Les invisibles de Paris (Aimard)/Prologue/III

Roy et Geffroy (p. 19-28).
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III

REPRODUCTION D’UN TABLEAU DE GÉROME

Le passage de l’Opéra, quoique situé au centre d’un des quartiers les plus vivants de Paris, est, sous certains rapports, le passage le moins gai, le moins animé que nous ayons.

ÀA quoi cela tient-il ?

Nul ne saurait le dire.

Par ses deux galeries, aboutissant au boulevard des Italiens, par ses galeries souterraines, donnant rue Drouot, rue Rossini et rue Le Peletier, il offre cinq débouchés aux gens pressés.

Pourquoi ces gens d’affaires, boursiers, industriels, clercs d’huissier, ou saute-ruisseaux de notaire, préfèrent-ils le tourner comme un cap dangereux et prendre les rues voisines, plutôt que de s’engager dans ses galeries à l’aspect morne et sombre, à l’atmosphère humidifiée ?

Tout simplement, peut-être, parce que ces galeries sont mornes, sombres et humides.

Il en est une pourtant, surnommée l’Allée des Soupirs, qui, de sept heures du soir à une heure du matin, ne manque pas d’une certaine animation les soirs d’Opéra.

C’est dans cette allée, au milieu, que se trouve l’entrée des artistes et que, chaque lundi, mercredi et vendredi, défilent une ribambelle de jeunes et vieilles danseuses, plus ou moins crottées, plus ou moins accompagnées d’une mère ou d’une tante en cabas ou en accroche-cœurs, et une kyrielle de figurantes, marcheuses, chanteuses, toutes gaies et enclines aux joyeux propos.

Il y a des exceptions, nous objectera-t-on. Tant mieux pour les exceptions.

Pour en revenir à notre point de départ, sauf ce petit coin, oasis dans le désert, le passage de l’Opéra n’aurait jamais pu passer pour une succursale du théâtre du Palais-Royal.

Une époque dans l’année se rencontre, néanmoins, où ce malheureux et lugubre passage renaît au bonheur, aux éclats de rire et à une circulation si tumultueuse que par moments elle devient impossible.

Cette époque, vous l’avez deviné, est celle du carnaval.

Chaque samedi soir, un peu avant minuit, des ifs resplendissants de lumière appellent les passants, bourgeois, nobles ou manants, qui n’ont pas eu la prudence de regagner leurs paisibles domiciles ; et, naturellement, bourgeois, nobles et manants, en honnêtes passants, veulent passer par ce passage où la foule empêche de passer.

Nous sommes tous ainsi faits ! Pourquoi ne nous moquerions-nous pas un peu les uns des autres ?

En somme, à minuit sonnant, quelques masques honteux arrivent, se faufilent et cherchent à gagner l’entrée du bal sans qu’il survienne d’accident, l’un à son plumet gigantesque, l’autre à ses brodequins à la poulaine. Celui-ci, vêtu en mousquetaire Louis XII, tâche de garantir une épée en bois à fourreau de cuir mal graissé ; celui-là tremble pour la jarretière d’un innocent bébé qui fait son premier pas dans le monde. La foule s’attendait à être intriguée, bousculée, disons le mot, engueulée par eux… Hélas ! ils sont en caoutchouc ; c’est elle qui se voit obligée de les tirailler, de les houspiller, de les engueuler, redisons le mot, puisque lui seul est de circonstance.

Ceux-là sont passés. Qu’ils ne reviennent plus, c’est tout ce qu’on leur demande. Si ces malheureux-là se sont grisés avant de se mettre en route, ils ont eu soin d’entourer leurs flacons de crêpes de deuil.

À d’autres ! à d’autres !

— Ohé ! les chicards ! les flambards ! par ici ! La toile ou mes quatre sous ! — Ohé ! les petits agneaux ! qu’est-ce qui casse les verres ! — Monsieur se mouche ! — Zut en musique ! — Ohé ! les pierrots ! les polichinelles ! les paillasses et les débardeurs ! Par ici ! par ici ! — Va donc ! Viens donc dans la rue Basset — Oh ! c’te balle ! Bonjour, madame. — Lâche mon nez ! — Cipal, on me pince ! — Tiens, des double-six ! — Je pose cinq et je retiens un ! — Ohé ! les titis ! les pierrettes ! les rosières ! les bacchantes !

