvres pâles et serrées.

— Eh bien ! mon ami ? dit avec anxiété le dernier arrivé.

— Eh bien ! c’est grave ! Occupez l’enfant, je vais soigner la mère, répondit le docteur Martel, l’un des plus célèbres praticiens de ce temps-là.

Tout en parlant, et pendant que l’autre prenait l’enfant dans ses bras, il tira de la poche de son habit une trousse et un flacon de cristal.

— Y aura-t-il du danger ?

— Je ne puis rien dire encore. La secousse a été terrible, la réaction trop violente. Ah ! vous n’y êtes pas allé de main morte !

— Que craignez-vous ? fit l’inconnu dont la voix tremblait d’inquiétude.

— Pardieu ! je crains… je crains une congestion cérébrale.

— Une… Mais ce serait la mort !

— Ou à peu près, oui.

— C’est affreux ! c’est horrible ! dit l’inconnu en laissant tomber sa tête sur sa poitrine dans un mouvement de désespoir. Si ce pauvre petit devient orphelin, je ne me le pardonnerai de ma vie.

— Oh ! le petit… le petit… ce n’est pas de lui qu’il s’agit ; un bon consommé et une marmelade aux pommes en auront raison… Sacrebleu ! mon cher, vous êtes charmant ! grommela brutalement Martel, tout en faisant respirer à la malade le puissant cordial contenu dans le flacon, vous prenez une pauvre diablesse énervée par la misère, épuisée par les privations de toutes sortes… Il va falloir que je la saigne… comme c’est gai !… Vous emmènerez l’enfant. Et sur cette malheureuse, vous frappez comme sur une tête de Turc ! Vous avez amené le mille, de quoi vous étonnez-vous ?… Ah ! elle ouvre un œil… c’est quelque chose, mais ce n’est pas, assez : ma mignonne, il faut ouvrir les deux.

Le brave homme, qui venait de retrousser ses manches, prit une lancette dans sa trousse, et mettant à nu le bras amaigri de la patiente, s’apprêta à le lui saigner, en cas de besoin.

— Ah ! vous allez faire du mal à maman… Je ne veux pas qu’on lui fasse du mal !… s’écria le petit Georges, que l’inconnu retint malgré ses efforts.

— Je vous avais bien dit de l’emmener, fit le médecin…

— Maman ! maman ! continuait l’enfant… réveille-toi… le vilain monsieur veut te tuer !… Je ne le veux pas…

— Là ! voilà ce que vous me valez, dit en souriant le docteur Martel à l’inconnu. Heureusement que ce petit braillard a raison… Je crois que la saignée sera inutile.

Et, pendant que l’enfant se calmait en voyant disparaître la lancette qui l’avait tant épouvanté, le praticien suivait sur sa montre l’augmentation presque insensible du pouls de la malade.

— Allons, reprit-il avec un soupir de soulagement, rassurez-vous, mon ami, cette crise sera moins rude que je ne le pensais. Peut-être même sera-t-elle salutaire.

— Salutaire ?

— Oui, elle paralysera la prostration des organes, produite par une trop longue abstinence.

— Le ciel vous entende, docteur ! Quelles que soient l’honnêteté et l’importance de notre but, je m’en voudrais toujours de l’avoir dépassé.

— Oui, oui… le but est honorable, je le sais, et sans cela, je ne me trouverais pas ici… Mais le moyen a été dur… Nous avons oublié que notre sujet n’était qu’un être nerveux et abattu par de longues souffrances… Quand je dis : nous…

— C’est de moi seul que vous voulez parler. J’en conviens, je suis le seul coupable.

— Coupable ! non… mais tant soit peu imprudent. Savez-vous que, sans vous en douter, vous couriez le risque de rendre cette femme folle, ou de la tuer sur le coup ?

— Eh ! mon ami, répondit l’autre d’une voix sombre, n’eût-il pas mieux valu pour elle perdre la raison ou mourir, il y a quelques années ?

— Il y a quelques années, soit, je le veux bien, fit sévèrement le docteur Martel ; mais aujourd’hui qu’elle est mère et responsable dans ce monde et dans l’autre du sort de ce petit être-là… À propos de ce petit monsieur, il me semble qu’on tarde bien à lui apporter sa pâtée…

Comme si M. Anselme Grossel eût tenu à se justifier de l’accusation portée contre son activité, la porte s’ouvrit et il entra tenant un plateau sur lequel se trouvaient tous les aliments nécessaires à la mère et à l’enfant.

— Voici une lettre pour vous, monsieur, dit-il après avoir déposé le plateau sur la table.

L’inconnu prit la lettre, l’ouvrit et la parcourut rapidement.

— On attend la réponse, reprit le restaurateur.

— Conduisez la personne qui vous a remis le billet dans la chambre que vous avez dû préparer.

— La chambre verte !

— Elle est prête ?

— Oui, monsieur. J’y ai veillé moi-même. Vous le savez, rien ne se fait aussi bien que quand l’œil du maître…

L’inconnu regarda Grossel en face et de telle façon que le bavard rougit, baissa les yeux, balbutia et finit par s’arrêter bêlement au milieu de sa phrase si mal commencée.

L’inconnu ouvrit son portefeuille, en retira une carte bizarrement découpée :

— Vous servirez cette personne comme moi-même, dit-il.

— Bien, monsieur.

— On ne l’a pas vue entrer chez vous ?

— Non, monsieur.

— Vous lui remettrez cette carte, et vous lui direz ceci, — retenez bien mes paroles : Sept, compagnons de la Lune, deux. — Vous m’avez bien compris ?

