Les invisibles de Paris (Aimard)/IV/XI

Roy et Geffroy (p. 686-696).
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XI

LE COLONEL MARTIAL RENAUD

Les Invisibles avaient écouté avec le plus vif intérêt le récit de cette curieuse odyssée.

Le débardeur avait fini de parler, qu’il les tenait encore sous le charme.

Ils admiraient le dévouement simple et sans bornes de cette vaillante nature.

Ils admiraient le rude matelot, l’ouvrier abrupt, qui racontait ces choses inouïes comme si elles étaient toutes naturelles.

Le récit de la Cigale terminé, il se fit un silence profond.

Chacun des dix membres de la grande association réfléchissait à ce qu’il venait d’entendre.

On pesait le pour et le contre.

On cherchait le moyen d’ajouter une chance de plus à cette piste si audacieusement commencée.

Mais à coup sûr, pas un seul d’entre eux ne mettait en doute la véracité d’une seule des phrases du loyal compagnon.

Martial Renaud prit enfin la parole.

— Je suis content de toi, dit-il à la Cigale. Tu as agi en brave Compagnon de la Lune, en fidèle matelot.

La Cigale baissait les yeux, toussait, crachait, se tenait tantôt sur un pied, tantôt sur l’autre, pendant que le chef provisoire des Invisibles lui adressait ces remerciements au nom de tous les autres membres de l’Association.

— Si nous retrouvons le capitaine, continua Martial, et nous le retrouverons, c’est à toi que nous le devrons.

— Et à Moumouche aussi, murmura le géant.

— Et sois-en sûr, mon brave, il saura ce que vous avez fait pour lui.

— Ce n’est toujours pas moi qui irai le lui raconter, mon colonel.

— Ce sera moi, ce sera nous tous.

— Comme ça, oui… quoique, après tout… vrai… il vaudrait mieux… ça n’en vaut pas la peine.

On sourit autour de lui.

Il s’aperçut qu’il venait de dire une bêtise.

En effet, que venait-il de prétendre ?

Tout simplement que la vie de son capitaine, du comte de Warrens, du chef des Invisibles ne valait pas un remerciement.

S’il avait pu s’arracher les cheveux, il n’y aurait pas manqué.

Mais sa chevelure était vissée à son crâne de telle façon que jusque-là ni Pawnies ni Sioux n’avaient réussi à la détacher de sa place ordinaire.

Peut-être, après tout, le colosse n’avait-il pas prêté à cette opération, qu’il avait manqué subir plusieurs fois, une de ces complaisances, une de ces bonnes volontés qui aident la main et le couteau de l’opérateur.

Toujours est-il que la Cigale, s’apercevant qu’il eût beaucoup mieux agi en se taisant, se promit de ne plus ouvrir la bouche que pour demander la permission de se retirer, de se reposer.

Ce qu’il fit.

Le colonel ne lui donna même pas l’ennui de le lui laisser demander.

Il l’engagea à monter dans sa mansarde, l’invitant à descendre chez lui le lendemain matin vers les cinq heures.

La Cigale allait se retirer.

Tous les Compagnons de la Lune serrèrent la main du débardeur ; ils prirent congé de lui comme si le pauvre diable eût été leur égal par le nom, par le rang, par la fortune.

Ils avaient tous admiré son dévouement.

Ils aimaient sa fidélité.

Cinq minutes plus tard, voluptueusement couché dans son grenier sur trois bottes de paille fraîche qu’on venait de lui monter d’après l’ordre du père Pinson, et enveloppé d’une couverture de cheval, le colosse dormait du sommeil du juste et de l’homme fatigué.

Le bon la Cigale avait la conscience plus calme et le sommeil plus solide que bien des heureux de ce monde, se vautrant dans la plume, dans la soie et dans la dentelle.

Lui, il ne pouvait dormir sur un matelas.

Il lui fallait un hamac, l’été, de la paille, l’hiver.

Mais laissons-le se reposer, pour prix de ses démarches et de ses recherches.

Revenons à nos Invisibles et à leur nouveau chef suprême.