Les entendez-vous ? Les avez-vous entendus ? Non ! eh bien ! allez-y le premier soir de bal masqué, et vous les entendrez.

Si les chanteurs changent, les chansons sont toujours les mêmes.

Ceux-là représentent la gaieté française ! Mort-diable ! laissez-les passer. Leurs lazzis marqués au coin de l’esprit le plus fin se croisent dans l’air. Ce n’est qu’un feu roulant de rires avinés, de chants obscènes, de cris d’animaux ; puis, désireux de joindre le geste à la parole, ceux-là que vous attendiez et que vous admirez, bons passants, bourgeois honnêtes que vous êtes, ceux-là vous écrasent les pieds, vous introduisent délicatement les coudes dans les hanches, vous lancent en plein visage un hoquet parfumé de vin bleu et vous bousculent férocement…

Que si vous vous fâchez, on se moque de vous.

« Fallait pas qu’y aille ! »

Car telle est l’habitude du peuple le plus spirituel de la terre, ainsi que lui-même se qualifie modestement, il unit la raillerie de mauvais goût à la brutalité stupide, blaguant les hommes, insultant les femmes et s’asseyant sur les enfants.

Ah çà ! qui donc prétendait que le passage de l’Opéra est un lieu triste et d’un aspect funèbre ?

Voilà des gars qui sèment de la gaieté, de la meilleure, pour toute une année, y compris les six semaines de carême.

Enfin, le théâtre ouvre ses portes !

Les masques, les pékins en tenue de bal, les dominos de toutes couleurs se sont engouffrés dans l’immense vomitorium ; la foule des badauds diminue, s’écoule, disparaît et le passage redevient désert et silencieux.

Seuls quelques pâles voyous le traversent de temps à autre pour vendre du feu à un noctambule attardé ; et quatre ou cinq décrotteurs faméliques attendent à l’entrée, l’arme, c’est-à-dire la brosse au bras, une victime à la chaussure maculée, qui ne se presse pas d’arriver.

Or, la nuit dont nous parlons, la nuit du samedi au dimanche gras, une heure après l’ouverture du bal, deux groupes, composés, l’un de trois dominos noirs de tournure masculine, l’autre de trois hommes en costume de ville, quittaient le bal dans lequel ils étaient entrés depuis peu d’instants.

Ils tournèrent à gauche, traversèrent la galerie du Baromètre, alors presque déserte, et débouchèrent sur le boulevard.

Là, d’un commun accord, ils s’arrêtèrent silencieux, et les habits noirs à une certaine distance des dominos. Ces derniers portaient des masques, mais les éclairs menaçants de leurs yeux faisaient bien le pendant du frémissement qui agitait les lèvres d’un de leurs antagonistes.

Nous disons antagonistes, car, sans l’ombre d’un doute, ces six personnages ne se trouvaient là, attendant et anxieux, ni pour se rendre à un joyeux souper, ni pour y chercher les éléments d’une orgie nocturne.

Du reste, autant qu’on en pouvait juger par leur tenue et par leurs manières, ils semblaient tous appartenir au meilleur monde.

Quelques minutes s’écoulèrent, pendant lesquelles aucune parole ne fut échangée entre eux.

Enfin, celui des habits noirs qui témoignait le plus d’impatience, n’y tenant plus, s’adressa à l’un de ses amis et lui dit d’une voix qu’il ne prit même pas la peine d’amortir :

— Ce monsieur nous fait bien attendre : il ne reviendra pas. Nous en aurions eu plus tôt fini en prenant des fiacres et en passant chez toi. Rioban : tu as tous les outils nécessaires.

Rioban allait répondre, mais un des dominos, se détachant de son groupe et s’adressant à celui qui venait de parler :

— Vous vous trompez, monsieur, dit-il, notre ami ne tardera pas. Et quant aux armes, soyez tranquille, vous trouverez là-bas toutes celles qui vous conviendront.

— Le voici ! s’écria un second domino, désignant deux voitures de remise qui au même instant s’arrêtaient en face d’eux.

