Les invisibles de Paris (Aimard)/III/XV

Roy et Geffroy (p. 560-568).
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XV

OÙ L’AFFUT TOURNE MAL POUR LES CHASSEURS

Cependant la comtesse de Casa-Real et Marcos Praya, son majordome, avaient suivi les indications données par le débardeur noir.

Mêlés à la foule des invités, costumés ou masqués, qui circulaient dans les salons, ils avaient pu facilement aller, venir, descendre et sortir tous les deux de la maison sans que personne s’en fût aperçu.

La créole allait devant.

Le métis suivait comme un chien fidèle. Il s’était fait l’ombre de cette femme, pour laquelle il eût donné sa vie sans hésitation.

À peine Mme de Casa-Real eut-elle marché quelques pas dans la rue, qu’elle s’arrêta.

Marcos Praya s’arrêta aussi.

— Marcos Praya ! dit-elle à voix basse.

— Señora !

— Nous n’irons pas plus loin.

Marcos la regarda sans comprendre, mais sans l’interroger. Il ne savait penser et agir que loin d’elle.

En la présence de sa maîtresse, toutes ses forces se concentraient dans son admiration.

Il la voyait, il l’écoutait. C’était tout.

Alors sa seule vertu, sa seule intelligence se traduisaient par ce mot : obéir.

En face d’eux se trouvait une maison borgne, à l’entrée étroite et sombre, donnant sur une de ces allées larges de deux pieds, un couloir plutôt, où deux personnes ne pouvaient passer de front.

Ce fut là, à l’entrée de ce long couloir, que la comtesse entraîna son majordome.

Elle se blottit dans le coin le plus obscur.

Ses vêtements clairs risquaient de la trahir, le métis se plaça devant elle.

Mal leur en prit.

Attentive comme une chatte qui guette, toute à son affût, Mme de Casa-Real, regardant par-dessus l’épaule de Marcos Praya, ne laissait entrer ni sortir aucun invité du riche Espagnol dont lui avait parlé le débardeur lilas, sans l’examiner des pieds à la tête.


— Démon ! murmura-t-elle avec stupéfaction.

Le métis, placé devant elle comme un bouclier, du côté de la rue, ne put prêter attention à un bruit de pas aussi léger que celui d’une feuille secouée par le vent, qui se fit entendre derrière sa protégée. Pourtant il eut une intuition du danger qui les menaçait.

Il tourna la tête vers elle ; il ouvrit la bouche pour lui conseiller de ne pas rester plus longtemps à l’entrée de ce repaire.

La créole lui imposa vivement silence.

Elle ne vivait que par le regard.

Tout à coup un voile s’abattit sur ses yeux, un bâillon se posa sur sa bouche, et une voix qu’elle crut reconnaître pour celle de Mouchette, lui murmura à l’oreille.

— N’bougeons plus, m’sieu Benjamin. On n’vous fera pas de bobo.

Elle voulut résister, ce fut en vain ; on l’avait saisie, enlacée, si adroitement qu’elle ne put remuer ni bras ni jambes.

Par un effort de suprême énergie, elle parvint à déranger le bâillon qu’on avait placé sur ses lèvres, et elle cria :

— Marcos ! à moi !

Une main de fer lui saisit le cou comme eût pu le faire un étau de forgeron.

Elle se tut et tomba évanouie.

Au cri d’appel de sa maîtresse, Marcos Praya avait bondi à son secours.

Malheureusement pour lui et pour elle, la position qu’il occupait ne lui permit pas de prendre son temps et ses précautions.

Il lui fallut se retourner chercher la comtesse, qui était tombée, et parer le coup terrible qui lui était lancé par un de ses adversaires.

Cet adversaire n’était autre que la Cigale.

Or, quand de deux lutteurs, même de force égale, l’un a pour lui les avantages du lieu, de la lumière, de l’attaque et de la défense, l’autre n’a plus qu’à tomber le plus proprement possible à ses pieds.