Dès que la Cigale fut sorti, ce dernier leur dit :

— À nous maintenant d’agir, messieurs ; d’agir avec la plus extrême vigueur. Je sais, à n’en point douter, d’où part le coup. Seule la comtesse de Casa-Real a pu concevoir un plan aussi diabolique et l’exécuter avec cette adresse, avec ce bonheur.

— Ainsi, vous pensez que M. Jules, l’ex-agent de police, n’est pour rien dans tout cela ? demanda le vicomte de Rioban.

— Je ne dis pas non… il peut être le bras, mais c’est elle l’âme, la tête. Mais qu’elle prenne garde… ce sera son dernier triomphe.

— Cette femme est une vipère à la dent mortelle. Jusqu’à ce jour nous l’avons trop ménagée.

— Il faut en finir avec elle, ajouta Karl Schinner.

Ces mots furent prononcés avec une énergie sans égale.

Le major Schinner ne parlait pas souvent, mais quand il parlait, chacune de ses phrases portait coup.

Il était d’avis que Caton eût mieux fait de ne dire qu’une fois son fameux : Delenda est Carthago.

Tous les Invisibles se retournèrent vers lui.

Il rentra dans son silence.

Mais l’animation de ses traits, la fureur qui se peignait dans ses yeux, son poing fermé levé vers le ciel, prouvaient qu’en lui-même il faisait un serment formidable, un de ces serments pour l’accomplissement desquels on sacrifie tout, fortune et existence.

Martial serra fortement la main du major Schinner, et lui dit :

— Par la mémoire de ma mère, nous en finirons, je vous le jure, bon Karl. Je serai sans pitié.

— Bien ! fit le major.

Et n’aimant point à être mis en avant dans ces assemblées, où tant de gens l’effaçaient par leur jeunesse, leur force, leurs richesses, il rentra dans l’ombre, et alla s’asseoir dans un coin du salon.

Âme modeste qui ne voulait pas s’avouer que le dévouement, la conscience du devoir accompli et une affection inaltérable pour un maître comme le comte de Warrens, vous mettent au niveau de toutes les personnalités, de toutes les positions.

— Je vous le répète, messieurs, l’heure de l’action a sonné. Êtes-vous prêts ? demanda le colonel.

— Oui, lui fut-il répondu d’une voix unanime.

— Écoutez-moi donc, et exécutez mes ordres à la lettre.


Un seul homme se tenait au fond de la grotte.

On se pressa autour de lui.

— Sir Harry Mortimer, reprit Martial Renaud, à minuit, vous partirez pour le Havre… Vous prendrez le train express et vous vous rendrez à bord de notre brick.

— Bien, colonel.

— Vous prendrez le commandement du brick.

— Et l’équipage ?

— Je vous en enverrai un sûr et nombreux.

— Pas d’autres ordres ?

— Si. Les hommes montés à bord devront y rester cachés… Vous mouillerez sur un corps mort et vous mettrez les voiles sur les fils de carret, afin de vous trouver en mesure d’appareiller au premier signal que je vous donnerai.

— Chose faite, répliqua sir Harry Mortimer, qui parlait facilement, lui, mais que la parole fatiguait.

— C’est évident pour moi, messieurs ; la comtesse de Casa-Real tient son prisonnier aux environs de Rouen. De là elle compte gagner le Havre. Nous y serons avant elle. Surtout, sir Harry Mortimer, organisez dans le port la surveillance la plus active.

— Je serai averti de tout.

— Bien, Un dernier détail. Major Schinner ?

Schinner vint au colonel.

— Avez-vous eu soin de faire ce que je vous ai demandé ?

— J’ai les sommes, répondit le major.

— Remettez à sir Harry Mortimer cent cinquante mille francs en billets de banque et deux millions en traites sur New-York, la Havane, la Vera-Cruz, la Nouvelle-Orléans et Mexico.

— Voici, fit Schinner, tirant un bordereau de sa poche et des liasses d’effets ou de billets de banque.

Il remit traites et billets à sir Harry Mortimer, lui fit signer son bordereau de versement, et il attendit.

Quand cette formalité eût été remplie :

— Usez, comme vous le jugerez convenable, de cet argent et de ce crédit au mieux des intérêts de notre association, sir Harry Mortimer, dit le colonel.

— Ce sera fait, répondit simplement le noble écossais. Vous n’avez point d’autres instructions à me donner, colonel ?