Un quatrième domino noir, assis auprès du cocher de la première voiture, descendit vivement, ouvrit la portière et offrit aux trois habits noirs de monter.

Il y eut un moment d’hésitation.

— Nous vous suivons, messieurs, fit en souriant l’un des hommes masqués.

On monta.

Les deux voitures se suivant de près roulèrent rapidement dans la direction de l’église de la Madeleine.

— Au bout de vingt minutes de marche on s’arrêta.

Ils descendirent tous, moins le dernier venu, qui se contenta de remettre à l’un des siens une boîte à pistolets et deux paires d’épées contenues dans un large fourreau de serge verte.

— Je reste, murmura-t-il à l’oreille du domino auquel il remettait ces armes ; si les quatre premiers sont touchés, le cinquième viendra me chercher.

— C’est convenu, mais espérons qu’on n’aura pas besoin de toi, lui répondit l’autre avec un demi-sourire.

— On ne sait pas, tenez-vous bien… le bandit a un poignet de fer, et il tire comme un maître. Bonne chance !

Les deux voitures s’étaient arrêtées au milieu d’un terrain vague encombré de pierres, de moellons, de solives et d’outils de toutes sortes, dans le quartier Beaujon, que l’on commençait alors à construire.

— Ici, nul ne nous troublera, fit le premier domino.

— C’est tout ce que je demande, répondit celui des habits noirs qui semblait le plus intéressé dans cette affaire.

Les six hommes s’enfoncèrent dans le dédale d’un hôtel en construction. Le dernier d’entre eux replaça derrière lui une planche que le premier avait enlevée pour pénétrer dans les décombres.

On fit halte dans une cour d’une dizaine de mètres de largeur, à peu près débarrassée de gravois et de pierres.

— Les armes ? dit l’un des dominos.

— Elles sont là. Le choix en appartient à monsieur, répondit un autre qui les portait.

— Pardon, messieurs, fit celui à qui l’on parlait, pardon ! Avant tout, désirant que les choses se fassent proprement, sinon en règle, permettez-moi de vous présenter mes témoins : M. le vicomte de Rioban et M. le baron d’Entragues.

— Nous connaissons ces messieurs, monsieur de Mauclerc.

— Ah ! il paraît que vous me connaissez aussi moi-même, fit de Mauclerc ; c’est à merveille. Maintenant, je l’espère, vous voudrez bien, pour que la partie soit égale, me faire savoir à qui j’ai affaire, d’abord comme adversaire, ensuite à qui ces messieurs auront à parler en qualité de témoins.

— À quoi bon tout cela ? répondit le premier domino ; l’un de nous vous a insulté, l’un de nous vous rendra raison. Désignez celui qu’il vous conviendra de prendre à partie, et soyez sûr qu’on fera droit à votre demande.

— Charmant ! s’écria Mauclerc en riant du bout des lèvres. Un de ces outrages qu’on ne pardonne pas…

— Dites le mot, monsieur, vous avez été souffleté.

— Parfaitement, dit Mauclerc, qui, sur le terrain, avait retrouvé son sang-froid de duelliste consommé. Parfaitement, et soyez tranquille, dans cinq minutes je laverai ma joue dans le sang du fou qui me l’a salie. Je ne vous demande même pas le motif de cette attaque. Mais je ne veux pas tuer Pierre, si c’est Paul qui est le fou en question. Voyons, messieurs, lequel de vous est le Paul demandé ?

— À la bonne heure ! fit une voix amère ; on voit que le déshonneur est une vieille connaissance pour M. de Mauclerc. Il rit sur les ruines de son honneur.

— Finissons-en. Lequel de vous est l’insulteur ? Lequel ?

— Choisissez.

— Est-ce votre dernier mot ?

— Notre dernier.

— Alors, messieurs, j’en passerai par où vous voulez. Je ne comptais tuer que l’un de vous ; je vous tuerai tous les trois, voilà tout.

— Est-ce moi que vous prenez pour votre premier adversaire ? fit le premier domino.

— Vous ? soit ! Seulement, comme je veux que la chance soit égale, vous m’avez reproché le soufflet que j’ai reçu, mon bon ami, tenez, voilà qui nous met au même niveau.