C’est ce que fit le métis, qui roula comme une masse sur le sol en poussant un sourd gémissement.

La Cigale l’avait littéralement assommé.

— Mâtin ! quel marteau vous avez au bout du bras, mon bel oncle ! s’écria Mouchette le diablotin avec un respect profond. V’là ce que c’est : moi, j’ai voulu ménager mon pierrot, il a manqué prendre sa volée ; vous, vous n’avez pas mis beaucoup d’égards dans la poignée de poing que…

La Cigale l’interrompit :

— Tais-toi ! fit-il : je ne l’ai assommé qu’à moitié…

— Merci pour lui ; répondit la voix goguenarde du gamin.

— Il s’en tirera avec un peu d’eau de sel sur le crâne.

— Faut-il aller en chercher, Nononcle ?

— Non pas. Il ne faut pas qu’il retrouve la vue ni la parole avant un couple d’heures.

— Alors, ce n’est pas fini.

— T’as deviné, crapaud, ce n’est pas fini.

— De quoi retourne-t-il encore ?

— Ah ! voilà ! dit la Cigale.

Mouchette se plaça entre le colosse et la comtesse de Casa-Real, qui gisait étendue sur le sol à quelque pas du métis.

— Minute ! fit-il, ma petite vieille.

— Hein ? gronda l’autre.

— Ne touchons pas à ça.

— À quoi ? à cette diablesse ?

— Diablesse ou non, s’écria le gamin, c’est ma cliente ou mon client, comme il te plaira. Je ne veux pas qu’on me l’abîme !

— Tu ne veux pas, moucheron !

— La comtesse est mauvaise comme une teigne, c’est vrai ; mais m’sieu Benjamin paye comme un empereur indien.

— Qu’est-ce que ça me fait à moi ? demanda la Cigale, faisant un mouvement pour passer outre.

— À toi, mon oncle, rien ! Mais à moi, c’est le meilleur de mon saint frusquin ; on ne le détériore pas sous mes mirettes.

— Eh ! qui te parle de le détériorer, ton pierrot ! gronda le géant avec impatience.

— Je vous abandonne le nègre blanc que voilà, ajouta Mouchette, mais tu ne toucheras pas à ma belle Espagnole. Tu n’y toucheras pas, Nicolas.

— Je ne demande pas mieux que de la ficeler sans y toucher, répondit la Cigale.

— La ficeler ?

— Elle et son compagnon ?

— Ah bien ! pour ça, c’est autre chose. Je n’ai pas le droit de t’empêcher de prendre tes précautions.

— Tu vas m’aider

— Comme un cordier.

— Allons-y gaiement !

La créole et son majordome, celui-ci à moitié assommé, l’autre à demi étranglée, n’avaient pas encore repris connaissance.

Mouchette, le diablotin, et la Cigale, le débardeur orange, se mirent eu devoir de les ficeler, ainsi que ce dernier l’avait annoncé avec tant d’élégance.

Ils apportèrent à l’accomplissement de cet acte important la conscience indispensable à toute action bonne et utile.

Du reste, le colosse avec sa dextérité d’ancien marin, apprêta les cordes, garrotta la maîtresse et le serviteur, et se tournant vers Mouchette, qui se contentait de le voir travailler :

— Maintenant, petit, reprit-il, tu vas leur envelopper la tête avec leurs mouchoirs de poche.

— Inutile ! ils n’ont pas repris connaissance.

— Va toujours !

Mouchette dévalisa la poche du pierrot, et en tirant un tissu de la plus grande finesse :

— Plus qu’ça de batiste, mon amiral ! faudrait voir à vous laisser entortiller là-dedans, sans secousse et sans asphyxie.

La Cigale attachait de son côté le mouchoir de Marcos, Praya autour de son cou, après le lui avoir préalablement fait passer par-dessus le sommet de la tête.

Les deux adversaires des Invisibles, une fois mis hors de combat et dans l’impossibilité de voir ou de se faire entendre, le géant dit au gamin :

— Rangeons-les, maintenant.