— Non.

— Vous me permettez de me retirer ?

— À votre aise.

— Je n’ai que juste le temps nécessaire pour partir.

— Partez. Au revoir, sir Harry Mortimer.

— Au revoir, colonel.

L’Écossais salua tous les Invisibles et sortit de son pas lent et régulier.

C’était sa manière de se presser.

Chi va piano, va sano ;
Chi va sano, va lontano,


dit un proverbe italien.

Si ce proverbe n’avait pas précédé la naissance désir Harry Mortimer, notre Invisible l’eût fait naître écossais.

De toutes façons, il s’arrangeait de manière à lui faire conférer des lettres de naturalisation à Édimbourg ou à Glasgow.

Le colonel appela un second Invisible.

— Monsieur Adolphe Blancas.

— Colonel ?

— Avez-vous réussi ?

— Oui.

— Tout est terminé ?

— Oui.

— Bien. Ainsi, vous êtes prêt ?

— Je le suis.

— Si dans trois jours vous ne recevez pas un contre-ordre, vous partirez…

— Où irai-je ?

— À New-York.

— Et là ?

— Vous attendrez de mes nouvelles.

Adolphe Blancas s’inclina.

Le colonel reprit :

— Tenez, voici des lettres d’introduction. Vous m’avez bien compris ?

— Parfaitement, colonel.

— Major, ajouta Martial Renaud, remettez cinquante mille francs comptant à M. Adolphe Blancas, et trois cent mille en traites sur New-York et Washington.

Le major obéit.

Pour l’étudiant comme pour le noble Écossais qui l’avait précédé, comme pour les autres Invisibles qui le suivirent, il y eut à recevoir de l’argent, des traites, et à signer le bordereau du major.

Nous glisserons désormais sur cette formalité, que chacun des missionnaires du chef suprême provisoire fut obligé de remplir.

Le jeune homme se retira après avoir recules dernières recommandations du colonel, qui continua de la sorte :

— Mon cher San-Lucar.

— Parlez, colonel.

— Le paquebot part dans trois jours de Liverpool pour la Havane.

— Eh bien ?

— Soyez dans trois jours abord du paquebot. Voici vos instructions renfermées dans ce pli. Rien ne vous retient à Paris ?

— Rien.

— Partez cette nuit.

— Dans une heure, je serai en route, répondit San-Lucar, serrant les instructions dans son portefeuille.

Le colonel lui fit remettre deux cent mille francs, traites et billets de banque.

Le comte de San-Lucar sortit à son tour.

De Rioban, appelé par le chef suprême, s’approcha de lui.

— Vous êtes remis de vos blessures, vicomte ? demanda ce dernier.

— Complètement, colonel.

— Vous sentez-vous assez fort pour voyager ?

— À cheval, s’il le faut.

— Soyez demain à Rouen, où vous savez.

— Il suffit.

— Surveillance active, prudence, et attendez.

— Bien.

Il reçut vingt mille francs en billets de banque et en or.

Puis il sortit.

— Vous, monsieur Olivier, continua le colonel en s’adressant au neveu de la duchesse de Vérone, vous savez ce dont nous sommes convenus avec Mme  la générale Dubreuil.

— Oui, mon colonel.

— Demain, elle se mettra en route pour l’Italie avec la personne que vous connaissez. Le major Karl Schinner lui portera, le matin même, l’argent nécessaire à son voyage.

— Et moi, colonel, qu’ai-je à faire ?

— Vous, monsieur, aussitôt la duchesse partie avec sa protégée, vous vous rendrez ici, et vous vous tiendrez à ma disposition.

— Est-ce tout ?

— Préparez-vous pour un voyage de long cours.

— Je serai prêt.

— Bien. Adieu.

Le jeune homme prit congé et se retira.

Le docteur Martel, sur ces entrefaites, venait de s’approcher de Martial Renaud :

— Mon cher colonel, lui dit-il, avez-vous l’intention de me garder longtemps encore ?

— Peut-être, répondit Martial avec un sourire.

— C’est que vous savez, j’ai des malades.

— Oui… oui…, voilà précisément ce que je tenais à vous faire dire.

— Pourquoi ?

