Les invisibles de Paris (Aimard)/Prologue/II

Roy et Geffroy (p. 12-19).
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II

UN ENLÈVEMENT QUI N’EST PAS CE QU’IL PARAÎT ÊTRE

La demie sonnait à l’horloge du chemin de fer d’Orléans, boulevard de l’Hôpital.

Une voiture, venant de la place de la Bastille, après avoir traversé le pont d’Austerlitz et la place Valhubert, enfila au grand trot le boulevard de l’Hôpital, tourna la rue Poliveau et s’arrêta à l’angle formé par cette rue et celle du Marché-aux-Chevaux.

Les personnes que contenait cette voiture aux allures aristocratiques avaient probablement à se dire les derniers mots d’une conversation sérieuse et commencée depuis longtemps, car quelques minutes s’écoulèrent avant que la portière ne s’ouvrît.

Enfin un jeune homme élégamment vêtu en descendit.

Le cocher, obéissant à un mot d’ordre donné d’avance, abrita ses chevaux dans une encoignure sombre et se tint coi sur son siège, comme tout automédon de bonne maison doit faire en face d’une gelée blanche.

Cependant notre jeune homme, enveloppé dans un pardessus de couleur foncée, dont le collet relevé garantissait et défendait son visage contre les regards indiscrets et le froid piquant de la nuit, notre jeune homme s’enfonça à grands pas dans la rue du Marché-aux-Chevaux, en maugréant et pestant tout bas.

Les rues de ces quartiers éloignés du centre vivant de Paris sont encore aujourd’hui telles qu’elles étaient au moyen âge, mal bâties, plus mal pavées, sans air et sans soleil, privées de trottoirs et constamment boueuses.

La rue du Marché-aux-Chevaux surtout, habitée en grande partie par des carrossiers, des marchands de vin au détail et de pauvres hères appartenant à la classe la plus infime de la population, peut passer, été comme hiver, pour un véritable cloaque.

Cependant le jeune homme dont nous parlons, tout en jurant contre l’acuité des cailloux qui déchiraient ses bottes aux semelles fines et peu accoutumées à un pavé aussi rocailleux, s’orientait et se dirigeait vers une maison de misérable apparence.

L’adresse avec laquelle il évitait les flaques d’eau ou les tas de boue fétide qui se rencontraient à chaque instant sous ses pas, l’assurance avec laquelle il saisit le marteau rouillé d’une petite porte vermoulue, et le coup violent qu’il frappa, prouvaient clairement qu’il n’était un nouveau venu ni pour le pavé, ni pour le marteau.

Il était attendu sans doute, car la porte s’entr’ouvrit aussitôt, et à travers l’entre-bâillement passa la tête d’une vieille femme, si femme peut s’appeler l’être informe et hideux auquel cette tête appartenait.

Des yeux sans couleur précise, dont l’un tirait à hue et l’autre à dia ; un nez aux cartilages rutilants, une bouche remplaçant des dents absentes par un sourire de danseuse sans emploi, un triple menton retombant sur des appas qui avaient dû exister quinze ans auparavant, mais qui, soit fatigue, soit maladie, avaient déserté leur immodeste séjour, le tout surmontant une masse ambulante de chairs fanées, haute de cinq pieds quatre pouces : voilà ce que possédait l’aimable créature qui vint ouvrir à notre inconnu.

— Est-ce vous, m’sieu Olivier ? fit-elle d’une voix douce comme le dernier cri d’une scie en travail.

— Oui.

— Voyons ça ! voyons ça !… Approchez voir.

Et elle levait à la hauteur de son visage l’âme d’une lanterne sourde.

— Qui diantre voulez-vous que ce soit ? répondit brusquement celui que la vieille venait de nommer Olivier ; et, tout en répondant, il rabattait la lanterne de façon à ne pas laisser voir son visage.

— Dame ! est-ce que je sais, moi ? Jusqu’au jour d’aujourd’hui vous n’avez pas voulu tant seulement me montrer le bout de votre nez.

— Ce n’est donc pas la peine de chercher à me reconnaître, dit Olivier en souriant avec ironie.

— Vous êtes ben dur pour le pauvre monde, m’sieu Olivier… Et pourtant, Dieu sait si je vous suis dévouée… Sans moi la petite…

— Pas de sentiment. J’ai de quoi augmenter votre dévouement dans ce portefeuille… Thérèse est-elle prête ?

— Parbleure ! oui. Elle s’est habillée en rechignant, en faisant des manières, pas vrai ; mais ces jeunesses, ça n’a pas la science infuse, c’est si bête !… Ça ne comprend pas qu’il n’y a qu’une chose au monde, l’argent… Ça parle de vertu, de bonne renommée, jusqu’au jour où, va te promener ! ni vu ni connu, je t’embrouille, et la danse commence… C’est cinq cents francs, vous savez ?

