Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/X

Roy et Geffroy (p. 680-686).
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X

LE RÉCIT DE LA CIGALE

— Quelles précautions ? demanda le colonel Martial Renaud à la Cigale.

— Voici ce que c’est, mon colonel. J’ai laissé là-bas, en éclaireurs, deux gaillards… mais deux bons… là… des vrais ! Je leur ai remis tout l’argent que vous m’aviez donné, au cas où ils en auraient besoin… et je suis venu, patte sur patte, toujours courant, vous raconter la chose.

— Tu as bien fait. Quels sont ces éclaireurs ?

— Oh ! vous les connaissez bien !…

— Qui ?

— Frantz Keller…

— Et ?

— Et Mouchette.

— Mouchette ? chercha Martial Renaud, qui avait oublié le nom du gamin de Paris.

— Mais oui…, Mouchette… le petit… Vous ne vous rappelez pas, mon colonel… ce môme si rigolo alerte comme un écureuil et malin comme un singe ?

— Ah ! oui… j’y suis.

— C’est même lui qui est cause de la découverte…

— Conte-nous cela, mon garçon.

— Je ne demande pas mieux… parce que pour ce qui est de faire valoir ce crapaud-là, c’est un vrai plaisir pour moi, qui l’ai lancé.

— Mais la chose est intéressante… et vaut la peine que tu la reprennes dès le principe.

— Faut tout recommencer ? demanda le colosse avec effarement.

— Oui.

— C’est dur… mais puisque vous le voulez…

— Je t’en prie.

— Suffit, mon colonel… Seulement, dame, vous savez… je ne parle pas bien… Vous vous payerez de la patience et de l’attention.

— Va, va.

— Sans ça, je ne réponds de rien.

— Commence.


Mlle  de l’Estang, pâle, égarée, les lèvres frémissantes, se mit à pleurer.

La Cigale, on le sait, n’était pas un brillant orateur, dans son assiette ordinaire ; en outre, il était plus que timide.

La plus légère émotion lui causait aussitôt un bégaiement qui rendait son débit presque inintelligible.

Mais, en cette occurrence, le brave débardeur, surexcité plus que d’habitude, d’abord par les trois bouteilles de vieux bordeaux qu’il venait d’ingurgiter, ensuite par tous les regards bienveillants que les Invisibles fixaient sur lui, prit le dessus sur sa timidité et sa sauvagerie de tous les jours.

D’ailleurs, il s’agissait du salut de son capitaine, et cette raison seule suffisait pour lui donner des facultés qu’il ne se connaissait pas.

Il se raffermit sur ses jambes, s’essuya la bouche du revers de sa main, et, sans réfléchir, sans chercher ses mots, il se jeta tête baissée dans le tas de ses souvenirs.

— Vous vous souvenez, mon colonel, de la tâche que vous m’aviez confiée ?…

— Oui, oui.

— Vous nous avez chargés, moi et plus de cinquante autres camarades, de… de nous décarcasser pour savoir où les limiers de M. Jules, ou de sa chienne d’associée, avaient conduit mon pauvre capitaine.

— Passe les préliminaires.

— Les… quoi ?

— Va toujours.

— Enfin… il paraît que ça ne l’ait rien que je comprenne ou que je ne comprenne pas. Pour le coup, je me dis : C’est bon… je suis farci d’or… je suis chargé d’une mission de confiance… faut pas que je me mette le doigt dans l’œil. Je retrouverai mon capitaine ou j’y laisserai ma peau et mon argent… c’est-à-dire votre monnaie, mon colonel.

— Après ?

— Marchons lentement et, nous arriverons… Je me dis encore : Mon vieux, tu es fort comme un taureau, tu n’es pas un serin quand tu te trouves à bord d’un navire ou bien au fond d’une forêt plus ou moins vierge… mais ici, le dernier des derniers te passera la jambe et tu n’y verras que du feu.

