Les invisibles de Paris (Aimard)/III/XIV

Roy et Geffroy (p. 550-560).
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XIV

OÙ LA COMTESSE DE CASA-REAL NE SAIT PLUS DISTINGUER LE BLEU DU NOIR

Maintenant il nous faut expliquer comment ceux que M. Jules et le commissaire de police prenaient pour des membres de la redoutable association des Invisibles étaient parvenus à disparaître si subtilement d’une maison cernée par des soldats et par des escouades d’agents de police.

On se souvient qu’au signal donné par le débardeur orange Mouchette s’était glissé sous le comptoir du père Tournesol.

Là, se trouvait le compteur à gaz de l’établissement du Lapin courageux.

Le gamin en avait tourné le robinet.

Toute la maison s’était trouvée plongée d’un seul coup dans la plus profonde obscurité.

C’était ce que voulaient nos deux débardeurs.

Connaissant les êtres de longue date, ils étaient convenus à l’avance de leurs faits et gestes.

Au moment de donner le signal, ils avaient eu soin, tout en distribuant force horions à droite et à gauche, de se rapprocher le plus possible l’un de la comtesse Hermosa de Casa-Real, déguisée en pierrot, l’autre de Marcos Praya caché sous son domino sombre.

Les ténèbres faites par Mouchette le diablotin, qui avait reçu des instructions le concernant personnellement, la comtesse et son serviteur furent enlevés à l’improviste, et tous disparurent sans bruit par les montées.

Il va sans dire que leurs agresseurs, se ruant désespérément les uns sur les autres, avaient redoublé de coups et de vacarme.

Cependant, arrivé au premier étage, le débardeur orange, la Cigale, siffla doucement.

On attendait ce coup de sifflet, car, malgré la timidité avec laquelle le géant venait de le lancer, un coup de sifflet semblable au sien, mais assez éloigné, lui répondit immédiatement.

La Cigale marcha en avant.

Les autres, parmi lesquels Mouchette le diablotin se trouvait sans que personne se fût occupé de lui, suivirent en silence.

On traversa d’un pas leste plusieurs salles, veuves de leurs consommateurs et de leurs clients.

Comme s’ils eussent été doués de la faculté de voir en pleine nuit, les deux débardeurs, guidant leurs trois compagnons, arrivèrent à une porte masquée percée dans le mur de soutènement de la maison.

Le débardeur noir l’ouvrit et fit passer ceux qui le suivaient.

Cela fait, il entra, et ferma la porte.

En bas, le bruit de la lutte s’entendait toujours.

— Es-tu là, compagnon ? demanda le débardeur noir.

— Je suis là, répondit-on.

— Seul ?

— Non.

— Combien ?

— Deux.

— Bien. Le cabaretier ?

— Garrotté, bâillonné et couché dans sa cave.

— Ses garçons ?

— Garrottés, bâillonnés et encavés comme lui.

— Ont-ils fait résistance ?

— Très peu. On les a payés et dédommagés d’avance.

— En avant ! dit simplement le débardeur.

Un bruit sec se fit entendre, et une lueur subite pénétra dans la pièce où ils se trouvaient.

La plaque d’une vaste cheminée venait de se déplacer et de disparaître le long d’une rainure se fondant dans la boiserie.

— Hâtez-vous, dit le débardeur.

Ses compagnons lui obéirent sans hésitation.

— Tu es décidé à nous suivre jusqu’au bout, petit ? dit la Cigale au diablotin, qui, à son tour, se préparait à se glisser au travers de la trappe.

— Pardi ! répliqua le gamin, j’ai pris mon élan, faut qu’ça roule.

— Tu sais à quoi tu t’engages ?

— Vous êtes bavard ! fit Mouchette avec un geste plein d’importance et de raillerie.

— Il y va de la vie !

— Ô misère ! un chiffon, quoi !

— Il y va de la vie de ton répondant !

— La Cigale vivra plus longtemps que toi, mon petit vieux. Allons-y, si vous ne voulez pas qu’on nous arquepince tous les deux.