— Les voici…

Et Olivier tira d’un portefeuille un billet de banque.

L’infâme vieille ne lui laissa seulement pas le temps de le lui tendre ; elle fondit sur la main du jeune homme, prit l’argent, le mit dans sa poche avec un grognement de satisfaction, et ne remercia même pas, tant elle tenait à prouver sa vénération pour la Banque de France.

Olivier se recula avec dégoût pour que les doigts crochus de son interlocutrice n’effleurassent pas l’extrémité de sa main gantée.

— Il n’y a pas d’offense, grommela-t-elle… Entrez-vous ?

— Non ; prévenez.

— La petite ?… Bon ! elle est toute prévenue… Elle vous attend depuis longtemps déjà.

— Alors faisons vite. Priez-la de descendre.

— Sacr… Pardon !… mais vrai, là ! vous êtes d’un vif, mon bon m’sieu Olivier, reprit la vieille sans bouger de place ; ce n’est pas sans peine, allez, que j’ai réussi.

— Bien ! bien !

— Avec ça que la petite…

— Dites : mademoiselle Thérèse ! fit Olivier impatienté.

— Oh ! je veux bien… Avec ça que la petite mam’zelle Thérèse ne savait pas plus ce qu’elle voulait que la chatte d’en face. D’abord c’était oui… ensuite, non… Il a fallu voir quand je lui ai apporté les frusques, et qu’elle a dû entrer dans ce beau domino farci de dentelles noires… Ah ! ouiche ! saint bon Dieu ! un vrai déluge de Niagara ! quoi ! J’en ai mouillé deux mouchoirs… mais je ne vous les compterai pas… C’est réglé, c’est payé… le blanchissage compris…

— Avez-vous fini ?

— Faut bien que je vous dise, pour que vous sachiez sur quel pied danser avec elle… Ne la brusquez pas, hein ! Foi de vraie femme… c’est innocent comme la brebis qui vient de naître… Parole d’honneur ! c’est bien la première fois que ça se voit chez moi…

— Taisez-vous donc, ou tout au moins parlez plus bas.

— Oh ! il n’y a pas de danger…

— Maudite bavarde !

— Enfin, suffit. Elle ne connaît que cette entrée-là… et, vous le voyez, maison honnête, mon enseigne le dit assez : Rose Machuré, revendeuse à la toilette, fait dans le neuf et dans le vieux, achète les reconnaissances du Mont-de-Piété et

— Au diable ! Voulez-vous monter chez elle, ou je monterai, moi !

— Faut que je vous dise… Après avoir pleuré comme une Madeleine, sans raison pour ça, ma foi ! la pet… non, mam’zelle Thérèse s’est décidée. Domino, masque et gants noirs… gants noirs, remarquez, on sait son monde ! Si ça avait été une baladeuse de la Chaumière, je lui aurais collé des gants blancs nettoyés… mais…

— Allez toujours, dit Olivier, qui rongeait son frein, mais qui, réflexion faite, voulut entendre jusqu’au bout le verbiage de Mme  Rose Machuré.

— Oh ! ce ne sera pas long. J’ai mes affaires aussi, moi ; tout le monde les a… Enfin, quoi !… elle est prête et mise comme une princesse en goguettes. Ça m’a donné un mal !… mais ça y est. Vous pouvez vous flatter d’avoir la main heureuse, m’sieu Olivier ! Il n’y a pas moyen de trouver plus sage et plus rangé. Vous me recommanderez à vos amis et connaissances, pas vrai ?

— Avez-vous tout dit ?

— Pour ce qui regarde mam’zelle Thérèse ? à peu près… mais pour vous, m’sieu Olivier, si j’ai un conseil à vous donner…

— Mère Machuré, gardez vos conseils et retenez bien ceci : Mlle  Thérèse est une jeune fille pour laquelle je professe le plus grand respect.

— Du respect !… au bal de l’Opéra ! ricana la vieille.

— Si je l’ai amenée dans votre immonde taudis…

— Allez toujours… c’est réglé, c’est payé, les injures compris…

— Dans votre immonde taudis, répéta Olivier, c’est qu’il me fallait dépister de redoutables limiers acharnés à sa poursuite.

— Ah bah ! si j’avais su…

— Aujourd’hui qu’on a perdu sa trace, aujourd’hui qu’il n’y a plus de danger pour elle, même dans vos indiscrétions, je veux bien vous prévenir de ceci…

— Voyons, voyons.

— Oubliez que vous l’avez logée.

— Nourrie et blanchie quinze jours durant…

— Oubliez son nom, tout faux qu’il soit.