Et en moins de temps qu’il ne nous en a fallu pour écrire ce peu de mots, Mauclerc se précipita sur son interlocuteur, lui arracha son masque, et le frappa de son gant au visage.

L’autre ne poussa pas un cri, ne dit pas un mot, mais, sautant sur une épée, il se trouva en garde, avant même que Mauclerc eût pu prononcer son nom :

— René de Luz !

— Moi-même ! En garde ! Et vous, messieurs, à bas les masques ! Il convient que M. de Mauclerc sache maintenant en face de qui il se trouve. Bas le masque, Mortimer ! bas le masque, San-Lucar ! — Êtes-vous content, monsieur ? ajouta-t-il en couvant Mauclerc d’un regard de feu, et sommes-nous dignes de croiser le fer avec un misérable, un traître et un vendu comme vous ?

— Mortimer ! San-Lucar ! de Luz !… On sait tout ! pensa de Mauclerc, qui par contenance faisait plier son épée, dont il avait piqué la pointe en terre.

— Exigez-vous d’autres explications ? dit René de Luz, qui n’avait pas l’air de se souvenir de l’outrage qu’il venait de subir, tant cet outrage partait de bas.

— Non, je suis à vos ordres.

— Messieurs, faites votre office, dit René de Luz aux témoins.

— Pardon ! repartit le baron d’Entragues, avant d’aller plus loin il faut bien poser ceci : c’est que si M. de Mauclerc, qui est renommé la plus fine lame de Paris, met hors de combat ces trois messieurs, il lui faudra également nous passer sur le corps, à Rioban et à moi, pour se tirer tout à fait d’embarras.

— Que voulez-vous dire ? s’écria Mauclerc en faisant trois pas en arrière.

— Nous voulons dire ceci, répondirent en même temps de Rioban et d’Entragues.

Et tous deux ensemble s’avancèrent vers Mauclerc, et tous deux, l’un après l’autre, lui murmurèrent à l’oreille quelques mots qui lui firent pousser un cri étouffé.

— Eux aussi ! murmura-t-il, eux aussi ! je suis perdu.

Instinctivement, il jeta les yeux autour de lui comme pour trouver un refuge, un secours, une éclaircie par où fuir. Mais rien ! Ces cinq hommes, dont l’un venait d’être mortellement insulté par lui, se tenaient devant lui, derrière lui, et autour de lui, impassibles comme la Justice, terribles comme la Vengeance, inexorables comme la Destinée.

Mauclerc eut peur.

Mais cette peur ne dura qu’un éclair. Presque aussitôt il redevint maître de lui-même, et, serrant les dents, il laissa échapper ces mots que René de Luz seul entendit :

— Tas d’imbéciles ! Ils pouvaient m’assassiner et ils font les généreux ! Tas d’imbéciles !

— Nous tuons, mais nous n’assassinons pas, monsieur, lui répondit de Luz avec mépris. C’est moi qui ai demandé qu’on vous fît l’honneur de croiser le fer avec vous. Nous étions en droit de vous assommer comme un chien enragé au coin d’une borne. Cette justice sommaire n’est pas dans les usages de notre patrie. Vous avez manqué à tous vos serments, vous alliez vendre vos frères !…

— Ce n’est pas vrai.

— Vous deviez les vendre demain. Vous avez sur vous la liste de la délation. Ne niez pas, vous l’avez sur vous… là, tenez… là.

Et, du bout de son épée, le jeune homme désigna la poche de gauche de l’habit de Mauclerc.

— Vous mentez ! vous mentez !

— C’est ce que nous allons voir.

Et René de Luz, qui avait eu le temps de se débarrasser de son domino, tomba en garde, la main haute, la pointe au corps et son œil dans l’œil de son adversaire.

Mais, nous l’avons dit plus haut, Mauclerc était un maître en fait d’armes.

Son premier soin fut de rompre. Puis, se recueillant, se ramassant bien sous son épée, il attendit, n’offrant à son adversaire qu’une série de contres, faits avec une rapidité prestigieuse.