— Parce que ces paroles mêmes vous donneront l’explication du peu de cas que j’ai l’air de faire de votre science et de votre personne.

— Ah ! si vous croyez que je m’occupe de ces vétilles-là, riposta le médecin, vous vous trompez bien, mon très cher.

— Non, je ne le crois pas… mais, vous le voyez, il me faut vous laisser ici.

— Hum ! c’est triste…

— Pour nous ?

— Non, pour moi… Enfin, allez toujours.

— Vous me remplacerez, en mon absence.

— Moi ? mais…, se récria le praticien effrayé de la responsabilité qui allait peser sur lui.

— Ne vous récusez pas. Vous connaissez tous nos affiliés ?

— Ça, oui. Après.

— Le major vous aidera au besoin.

— Soyez tranquille, colonel, le besoin s’en présentera.

— Il vous tiendra au courant de toutes nos affaires, et il ne sera pas autorisé à prendre une décision sans tout d’abord avoir pris vos conseils.

— Bon !

— Acceptez-vous ?

— Pardieu ! cher ami, ne vous suis-je pas dévoué corps et âme, à vous et à l’Association ?

— Merci, docteur, merci.

— La meilleure manière de me remercier serait de ne pas prolonger votre absence.

— J’espère que vos vœux seront remplis. Je compte sur un prompt succès.

— Et moi sur un prompt retour… Ah ! sacredieu ! voilà la première fois que je regrette les devoirs de ma profession.

— Qui vous retient au rivage, acheva le colonel gaiement.

— Bonne chance, colonel.

— À bientôt.

Le docteur Martel allait se retirer.

La porte s’ouvrit.

Le vieux concierge entra.

— Une lettre.

— Pour qui ?

— Pour le docteur Martel.

— Donne.

Le docteur prit la lettre, l’ouvrit, la parcourut et la passa toute grande Martial Renaud, qui la lut à haute voix :


« Monsieur le docteur…


— Eh bien ! interrompit-il, cette lettre est bien pour vous.

— Lisez, mon cher.

— Signé : Joseph Cahen…

— C’est mon domestique.

Martial Renaud continua sa lecture :


« Monsieur le docteur,

« D’après vos ordres, à neuf heures précises, je suis entré dans la chambre du comte de Mauclerc.

« Le comte n’était pas chez lui.

« D’autant plus étonné de cette disparition que le comte de Mauclerc peut à peine se soutenir sans aide, j’ai appelé tous les autres domestiques de la maison.

« Nous nous sommes mis sur-le-champ à la recherche du blessé.

« Ces recherches n’ont produit aucun résultat.

« Plus de comte de Mauclerc dans l’établissement.

« Il a disparu sans qu’un seul d’entre nous ait pu comprendre comment on s’y est pris pour l’enlever, sans qu’il existe l’ombre d’une trace de cet enlèvement.

« Votre dévoué et respectueux serviteur,

« Joseph Cahen. »


— Eh bien ! fit le docteur Martel avec stupeur.

— Eh bien ! quoi ? répondit le colonel souriant malgré lui de la physionomie déconfite du médecin.

— Voilà qu’on m’enlève mes malades sans les faire passer par la porte cochère.

— Quoi d’étonnant à cela, mon cher ? Souvenez-vous donc un peu ! Ne l’avons-nous pas fait entrer dans la chambre n° 10 sans qu’il ait eu même besoin de monter l’escalier ? Un mur mitoyen…, une porte dérobée…, un peu de bonne volonté…, et le tour n’est pas difficile à jouer. Ce que nous avons fait, d’autres l’ont fait à leur tour. Cette fois-ci, c’est le tour de M. Jules. Il prend sa revanche. C’est justice.

— Ah ! voilà comme vous prenez la chose, vous ! En somme, à quoi vous arrêtez-vous ?

— Pour le moment ?

— Oui.

— À rien.

— Cela ne vous compromet guère, mon ami, fit le docteur, qui avait son franc-parler avec Martial Renaud, tout chef provisoire de l’Association qu’il fût.

— Rien, quant à présent, repartit celui-ci en lui rendant tranquillement sa lettre ; laissons courir le comte de Mauclerc, nous le rattraperons à heure opportune.

— Ah ! vous m’en promettrez tant…

— Rapportez-vous-en à moi pour cela, cher docteur.