— Ah ! elle ne s’appelle pas… de son nom ?

— Perdez la mémoire de mes visites et de nos relations…

— Hum ! c’est difficile…

— Et dans six mois… peut-être même avant six mois, vous recevrez une somme égale à celle que je viens de vous remettre…

— Bon saint Jésus ! c’est-il possible ?

— Sinon… Attendez-vous à tous les dangers, à tous les malheurs !…

— Je suis une honnête femme !… fit la mégère en se redressant. Je ne crains rien… Oui-da !… c’est qu’on est en règle avec l’administration, m’sieu Olivier.

— Vous vous attirerez la haine de gens plus puissants que… mais vous êtes avertie… Je vous en ai dit assez.

— Parbleure ! on se taira. Dès qu’il y a un billet de femelle…

— Hein ?

— Un billet de cinq au bout de mon silence, il n’y a pas de danger que je lâche un mot…

— Et maintenant… allez chercher Mlle  Thérèse.

— Qui n’est pas plus Thérèse que mon œil. On y va… on y va…

Et Mme  Machuré, laissant sa porte entr’ouverte, rentra dans le corridor borgne qui précédait un escalier boueux, à peine éclairé par une veilleuse à demi éteinte.

— Ah ! madame la duchesse, si vous ne me teniez pas pieds et poings liés, je sais bien qui ne se chargerait pas de pareilles corvées, murmura Olivier, tout en frappant du pied avec impatience… Si jamais je suis libre… si jamais je…

Mais il eut sans doute peur d’être entendu, car, sans achever la phrase commencée, il jeta un regard soupçonneux autour de lui, et se mordit les lèvres jusqu’au sang, de regret d’avoir laissé échapper ce peu de mots.

L’absence de la Machuré ne fut pas de longue durée. Elle reparut peu d’instants après, suivie d’une jeune femme enveloppée dans un large manteau noir, un loup à barbe de dentelle sur le visage et laissant voir sous son manteau la jupe ou plutôt le bas d’un domino.

Elle tremblait et semblait ne suivre qu’à regret la Machuré, qui éclairait le corridor à l’aide de sa lanterne sourde.

Le jeune homme s’élança vers la jeune fille.

— Venez, lui dit-il, en lui offrant son bras, le temps nous presse.

La jeune fille prit le bras qu’on lui offrait, mais l’émotion fut plus forte que sa résolution, et elle fut forcée de s’arrêter.

— Vous tremblez… vous frissonnez… De grâce, rassurez-vous !… Appuyez-vous sur moi… vous n’avez rien à craindre !

— Mon Dieu ! fit-elle d’une voix douce et suppliante, je vous demande pardon… je devrais être rassurée près de vous… je devrais me réjouir de quitter cette triste maison…

— Merci pour moi, grogna la vieille.

— Mais, reprit celle à qui nous donnerons encore le nom de Thérèse, ce costume, ces vêtements que je porte pour la première fois, cette solitude, l’heure à laquelle je me trouve près de vous !…

— Veut-elle pas aller voir M. Musard, chez lui, dans la matinée ? continua la Machuré.

— Tout cela fait que je me demande si je suis bien éveillée…

— Faut-il la pincer ? demanda la vieille à Olivier.

— Te tairas-tu, sorcière !

— Oh ! là ! là !

— Mademoiselle, ajouta Olivier… prenez mon bras et soyez sûre que c’est celui d’un ami.

— Connu ! fit la Machuré.

— Où me conduisez-vous ?

— Une voiture vous attend, et dans cette voiture…

— Tiens ! ils ne seront pas seuls ! Quel crétin ! pensa la vieille.

— Et dans cette voiture ? demanda Thérèse.

— Vous verrez quelqu’un, dit Olivier en souriant, qui chassera vos dernières hésitations… quelqu’un que vous serez heureuse de connaître.

— Allons ! puisqu’il le faut.

— En v’là des manières ! grommela la vieille… Allons ! bon voyage, ma mignonne… Le premier pas est fait… Il n’y a que celui-là qui coûte… Allez jusqu’au bout… Soyez bien gentille… Fiez-vous à m’sieu Olivier qu’est un brave jeune homme et une bonne paye… Soyez heureuse, il n’en sera ni plus ni moins. Je connais ça… Et n’oubliez pas la maman Machuré, qui s’est mise en quatre pour votre service… quoi !

— Sorcière damnée ! s’écria Olivier en faisant un mouvement de menace vers elle.

Mais celle-ci ne l’attendit pas, elle se hâta de rentrer dans sa maison, et à travers la porte on l’entendit encore souhaiter bonne chance au jeune couple, de sa voix rogommeuse et pleine de ricanements.