Le calme semblait, en effet, se rétablir au rez-de-chaussée.

— Va, moutard.

— Enlevez, c’est pesé ! cria le gamin, et il passa.

Le débardeur le suivit.

Derrière lui, la trappe retomba.

Presque aussitôt, un bruit de pas lourds et de crosses de fusils se fit entendre.

— Il était temps ! murmura le guide des fugitifs.

— Et que juste ! ajouta Mouchette, qui, chez lui partout, dans un palais aussi bien que dans un taudis, se vautrait tout de son long sur une causeuse de la plus grande élégance.

La pièce dans laquelle ils se trouvaient était vaste, somptueusement meublée et éclairée par un lustre à verre dépoli.

De lourdes portières en tapisserie assourdissaient les portes et les fenêtres.

Pourtant, par intervalles, une musique lointaine envoyait des bouffées d’harmonie dans cette salle.

On eût dit un orchestre de bal.

Le débardeur noir savait probablement à quoi s’en tenir là-dessus.

Il ne se donna point la peine d’expliquer à ses compagnons où, pourquoi, et si l’on dansait dans les appartements circonvoisins.

— Nous voici en sûreté ; causons, dit-il.

— La parole est d’argent, le silence est d’or ! répondit sentencieusement Mouchette. C’est l’opinion de m’man Pacline, c’est la mienne aussi. Je ferme ma boîte à musique. À un autre le tour.

Et il s’étala de plus belle sur le velours de son fauteuil.

— Entendez-vous, messieurs ? s’écria la comtesse de Casa-Real en se penchant vers le mur de séparation.

— Quoi ! mon ami Pierrot ? demanda le débardeur noir avec une nonchalance ironique.

— Des allées et des venues dans la pièce voisine.

— En effet.

— On fait des recherches…

— On veut nous trouver, c’est bien le moins qu’on nous cherche un peu.

— On nous trouvera.

— Oh ! c’est une autre chanson !

— Ne parlez pas aussi haut tout au moins.

— À quoi bon toutes ces précautions, ô Pierrot, mon camarade ? D’ici nous pouvons voir et entendre qui et ce qu’il nous plaira, mais nul ne peut nous entendre ou nous voir.

— Impossible de le prendre en faute, pensa la comtesse Hermosa. Il faudra pourtant bien que je vienne à bout de cet homme.

Le débardeur noir coupa sa réflexion par le milieu.

— Orange ! appela-t-il.

La Cigale accourut à son ordre.

— Vas où tu sais, continua le débardeur noir.

— Bon, fit le géant. Seul ?

— Prends le petit.

— Il vous gêne ?

— Oui.

— Hope là ! dit la Cigale.

Et sans ajouter d’autre observation, le colossal débardeur orange s’approcha du diablotin, qui se faisait des grâces dans une glace de Venise placée en face de lui, l’empoigna par le fond du vêtement que la pudeur anglaise ne permet pas de nommer, et le jeta sans façon sous le bras.

— De quoi ? hurla Mouchette, qui se trouvait mieux dans son siège nouvellement rembourré que sous le bras anguleux de son gigantesque ami. Encore un voyage d’agrément ! Je ne veux pas prendre le train tout seul. Où sont les voyageurs ?

— Viens avec moi, et tais ton bec, dit l’autre, se dirigeant vers la porte d’entrée.

— Je me tairai si ça me plaît, criait Mouchette en gigotant comme un écureuil dans sa cage. Et comme cela ne me plaît pas, je parlerai.


Un spectacle de désolation et de sang s’offrit à sa vue.

— Serin, va !

À force de se débattre, de s’agiter, de se remuer de tous les côtés, le gamin avait fini par glisser entre les doigts du colosse, qui n’osait pas le serrer de peur de l’étouffer.

Une fois sur ses jambes, et redevenu maître de sa diabolique petite personne, Mouchette se campa fièrement le poing sur la hanche et dit avec gravité :

— Mon oncle, mon bon oncle — c’était le terme d’amitié usité par Mouchette à l’égard de la Cigale — en vérité, vous me prenez pour l’oiseau que vous venez de me lancer à la tête, en pleine figure.