— Je ne demande pas mieux.

— Consolez-vous de la fuite de votre sujet, et dormez sur vos deux oreilles.

— Soit.

— Je puis compter sur vous, si je m’absente ?

— Oui.

— Merci.

Il n’y avait pas besoin de plus amples protestations entre ces deux hommes, qui se connaissaient depuis si longue date.

Le docteur Martel partit.

Quatre personnes restaient dans le salon de M. Lenoir :

Le vicomte René de Luz,

Le baron d’Entragues,

Le major Karl Schinner,

Et le colonel Martial Renaud.

— Mon cher Karl, dit amicalement ce dernier au major, je n’ai plus besoin de vous. Laissez-moi le reste de l’argent que vous aviez apporté, et demain matin, avant six heures, n’oubliez pas de me faire tenir ou de me remettre vous-même ce que j’ai demandé.

— Je n’oublierai rien.

— À propos, expédiez à Mortimer, Saturne et Peters-Patt, dont vous n’avez que faire ici et qui nous seront utiles là-bas.

— Ils partiront cette nuit.

— Voilà parler.

Karl Schinner parti, Martial Renaud s’approcha de René de Luz, qui, se ressentant encore de ses blessures, se tenait assis sur un canapé.

En voyant son chef venir à lui, il se leva vivement. Le colonel le pria de se remettre sur le sofa, et il s’assit à son côté.

— Comte, j’ai à vous charger d’une mission délicate. Je suis certain que vous vous en tirerez mieux que tout autre, lui dit-il.

— Qu’est-ce ? mon cher colonel.

— Vous connaissez les différents centres de réunion de nos affiliés du second degré ?

— À Paris ?

— Oui.

— Je les connais.

— Et à Rouen ?

— Aussi.

— À merveille. Il faut que dans quarante-huit heures au plus, vous m’ayez déniché quatre-vingts gaillards solides.

— Je les trouverai.

— Dévoués… corps pour corps à l’Association.

— C’est plus difficile.

— Braves jusqu’à la témérité.

— En les payant bien, ils seront aussi téméraires que courageux.

— Et aguerris à toute sorte de hasards.

— Ce sera plus cher, voilà tout.

— Vous savez que nous ne regardons pas à l’argent. Tirez à vue sur nous.

— Vous les aurez.

— Dès que vous les tiendrez, vous les expédierez à sir Mortimer.

— Par groupes de trois, quatre ou six, n’est-ce pas ?

— Vous me comprenez à demi-mot, vicomte. J’étais sûr de vous. Surtout que ces hommes soient prudents et discrets.

— Ils ne sauront rien, ni de la destination qui les attend, ni le nom du chef qui les commandera.

— Parfait !

— Et à Rouen, qu’ai-je à faire ?

— À Rouen ?

— Oui.

— Je réfléchis… vous n’irez pas à Rouen.

— Pourquoi non ?

— Parce que, mon ami, vous êtes très faible… ; parce que c’est aujourd’hui votre première sortie, et qu’une imprudence ouvrirait vos blessures à peine cicatrisées.

— Oui-da !

— Martel ne me pardonnerait pas une rechute occasionnée par les ordres que je vous donnerais.

— Vous plaisantez !

— Non pas.

— Je vous jure que je suis complètement sur pied. Croyez-vous que je consentirai à demeurer les bras croisés, dans une inaction honteuse, quand les uns et les autres vous allez risquer votre vie pour le salut de notre chef, pour le triomphe de notre cause ?

— Je le crois, parce que je le veux.

— Mais…

— Je le veux, répéta le colonel.

— Est-ce le chef qui parle ainsi ? demanda le jeune homme, contenant avec peine les bouillonnements de sa colère généreuse.

— Non, René, c’est l’ami.

— Eh bien !… à l’ami je dirai… Vous ne me retirerez pas cette mission…

— Parce que ?

— Parce que vous me causeriez un véritable chagrin.

— Et si c’était le chef suprême des Invisibles qui vous parlât ?

— Je lui répondrais : C’est bien, maître, j’obéis… Mais sur mon honneur de gentilhomme, si vous me refusez le droit de vous accompagner, en rentrant chez moi, je me fais sauter la cervelle.