René de Luz ne bougeait pas d’une semelle. Cherchant un jour, il se contenta deux ou trois fois d’allonger le bras, de faire deux ou trois fois feintes de coup droit qui, toutes, rencontrèrent la parade de Mauclerc.

Chaque fois Mauclerc riposta. La première, il effleura René de Luz au visage ; la seconde, il le toucha à l’épaule gauche ; la troisième, à la main droite.

Les quatre témoins ne laissèrent échapper ni un cri, ni un souffle, quelle que fût leur anxiété.

C’était bien un combat mortel. Toute blessure non mortelle ne devait pas arrêter le combat.

René de Luz avait passé son épée de la main droite à la main gauche.

Son sang coulait par trois égratignures, mais sa volonté et la confiance en son droit le soutenaient.

Enfin, il parvint à saisir le fer de Mauclerc.

Alors, se fendant à fond, il tira en pleine poitrine après un battement de précaution.


D’Entragues prit l’arme qui venait de s’échapper des mains défaillantes du blessé.

Une retraite de corps, de gauche à droite, fit dévier son épée, qui fila entre le bras gauche et le flanc de Mauclerc.

Alors il se passa quelque chose d’atroce.

Mauclerc, qui serrait l’arme de son adversaire de façon à paralyser toute attaque nouvelle, au lieu de rompre et de se mettre en garde, comme tout combattant loyal aurait fait, prit son temps, choisit bien sa place et plongea son épée jusqu’à la garde dans la poitrine du malheureux jeune homme.

— Lâche ! aussi lâche que traître ! murmura celui-ci en tombant, lâche !

— À un autre, fit Mauclerc, pendant que Mortimer et San-Lucar secouraient René de Luz.

Et il essuya tranquillement son épée dégouttante de sang, en l’enfonçant dans la terre humide.

D’Entragues prit l’arme qui venait d’échapper à la main défaillante du blessé.

— Ce sera moi, si vous voulez ?

— Vous, mon témoin ? ricana l’autre. Soit. Venez, que je vous paye la peine que vous avez prise de venir jusqu’ici.

Cette fois, les fers se croisèrent jusqu’à la garde ; les deux tireurs firent en même temps un pas de retraite, puis, revenant l’un sur l’autre, ils s’attaquèrent avec fureur.

Mauclerc sentit qu’il avait trouvé un adversaire redoutable.

Il redoubla de soin, de force et de vitesse.

Mais, comprenant que le baron venait d’étudier son jeu, il en changea, et prit une garde en tierce, usitée surtout par les duellistes italiens ou espagnols.

C’était un étrange et sinistre spectacle que celui de ces deux hommes aux traits pâlis par la colère et la haine, qui se tâtaient, s’épiaient froidement, pliés sur leurs jarrets, prêts à s’élancer l’un sur l’autre, à s’entre-déchirer comme deux tigres.

À leur droite, un groupe composé des deux dominos, qui soignaient et soutenaient un blessé, un mourant peut-être…

À leur gauche, un jeune homme, le vicomte de Rioban, le cigare aux lèvres, attendant que son tour vînt.

Et au-dessus de leur tête, la lune blafarde, cette vieille curieuse, éclairant de ses rayons argentés ces monceaux de pierres tristes comme des ruines centenaires.

Un silence de mort planait sur toutes ces têtes. On n’entendait d’autre bruit que le froissement de l’acier contre l’acier et les appels de pied des combattants.

Les épées sifflaient comme des serpents : dégagements, coups droits, battements, coupés, toutes les finesses, toutes les ressources de l’escrime étaient mises en pratique par ces deux hommes, qui semblaient avoir eu le même maître.

Mauclerc, plus grand, plus robuste, sentant qu’il fallait en finir avec ce second adversaire, et en finir promptement, s’il ne voulait pas donner la partie trop belle à celui qui lui succéderait, se décida à mettre à profit sa taille et sa vigueur.

D’Entragues, qui lisait dans son regard, s’arrêta, l’épée haute et prêt à riposter, sur une parade de seconde.

Mauclerc se fendit, rapide comme la foudre.

— Il va parer seconde ; je remise et je le tue, murmura-t-il à part lui.