— Voyons, suis-moi, fit le débardeur orange. C’est pressé.

— Dis-le donc, imbécile.

Le gamin venait de rendre au géant la monnaie de sa pièce. Il fit une gambade et répliqua :

— Je veux bien te suivre, mais non que tu m’emportes sous ton bras comme un paquet de linge douteux. Va. Je t’emboîte.

— Sacré môme ! grommela le débardeur orange. Et, sans rien ajouter, il saisit une seconde fois son protégé, l’installa commodément sur une de ses puissantes épaules.

Cela fait, sans lui laisser le temps de se reconnaître une seconde fois, il s’éloigna et l’emporta, ainsi que Mouchette avait dit précédemment.

Le débardeur noir demeura seul avec la comtesse de Casa-Real et son fidèle Marcos Praya.

Mais Marcos se tenait respectueusement à l’écart.

Le débardeur alla vers la comtesse et lui prenant la main dans les siennes, il reprit :

— Madame la comtesse…

— Oh ! monsieur, interrompit vivement et avec reproche Mme de Casa-Real. Ai-je jeté votre nom aux quatre coins de ce logis ?

— Vous ne le pourriez pas, répondit tranquillement son interlocuteur.

— Par quelle raison ?

— Par la meilleure ; vous ne le savez pas.

Le pierrot sourit et haussa les épaules.

— Continuez, je vous prie.

— Pierrot, puisque vous le voulez, mon ami Pierrot, j’ignore les motifs qui vous ont conduite…

— Conduit, reprit le pierrot.

— Conduit… oui… dans le bouge, dans l’honnête tapis-franc tenu par l’honorable François Tournesol.

— Je vous l’apprendrai peut-être.

— Vous me comblerez de joie, quoique à tout prendre ces motifs ne doivent me concerner en rien.

— N’en jurez pas.

— Soit, laissons cela de côté, et arrivons au point principal de mon discours.

— Arrivez, monsieur, arrivez, fit le pierrot, qui désirait bien mettre le bout de son joli nez rose dans les affaires des autres, mais qui ne pouvait souffrir qu’on s’occupât des siennes propres.

— Tout à l’heure, fit le débardeur noir, à la fin de la bagarre, vous m’avez supposé dans un embarras cruel, et vous m’êtes bravement venue en aide…

— Le beau mérite !

— J’ai tout d’abord des excuses à vous adresser.

— À moi ? Pourquoi ?

— Je ne m’attendais ni à cette vaillance ni à cette générosité de votre part.

— Mille remercîments ! fit le pierrot en riant de son rire le plus argentin.

— Je me suis trompé, je l’avoue ; et quoique je ne comprenne pas bien le mobile et le but de cette conduite, je me vois obligé d’en reconnaître toute la magnanimité.

Le débardeur noir prononça peut-être un peu narquoisement ce mot magnanimité, mais le pierrot ne répondant rien, il continua :

— La reconnaissance exigeait que je ne vous abandonnasse pas dans la périlleuse situation où vous vous étiez mise pour moi… voilà pourquoi je vous ai enlevés, vous et votre joyeux acolyte.

Marcos Praya, le domino noir, salua.

— Où voulez-vous en venir ? demanda le pierrot.

— À ceci : nous sommes quittes, n’est-ce pas, mon ami Pierrot ?

— D’autant plus quittes que vous ne me deviez absolument rien.

— Alors, séparons-nous.

— Nous séparer ?

— Oui. Notre route n’est pas la même.

— Êtes-vous certain de ce que vous avancez-là, mon beau débardeur ?

— Certain de cela, comme je suis certain de vous donner un excellent conseil en vous engageant à ne pas me suivre plus longtemps.

La comtesse de Casa-Real réfléchit quelques secondes, puis faisant un effort sur sa nature hautaine.

— Serons-nous donc toujours hostiles l’un à l’autre ? fit-elle en se servant de toutes les grâces de sa voix harmonieuse.