Martial Renaud et ses amis ne purent s’empêcher de rire en voyant la singulière opinion que le colosse avait de sa perspicacité.

— Avant de partir du pied gauche, continua le débardeur, je me creusais donc la fête pour en faire sortir un plan de campagne… pas trop boiteux. J’étais en train de réfléchir. V’là qu’on me passe entre les jambes en criant : Coucou, le voilà !

— C’était ton ami Mouchette ?

— Juste, vous l’avez deviné. C’était Moumou. Faut vous dire que Moumou m’aime tant que, quand il y a deux heures qu’il ne m’a pas vu, il se gratte le nez, tourne sur lui-même et se demande : « Ousque donc est mon bon Cigale. » Il me cherchait, il me trouvait, il était heureux comme un poisson dans un bocal.

— Eh bien !

— Je vais au petit, trot, mon colonel, mais n’ayez pas de souci. Tout à l’heure je vais prendre mon galop, un galop de chasse de six lieues à l’heure.

— Prends-le tout de suite, bavard !

— Bavard ! répondit le géant, fier de sa loquacité exceptionnelle, v’là la première fois de ma vie que je m’entends appeler comme ça. Il faut bien que ce soit pour mon capitaine… sans ça… Enfin, nous y venons !… En voyant le petit, je me mets à penser : Quelle chance ! v’là mon plan tout trouvé.

— Comment ?

— Je l’empoigne par l’oreille, et je lui glisse le tout dans le tuyau : « C’est tout ? qu’il me dit avec son air d’ambassadeur mis à pied. — Oui, mon neveu… » Faut vous dire qu’il m’appelle son oncle ; alors, souvent, moi, je l’honore de ce nom-là… pour ne pas l’humilier. « Ce n’est que ça qui vous embête ?… qu’il fait. — Il n’y a peut-être pas de quoi », que je lui réponds. — V’là mon satané mioche qui me rit au nez et me promet de me tirer de là, comme si nous n’avions qu’à prendre l’omnibus de la Bastille à la Madeleine… sans correspondance.

Les Invisibles et leur chef provisoire restaient abasourdis par ce flot de paroles sortant du gosier de la Cigale.

Il ne se reconnaissait même plus lui-même.

Il était un peu lancé, le brave colosse… Le vin, ses fatigues, son ardente affection pour le comte de Warrens, le souvenir des hauts faits de Mouchette, tout cela lui montait à la tête et lui faisait l’effet d’une quatrième bouteille.

Il continua de plus belle :

— Vous comprenez, mon colonel, que la première chose que je fis fut de le presser sur mon cœur de toutes mes forces, même qu’il criait : Tu m’étrangles ! comme un aveugle sans violon.

— Et la seconde ?

— Fut de lui dire : « Petiot si tu fais ça… je ne te dis que ça… — Bon ! bon ! des bêtises, mon oncle… Je réponds du bouquet ; seulement il nous faut un troisième camarade… » Alors je trouve le troisième sans barguigner.

— Frantz Keller, sans doute ? demanda Martial Renaud.

— C’est ça ! Frantz Keller à qui vous avez donné une commission qui ressemblait de près et de loin à la mienne. Je ne m’en plains pas, je raconte… voilà tout.

« Une fois, deux fois, trois… ça va bien !… Le petit nous développe son idée… une fameuse idée tout de même.

— Quelle idée ?

— Attendez. Vers deux heures du matin, à l’heure où tant d’imbéciles font semblant de dormir, Mouchette nous conduit, 35, rue d’Astorg.

— Dans cette maison où nous sommes ?

— Oui, mon colonel.

— Ah ! je comprends, chez le père Pinson ?

— Chez le vieux sergent… oui… Il le fait lever, habiller… et nous partons tous les quatre, Frantz Keller, Mouchette, le vieux et moi.

— Jusqu’ici je ne vois pas le merveilleux du plan de ton ami.

— Attendez donc, pristi ! Le père Pinson conduisait son chien en laisse.

— Hurrah ?