Un fin sourire se jouait sur la lèvre du baron d’Entragues. Il para bien seconde, comme l’autre l’avait espéré ; mais, au lieu d’une parade simple, il en fit une double.

Mauclerc, toujours fendu, essaya en vain de remiser son coup, et pendant qu’il cherchait à se relever, à reprendre son équilibre et à rompre, son ennemi lui allongea un coup droit en plein corps.

— Ah ! la liste !… la liste !… put à peine articuler le misérable.

Et il s’affaissa sur le sol, ou il demeura immobile.

L’épée vengeresse de d’Entragues avait traversé ce papier qui devait envoyer ses frères, ainsi que l’avait dit René de Luz, à l’échafaud ou tout au moins dans un exil perpétuel.

— Est-il mort ? demanda Rioban.

— S’il en revenait, ce serait triste, répondit d’Entragues, qui, se penchant sur le corps de Mauclerc, s’empara d’une enveloppe sanglante et contenant la preuve de son infamie et de sa trahison.

— Laissons-nous le corps ici ? fit San-Lucar.

— Non, repartit Mortimer, accomplissons nos ordres jusqu’au bout.

— Soit.

Au moment où deux d’entre eux se baissaient pour prendre le corps et le porter jusqu’à la voiture, une voix à peine distincte murmura ce mot :

— Attendez !

Les quatre témoins des deux scènes précédentes se retournèrent stupéfaits, et ils assistèrent au spectacle horrible, mais vrai, que nous allons décrire :

René de Luz, le blessé, l’agonisant, profitant de la liberté que lui laissaient ses amis, dont toute l’attention s’était reportée sur les derniers moments de Mauclerc, René de Luz, se traînant jusqu’au corps de celui-ci, lui prit la tête d’une main, tout en se soutenant de l’autre, et, approchant sa bouche de l’oreille du vaincu :

— Tu devais laver ta joue dans le sang de l’homme qui t’avait frappé au visage, Mauclerc : cet homme, c’était moi. Tu ne l’as pas fait. Tu as menti en cela, comme dans tout le reste. Mais tu m’as souffleté, et ce que tu as dit, je le ferai.

Et sur ce, René de Luz trempant sa main dans le sang de Mauclerc, se lava la joue souffletée, et cette joue toute rouge et ruisselante, par un suprême effort il se dressa debout, seul, sans secours, et d’une voix fière et vibrante :

— Mes amis, cria-t-il, croyez-vous que mon honneur me soit rendu ?

Et il tomba de toute sa hauteur sur la terre humide et sanglante.

Quels sont ces hommes ? Vers quel but inconnu marchent-ils ? Nous le saurons dans le courant de cette longue histoire. Mais, à coup sûr, le but ne peut être que grand et terrible. Ces hommes vont droit devant eux, broyant tout sur leur passage, jouant avec la mort, qui seule peut les arrêter en chemin.

Quelques minutes plus tard, une des voitures emportait René de Luz dans les bras de ses amis en deuil.

L’autre contenait, avec le corps de Mauclerc, roulé dans une couverture de cheval, deux hommes masqués.

Après un quart d’heure de marche, ce dernier véhicule atteignit le pont d’Iéna. Là, s’arrêtant au milieu du pont, le cocher cria :

— Il n’y a personne.

Les deux hommes masqués descendirent, prirent le vaincu, le portèrent sur le parapet et le lancèrent dans la rivière, qui l’engloutit avec un bruit sinistre. Puis ils remontèrent dans la voiture, qui partit au grand trot, se dirigeant vers l’endroit où elle les avait pris, à l’entrée du passage de l’Opéra.

MM. d’Entragues et de Rioban attendaient les deux dominos.

Deux heures sonnaient quand les quatre personnages qui venaient d’assister aux terribles scènes que nous avons racontées, rentrèrent calmes et souriants dans le bal, où les appelait un motif assez puissant pour leur faire déserter le chevet de René de Luz, laissé entre les mains de nos meilleurs médecins.

Ils arrivèrent juste au moment où, après un galop infernal, les joyeux masques, titis, chicards, débardeurs, sauvages, etc., portaient en triomphe le héros de leur orchestre, Musard, le vrai, le seul Musard, — Musard, premier du nom !