— Avouez que voilà une phrase tout au moins originale dans votre bouche, Pierrot, mon ami ! Est-ce au moment où vous êtes venue à mon secours, où je vous ai tirée moi-même d’une escarmouche dangereuse, que vous nous supposez ennemis ? répondit le débardeur avec une gaieté jouée à merveille.

— Je vous parle sérieusement, monsieur.

— Sérieusement !… Mille pardons, madame. Alors, permettez-moi de vous assurer que votre imagination aventureuse vous a fourvoyée.

— Je ne le crois pas.

— Vous êtes venue dans le cabaret du Lapin courageux pour y chercher… tranchons le mot, pour y espionner quelqu’un.

— Cela peut être.

— Cela est. Vous me prenez pour ce quelqu’un-là ?

— Je vous prends pour ce que vous êtes, monsieur le comte de…

— Oh ! non, pas de nom… vous l’avez dit vous-même tout à l’heure.

— Avouez, alors ! fit vivement le pierrot.

— Avouer quoi ?

— Que vous êtes celui que je cherche.

— Vous vous trompez, madame. Faut-il me démasquer ?

— Inutile. Vous possédez un merveilleux talent de transformation, je le sais. Je m’y suis vue prise plus d’une fois, répondit Hermosa ironiquement. Vous changez à plaisir les traits de votre visage, mais vous oubliez, mon beau débardeur, qu’il y a une chose impossible à dénaturer.

— Laquelle, Pierrot, mon ami ?

— L’œil…

— Et l’expression du regard, n’est-ce pas ?

— Vous l’avez dit.

— D’où vous concluez, madame ?

— Vous vous êtes démasqué un moment, quand nous étions établis dans le bouge voisin.

— En effet, fit le débardeur avec un fin sourire. Ç’a été l’affaire d’un moment.

— Ce moment m’a suffit. À la lueur, au jet de flamme qui s’échappa de vos yeux noirs, j’ai bien reconnu l’homme que je cherche.

Le débardeur ne chercha pas sa réponse.

Il enleva son loup de velours et se pencha vers la comtesse de Casa-Real.

— Démon ! murmura-t-elle avec stupéfaction.

L’homme qui lui montrait son visage n’avait pas la plus minime ressemblance avec celui qui s’était démasqué dans le cabaret du père Tournesol.

Il avait les yeux couleur bleu de ciel.

— Je n’y puis rien, madame, dit-il en remettant son masque ; mais, à mon grand regret, puisque cela semble vous contrarier, j’ai passé jusqu’à ce jour pour avoir les yeux bleus. Reconnaissez-vous que, pour la première fois de votre vie, sans aucun doute, vous vous êtes trompée.

— Je reconnais, fit-elle d’une voix hachée par la colère et par l’impuissance, je reconnais que j’ai été trompée.

— Cela revient à peu près au même.

— Mais…

— Ah ! il y a un mais, mon ami Pierrot.

— Mais celui que je cherche est ici.

— Trouvez-le, madame.

— En admettant qu’il soit en effet parmi nous, demanda le débardeur bleu, qui venait de rentrer avec le lilas, qu’auriez-vous à lui demander ?

— Que vous importe ? fit violemment la comtesse en se tournant vers les nouveaux venus.

Convaincue d’avoir été la dupe d’un changement rapide de costumes, la créole avait résolu de les pousser à bout à force d’insolences, espérant qu’à la voix elle reconnaîtrait l’objet de ses poursuites.

Le débardeur bleu s’inclina et se tut.

Le noir reprit la parole en son lieu et place.

— Vous aurez beau jeu avec nous, madame, continua-t-il ; ces messieurs ne savent répondre qu’aux hommes, quand on leur parle de ce ton-là. Vous êtes sûre d’avoir toujours raison, en les traitant avec autant de douceur.

— Oui, oui… vous êtes tous plus ou moins gentilshommes, messieurs les Invisibles ! fit Hermosa sèchement. Je me plais à le constater. J’espère que cet aveu, dépouillé d’artifice, ne blessera pas votre modestie, monsieur du Lilas ?

Le débardeur lilas, que la créole Venait de prendre à partie, n’avait pas desserré les dents depuis son entrée.