— Hurrah ! Oui… c’est son nom… Nous allons à Belleville, et d’un bon pas encore.

— À la maison isolée ?

— Vous y êtes ! Là le concierge, d’après le conseil de Moumouche, fait sentira son chien un gilet, je crois… oui, un gilet, ayant appartenu au capitaine.

— Bien trouvé ! fit Martial Renaud avec une exclamation joyeuse.

— Le chien flaire, reflaire, nous regarde, se met à japper et aboyer.

— Et puis ?

— Et puis, nous le lâchons… La brave bête avait, pardi, bien l’air de comprendre ce qu’on lui voulait. Elle n’hésita pas une minute… V’là qu’elle se met en quête… nous la suivons pas à pas tous les quatre…

— Braves amis !

— Laissez-moi finir… Tout ça n’est rien… Hurrah ne resta pas longtemps sans tomber en arrêt.

— Il avait retrouvé la trace ? dit le colonel.

— La trace du capitaine… oui… V’là que nous disons : C’est bon, la bête y est… Et, sacredieu ! elle y était… Elle commence une course, une chasse insensée… le museau en terre, trottant la queue basse. Hurrah redescend dans Paris… Nous redescendons avec lui… Il traverse les boulevards et il enfile les Champs-Élysées… Nous traversons et nous enfilons à sa suite !

— Bien !

— À la hauteur de l’allée des Veuves, cependant, il hésite, le bon chien… Notre cœur se serre à tous les quatre. — Est-ce qu’il renauderait ? que nous nous demandons… Je t’en soigne !… Après avoir trotté de çà et de là, d’un air inquiet, v’là que la bête reprend sa course. Nous attrapons le pont de Neuilly, nous le passons. Elle entre dans Courbevoie… Aïe donc ! nous la suivons sans broncher.

— Enfin ?

— À la fin… eh bien !… à la fin des fins, la bonne bête s’arrête devant une maison asseulée, en dehors du village.

— Tu connaissais l’endroit, tu vois ? fit le colonel se souvenant que le colosse n’avait pas pu satisfaire tout d’abord à sa demande.

— Au fait, oui… v’là les noms qui me reviennent à présent, mon colonel… C’est votre vin, voyez-vous ! Il était donc six heures du matin… sans reproche, nous courrions comme ça depuis quatre bonnes heures… C’était gentil, déjà ! On rattache le chien, et nous nous installons dans une auberge, où les autres cassent une croûte et piquent un somme.

— Et toi ?

— Moi, je veillais et je pensais à mon capitaine… Je n’avais ni faim, ni soif, ni sommeil… Ah ! cré mâtin, je ne les ai pas laissés se dorloter par trop longtemps, allez.

« Au réveil, le père Pinson nous lâche pour retourner à sa fabrique. Nous gardons le chien. Il tenait la piste, vous comprenez, nous ne l’aurions pas rendu pour son pesant d’or. Le vieux sergent parti, nous reprenons la chasse.

« Parole ! ça commençait à m’amuser, en dehors même de l’intérêt que je porte à mon capitaine.

« Il paraît que ses ravisseurs craignaient joliment d’être poursuivis. Les gueux avaient employé tous les moyens pour nous donner le change et nous faire perdre leurs traces. Ils s’étaient donné la peine de croiser leur route, revenant sur leurs foulées, coupant à travers terre et faisant des pointes à droite et à gauche.

— Scélérats ! murmura Martial Renaud, si jamais…

La Cigale, qui ne tenait point à s’arrêter en si beau chemin, l’interrompit sans le moindre ménagement.

— Malgré toutes ces marches et ces contremarches, ces allées et ces venues, le brave chien ne s’est pas laissé mettre dedans un seul instant.

— Il a retrouvé la piste ?

— Retrouvée ? répondit le géant avec une véritable indignation, allons donc, il ne l’a jamais perdue. Il y avait de quoi se mettre à genoux devant ce chien-là, voyez-vous.

— Va toujours, va.