— Parfaitement, répondit Grossel, qui n’avait rien compris du tout.

— Nul ne doit parler à cette personne. Vous la servirez vous-même et vous l’accompagnerez lorsqu’elle se retirera.

— Ce sera fait, monsieur ; pourtant…

— Quoi ?

— Me permettrai-je une simple observation ? objecta timidement Grossel, qui ne savait s’il devait se taire ou parler.

— Parlez.

— S’il faut que je serve moi seul la personne en question, car, à la discrétion et au silence de qui puis-je me fier, si ce n’est au mien propre ? comment m’y prendrai-je pour servir en même temps… ?

— Vous n’aurez plus besoin de revenir ici avant une demi-heure, interrompit l’ami du docteur Martel.

Grossel allait se retirer.

— Ah ! un mot encore… Souvenez-vous que dans une heure ou une heure et demie, au plus tard, tous vos cabinets doivent être libres, vos garçons couchés et votre maison fermée. Vous m’avez compris ?

— À merveille.

— Allez, et soyez sûr qu’on vous tiendra compte de vos services.

— Vous pouvez être certain, monsieur, fit Grossel en appuyant sa main sur son cœur pour donner plus de poids à son affirmation, que je suis tout dévoué à l’œuvre et au maître.

— Je le sais et je ne l’oublierai pas. J’en témoignerai même au besoin.

Grossel se retira.

— C’est la personne en question ? demanda le docteur.

— Oui.

— Elle est sûre ?

— Elle est des nôtres.

— Bien. Soignez l’enfant. Je vais guérir la mère.

— Un mot encore, mon ami.

— Parlez, répondit le docteur, qui ne perdait pas du regard le visage de la jeune femme.

— Sera-t-elle assez forte pour répondre à mes questions ?

— Je vous dirai cela tout à l’heure.

— Quoique nous n’ayons pas de temps à perdre, je préférerais attendre à demain plutôt que de risquer une seconde fois ses jours.

— Avec de la prudence, des ménagements, il nous sera possible d’agir et de parler aujourd’hui même. Je l’espère.

— Pourra-t-elle marcher ?

— Nous verrons cela une fois qu’elle aura pris un consommé et quelques doigts de vin vieux.

— En tous cas, on la transporterait.

— Oui, mais comment ?

— Oh ! ceci me regarde. Ne vous en inquiétez pas, répondit l’inconnu en souriant.

Cependant l’enfant, qu’on avait placé devant la table chargée de mets apportés par le restaurateur, mangeait avec l’appétit de son âge, et ne se serait pas arrêté, si le prudent médecin ne lui avait, pour ainsi dire, arraché les morceaux de la bouche.

— Il va s’étouffer, si on le laisse faire ! dit le docteur Martel en riant.

— J’en veux encore.

— Tu en auras, si ta maman se réveille, dit l’inconnu

— Alors donne-m’en… la voilà qui me regarde.

Le petit Georges allait s’élancer vers sa mère, qui, après s’être levée brusquement en se soutenant sur ses deux bras, venait de faire entendre un léger cri d’étonnement et de joie.

Mais, sur un signe du médecin, l’enfant fut retenu.

Le corps penché en avant, les mains jointes et tendues vers lui, le regard avidement fixé sur lui, sa mère le contemplait ; ses traits fatigués rayonnaient d’une auréole de bonheur.

— Georges ! fit-elle à voix basse.

— Maman ! répondit l’enfant.

— Faut-il le laisser libre ? demanda l’inconnu.

— Non, dit le médecin ; attendez.

Et examinant la pauvre femme avec la plus scrupuleuse attention, il suivait anxieusement tous ses mouvements.

L’inconnu s’était suspendu à ses regards.

— Georges ! répéta la mère, mon enfant ! mon cher enfant !

L’enfant, laissé libre, accourut dans ses bras.

Alors, ce furent des mots sans nom, des exclamations sans suite, des cris de ravissement entrecoupés de sanglots et de contractions, et qui aboutirent à un déluge de larmes silencieuses.

— Allons ! ça y est, s’écria le docteur. Il n’y a plus rien à craindre. Laissez-la pleurer à son aise ; dans quelques minutes elle sera complètement rétablie. Ouf ! nous l’échappons belle !

Et le docteur serrait avec effusion les mains de son ami, qui osait à peine en croire sa parole et le propre témoignage de ses yeux.

Quant à Georges, il sautait autour de sa mère, qui, le premier mouvement d’effervescence une fois passé, l’avait laissé aller ; il battait des mains, riait et se rapprochait insensiblement de la table, où il avait l’intention de se réintégrer.

— Viens, maman ; tu as faim, mange. C’est bon, tout ça… et mon bon ami ne demande pas mieux que de t’en donner ; et il la tirait par sa robe.

À peine avait-il achevé, que la mère releva la tête, et s’adressant à l’inconnu qui témoignait la plus tendre sollicitude pour l’enfant :

— Comment se fait-il, dit-elle d’une voix brisée par tant d’émotions, que vous qui, il y a une heure à peine, vous êtes montré si cruel envers moi, je vous trouve maintenant si bon pour mon fils, pour mon Georges bien-aimé ?

L’inconnu embrassait l’enfant, qui se mit à dire :

— Maman, j’ai sommeil.

— Dors, petiot, lui dit le docteur. C’est encore ce que tu as de mieux à faire.

Et on retendit sur le canapé, où il s’endormit, la tête sur les genoux de sa mère.


  1. Hôtel démoli en l’année 1849, et sur le terrain duquel a été élevé le palais de l’École des Beaux-Arts.