Il répondit, après une légère hésitation :

— Nous ne sommes pas modestes, mon joli Pierrot.

— C’est sa voix, pensa-t-elle.

Et voulant vérifier si son oreille et sa mémoire ne la trompaient pas, elle saisit la balle au bond et reprit :

— Péché confessé est à demi pardonné. Vous convenez de votre orgueil, je l’excuserai donc facilement.

— C’est une qualité que Mme de Casa-Real comprend chez les autres, elle qui la possède à un si haut degré.

— Je savais bien que je vous forcerais à parler, monsieur le comte de Warrens. Je savais bien que partout où se trouvent les Invisibles, vous vous trouvez.

— Ah ! vous aussi, madame, vous tenez à donner ce nom à ces messieurs. Libre à vous.

— Il me semble, d’après ce qui vient de se passer, qu’ils l’ont justifié. Mais ce n’est pas de vos amis qu’il s’agit, c’est de vous-même, monsieur le comte.

— Voilà deux fois que vous me donnez ce titre, madame, je regrette de ne pouvoir le garder.

— Vous niez ?

— Faut-il me démasquer ?…

— Comme monsieur ? ajouta la créole en riant et en montrant le débardeur noir, qui causait bas avec le bleu ; non, je vous remercie, on s’est déjà joué de moi, cette nuit. Je ne désire pas vous donner raison de nouveau.

— À vos ordres.

— Un mot encore, je vous prie.

— Parlez, je vous écoute.

— Où sommes-nous ?

— Dans le salon d’une maison bourgeoise, qui se trouve très honorée de vous recevoir.

— Ces fenêtres donnent… ?

— Rue de Malte.

— Cette maison est contiguë au restaurant du Lapin courageux ?

— Oui, comtesse.

— Je suppose que vous et ces messieurs vous êtes toujours dans l’intention de vous débarrasser de ma personne.

Séparer est plus vrai, madame.

— Pas de politesse. Parlez franc.

— Pour vous-même, dans votre propre intérêt, il importe que vous nous quittiez.

— Bien. Vous êtes les plus forts, il me faut vous céder la place.

— Oh ! madame, pourquoi nous parler ainsi, quand votre salut seul… ?

Elle l’interrompit nerveusement et dit :

— Votre sollicitude me touche. J’espère un jour pouvoir m’acquitter envers vous, et vous rendre guinée pour souverain.

— Mais, en attendant ?…

— En attendant, indiquez-moi, de grâce, le moyen de sortir de cette maison sans être remarquée.

— Rien de plus facile.

— Dites.

— Le propriétaire de cet hôtel…

— Pardon, vous m’aviez raconté de prime abord que nous étions dans une maison des plus bourgeoises.

Le débardeur lilas se mordit les lèvres et il reprit avec vivacité :

— Oh ! mon Dieu ! hôtel, maison, c’est tout un.

— Maison garnie, alors ? fit ironiquement la comtesse de Casa-Real.

— Non, madame, non. Le propriétaire de cet immeuble, si mieux vous aimez, en habite le premier étage.

— Il donne un bal ?

— Masqué.

— De sorte qu’en me glissant dans ses salons…

— Personne ne fera attention à vous.

— Merci bien.

— Si vous mettez un loup, bien entendu. En avez-vous ?

— J’en ai deux dans ma poche, un blanc et un noir.

— Voyez donc, comtesse, vous êtes deux fois plus dissimulée que nous, qui en portons un seulement.

— Oui, mais moi, j’ôte les miens.

— On n’est pas femme, et jolie femme, pour rien.

— Des compliments ! Ce n’est pas lui ! murmura-t-elle. Cette maison, cet hôtel, cet immeuble, comme vous l’appelez, appartient à… ?

— À quelqu’un.

— Je m’en doute.

— Que je ne connais pas.

— Un indigène ? demanda le pierrot en riant.

— Un Français ? Non, madame. Un riche étranger, un Espagnol, je crois.

— Un Espagnol. Vous me le présenterez… un compatriote…

— Vous oubliez, comtesse, que vous passerez incognito…

— C’est vrai.