— Je me sens mourir, murmura faiblement la jeune fille en s’appuyant contre le mur pour ne pas tomber ; les odieuses paroles de cette femme…

— Du courage, mademoiselle, ayez foi en ma promesse.

— Si vous me trompiez, monsieur Olivier, reprit-elle tristement ; si cet intérêt que vous me témoignez cachait un piège !

— Je vous pardonne ce doute, mademoiselle : la démarche que vous faites en ce moment est grave ; vous allez vers l’inconnu, rien de plus naturel que votre émotion et votre anxiété. Je vous le répète : toute votre vie, tout votre avenir dépendent de cette nuit ; connaissant mieux que vous l’influence terrible qu’elle aura, je comprends vos hésitations et vos appréhensions. Sans le savoir et sans qu’il me soit permis de vous donner une explication plus claire, vous allez jouer une partie formidable, dans laquelle vous vous trouvez engagée depuis le jour de votre naissance.


La jeune fille prit le bras qu’on lui offrait, mais l’émotion fut plus forte que sa résolution.

— Oh ! mon Dieu ! que m’apprenez-vous là ! N’ai-je pas eu une existence assez misérable jusqu’à ce jour ?… Me faudra-t-il plus tard regretter ce passé qui m’a paru si rude ?

— Je ne dis pas cela, mademoiselle, mais je suis chargé de vous préparer aux situations violentes dans lesquelles vous mettrez le pied cette nuit. Ne redoutez pas cependant la première rencontre que vous allez faire ! Attendez-vous à une joie suprême, à une de ces joies qui épanouissent.

— Une joie ?… laquelle ?

— Dans peu d’instants, vous ne m’interrogerez plus. Soyez forte ; réunissez toute votre énergie et préparez-vous à me dire : Olivier, merci, je vous dois l’heure la plus douce de ma vie !

Il y eut un court silence.

Les deux jeunes gens, immobiles en face l’un de l’autre, se considéraient avec une expression intraduisible, expression de pitié sympathique de la part d’Olivier, d’espérance et de crainte de la part de la jeune fille.

Peu à peu, le calme se fit dans l’âme de cette dernière, et d’une voix ferme :

— Monsieur Olivier, lui dit-elle, jusqu’à présent je vous ai trouvé bon, dévoué, sincère. Partons ! Où vous me mènerez, j’irai. Partons ; j’ai foi en vous.

— Venez.

Et Olivier l’entraîna en murmurant à part lui :

— Pauvre et belle enfant !… Ah ! duchesse ! duchesse !… vous ne briserez pas celle-là comme vous avez brisé les autres… J’ai obéi pour les autres… Mais foi de… foi de gentilhomme ! pour celle-ci, je ne vous obéirai pas. Je crois même que, s’il le faut, je mettrai des bâtons dans vos roues.

Et tous deux, l’un soutenant l’autre, descendirent lentement la rue, côte à côte, sans prononcer une parole, sans même se regarder.

Pour la première fois, ce jeune homme se sentit ému près de cette jeune fille, que peut-être, à son insu et contre son gré, il poussait vers un abîme.

Il rougissait du rôle qu’il venait de jouer, sans se rendre compte si ce rôle était celui d’un bon ou d’un mauvais ange.

Arrivé au coin de la rue Poliveau, Olivier fit arrêter la jeune fille et, lui montrant la voiture :

— C’est là ! fit-il ; soyez courageuse.

Thérèse avança sans répondre.

— Montez, mon enfant, dit une voix calme et douce, une voix de femme.

Thérèse entra dans la voiture.

— Madame, s’écria alors Olivier s’adressant à une dame d’un certain âge dont les traits, encore très beaux, exprimaient une bienveillance pleine de charme ; madame, je vous amène ma sœur.

— Venez, ma fille, dit la dame en ouvrant ses bras à la pauvre enfant, qui, à ces mots inattendus, à ce choc violent, perdit connaissance et n’entendit même pas Olivier qui ajoutait d’un ton de doux reproche :

— Vous ai-je menti, Thérèse ?

Sans qu’il fût besoin de faire un signe au cocher, sans qu’on lui eût donné d’ordre ni d’adresse, celui-ci enveloppa ses chevaux d’un coup de fouet qui les fit partir ventre à terre.

Au moment où la voiture disparaissait à l’angle de la rue Poliveau et du boulevard de l’Hôpital, un petit judas, qui surmontait l’enseigne de la mère Machuré, s’entr’ouvrit, et la vieille mégère, s’efforçant d’allonger un cou qui ne ressemblait pas à celui du héron de la fable, la suivit des yeux en ricanant à travers son disgracieux sourire :

— Ah ! ben ! c’est du propre ! voilà qui est gentil ! Et qu’est-ce qu’il va dire de ça, l’autre ?