— Nous ne le quittions pas d’un pouce. Mouchette relevait avec soin la route que nous suivions, et prenait des points de repère, comme le Petit Poucet, afin de s’y reconnaître plus tard.

— Combien de temps a duré cette chasse ?

— Quatre jours et presque quatre nuits. À la fin, bête et hommes, nous étions littéralement sur les dents. S’il avait fallu continuer quelques heures encore, nous mourions tous à la peine. Mais pour rien au monde, nous ne nous serions arrêtés.

« Le chien allait toujours.

« Nous faisions comme le chien.

— Achève ! dit le colonel.

— Arrivés, vers dix heures du soir, devant une espèce de ferme bâtie au milieu d’un bois touffu, et isolée de toute autre habitation, Hurrah demeure subitement immobile comme une pierre. Ses jarrets se mettent à trembler ; cette chère bête devait avoir une émotion !… J’en ai bien encore, moi, en vous racontant nos allées et nos venues. Bref, Hurrah commença par jeter deux ou trois cris plaintifs et contenus, puis il se mit à remuer la queue, et finalement il se coucha.

« Pour Frantz Keller, pour Mouchette et pour moi, il n’y avait pas à douter, c’est là que se trouvait le capitaine.

— Cher frère ! dit Martial en chassant une larme qui pointait au bord de sa paupière.

La Cigale ajouta :

— Après nous être concertés, entendus… après avoir tenu conseil, v’là ce à quoi nous avons conclu : Mouchette et Frantz Keller sont restés en observation et suivront le capitaine si on le force à quitter cette maison.

— Et tu les retrouveras, la Cigale ?

— Pardine ! oui ; nous sommes convenus qu’ils me laissent, sur leur route, des signes de reconnaissance pour que je n’aie pas besoin de courir à droite et à gauche, comme une corneille qui abat des noix.

« Moi, on m’a forcé de me coucher et de dormir quelques heures pour reprendre des forces et du nerf.

« Aussitôt réveillé, je retourne à Paris avec ce digne et bon Hurrah, qui nous était devenu inutile, et qui aurait pu éveiller des soupçons contre nous.

« On m’a chargé de vous rendre compte de notre mission.

« J’ai fait ce que j’ai pu, mon colonel, vous en savez autant que moi maintenant, et ma foi d’honnête marin je vous donne, que si vous n’êtes pas satisfait de moi, de nous tous, vous êtes diantrement difficile !

— Est-ce tout ?

— Pas encore. J’y arrive.

— Vite ! fais vite, pour Dieu !

Le colosse reprit :

— Tout en causant nous ne perdions pas la ferme de vue. Une fenêtre se trouvait éclairée au premier étage. Deux ou trois fois, nous avons vu se dessiner sur cette fenêtre une ombre qui nous a bien semblé être celle du capitaine.

« Sur les quatre heures du matin, je me suis réveillé.

« J’ai donné tout l’argent que j’avais à Frantz Keller et à Mouchette.

— Je sais ! je sais ! fit le frère du comte de Warrens.

— Je gardai dix sous pour acheter du biscuit à ce pauvre Hurrah, qui ne se doutait pas de tout le bonheur qu’il venait de me donner.

« Et nous sommes partis pour Paris, l’homme et le chien, nous entendant mieux que si nous avions été deux hommes ou deux chiens.

— Et votre voyage a duré ?

— Deux jours. Chaque jour, je faisais quinze lieues… Hurrah aussi, mais lui mangeait et buvait, moi non ; je n’aurais pas touché aux dix sous de la pauvre bête, pour le dîner que vous m’avez servi tout à l’heure. On a une parole et un cœur ! quoi !

« Enfin, nous sommes arrivés, il y a une heure.

« Vous avez vu, mon colonel, si j’ai bien employé mon temps pendant cette heure-là.

« Franchement, je crois que si j’ai bu vos trois bourguignonnes…, non… vos trois bordelaises…, je ne les avais pas volées.