— D’ailleurs, n’ayez pas de regrets. Je ne lui ai jamais été présenté moi-même.

— Ainsi, nous nous trouvons chez ce descendant de Pélage ?…

— À son insu.

— Et vous ne le connaissez pas ?

— Ni d’Eve ni d’Adam.

— Allons ! c’est à merveille.

Elle se leva, certaine qu’elle n’en apprendrait pas davantage, ses ennemis ou ses protecteurs jouant toujours aussi serré.

Les masques se levèrent comme elle.

— Faut-il vous servir de guide ? demanda le débardeur lilas.

— Non, je trouverai l’antichambre toute seule.

— Traversez trois salons en enfilade et prenez à gauche.

— Venez, Marcos.

Le domino noir la suivit.

En sortant, elle adressa un dernier salut et un dernier sourire à ces hommes dont elle ne pouvait s’approprier le secret, et qu’elle haïssait comme elle savait haïr.

Ils s’écartèrent tous respectueusement pour la laisser passer.

Le débardeur noir souleva la portière de la porte vers laquelle la comtesse de Casa-Real s’était dirigée suivie de son fidèle métis.

Ils disparurent.

La portière retomba.

— Cette femme nous perdra si nous ne la perdons ! fit le débardeur noir. C’est une lutte mortelle entre elle et nous.

— Qu’y faire ? dit le lilas ; parer ses coups.

— Et riposter vigoureusement ! ajouta le bleu.

— Sans riposter, reprit le lilas. Vous l’avez dit, c’est une femme.

— Non, ce n’est pas une femme : c’est une hyène, une tigresse, une bête féroce ! Elle s’est retirée la rage au cœur et le sourire aux lèvres. La croyez-vous dupe de la comédie que nous venons de jouer devant elle ? Notre changement de costume ne l’a pas trompée !…

— Elle est fine ! mais…

— Elle vous a reconnu, malgré toutes les précautions que vous avez prises pour déguiser votre voix.

— Je le répète, répliqua le débardeur lilas, tenons-nous sur nos gardes.

— Et soyons sans pitié pour elle, le cas échéant, comme elle ne manquerait pas de l’être pour nous.

— Pourtant, voyez, elle s’est précipitée bravement à mon secours.

— Son but n’était pas atteint, sa curiosité n’était pas assouvie ; voilà le motif de sa conduite généreuse. Et puis, ne l’oubliez pas, ajouta le débardeur bleu, la présence de cette femme dans le cabaret a déjoué toutes nos combinaisons. Sa haine maudite, en se jetant à la traverse de nos projets, peut en retarder l’exécution d’une année entière.

— Vous dites vrai, mon ami ; mais nous en sommes délivrés momentanément. Elle est partie, enfin ! ne songeons plus à elle. À l’œuvre ; remettons-nous à l’œuvre et regagnons le temps perdu !

— Partie ! fit le débardeur noir, que nenni. La comtesse de Casa-Real est une créole pur sang. Elle n’a que deux passions : la haine et l’amour. Ces deux passions sont également fatales à ceux pour qui elle les ressent. L’une et l’autre vous brûlent, vous dévorent, vous annihilent. Vous la croyez partie. Je suis sûr, moi, que si elle a quitté la maison, elle s’est embusquée, mise aux aguets dans les environs de la grande porte, pour surveiller notre sortie et nous suivre à la piste.

— Le cas est prévu. Ce sera tant pis pour elle.

— Vous le savez, messieurs, je défends qu’on touche à un cheveu de sa tête, s’écria le débardeur lilas.

— Sa vie ne court aucun péril, répondit le bleu, mais je ne réponds pas de la fraîcheur de ses manchettes et de son col de chemise.

Sur ce pronostic, qui eût peu rassuré la créole, sans parvenir à l’arrêter dans l’exécution du projet qu’elle venait de concevoir, les débardeurs que M. Jules et elle assuraient faire partie de la Société des Invisibles se turent d’un commun accord.

La foule envahissait les abords du salon où ils se trouvaient.