— Mais il me semble, repartit l’autre, que nous venons de les astiquer proprement.

— Tu ne me comprends pas, petiot.

— Bah ! c’est donc que tu ne te comprends pas toi-même, nononcle !

— Assez causé ! le temps presse ! prends l’homme par les pieds.

Mouchette obéit ; la Cigale le souleva et le prenant par les épaules.

— Où allons-nous ? demanda le gamin en riant, au canal ?

— Non, pas si loin ; là, tiens !

Et, du pied, la Cigale lui montra une excavation qui occupait le milieu du couloir.

— Ah ! le joli trou. On l’a volé à une carrière d’Amérique.

La Cigale et Mouchette se dirigèrent vers l’excavation et y déposèrent le corps, toujours inerte, de Marcos Praya.

Deux minutes après, la comtesse y était déposée, avec tout le respect dû à son rang et à son sexe.

— Cela fait, le colosse poussa un soupir de satisfaction.

— V’là de la bonne besogne ! hein ? dit le diablotin.

— Dame ! il ne faut pas se plaindre ! répliqua en riant à sa manière le débardeur orange ; ils auraient pu y mettre moins de bonne volonté.

— Quand je vous dis que m’sieu Benjamin est la perle des gentils garçons ! répliqua le gamin. Ça y est, ça y est, quoi ? S’ils continuent à gêner le patron et à le moucharder, faudra convenir qu’ils ont des doubles plus malins qu’eux…

— Et que nous.

— Et que vous, oui, continua-t-il. Mais les voilà casés. Que nous reste-t-il à tortiller ?

— À toi, rien.

— Comment, rien.

— Je ne te retiens plus, mon petit Moumouche. Merci du coup de main. On te revaudra ça, mais…

— Mais, je peux me la casser, pas vrai ?

— Et te livrer aux joies innocentes de ton âge. Bonsoir.

— Bonsoir à c’t’heure-ci ?

— Bonjour, si tu veux, pourvu que tu me lâches.

Mouchette fit une cabriole, se releva sur les mains, et après un saut périlleux que le plus habile clown du cirque Franconi lui eût envié, il se retrouva sur ses pieds.

Qu’on se représente l’étroit espace dans lequel ce tour de force de gymnastique fut exécuté, et l’on comprendra de quelle agilité et de quelle adresse était doué le corps du fils de la Pacline.

— La Cigale, ne comprenant rien à ses évolutions, lui demanda :

— T’es piqué ? t’as été mordu ?

— Ni piqué ni mordu, répondit le diablotin en prenant sa pose la plus digne, je suis blessé.

— Blessé, s’écria le colosse avec une vivacité qui témoignait de sa sollicitude pour l’enfant Blessé ! où ça ? dans quoi ?

— Dans mon amour-propre.

— Sacré môme ! Il m’a fait une peur ! Et qu’est-ce qui a osé manquer à M. de la Mouche ?

— Sa Seigneurie, Son Excellence, Son Altesse La Cigale !

— Moi ! Je ne m’occupe plus de toi, gamin !

— C’est justement ça qui m’offusque.

— Parce que ?

— Parce que tu me lâches d’un cran, et que je ne veux pas être balancé sans mon consentement.

— Donne-le et va-t’en.

Nisco, nononcle ! On s’amuse trop dans ta société. Je m’incruste dans ton gracieux coffre.

— Ah ! mais non !

— Ah ! mais si !

— Mais, momillard, tu oublies donc ce que tu m’as dis ce matin chez la mère Pacline.

— Ce matin, j’avais une idée, maintenant il m’en est poussé une autre. Je ne vois pas de mal à la chose.

— Pas de mal ! pas de mal ! grommela le colosse ; je ne peux pourtant pas te garder accroché à mes guêtres !

— Qui s’en plaindrait ? Cigale, mon petit Cigale !… fit le gamin avec des câlineries d’enfant de quatre ans.

Le géant ne savait pas résister à ces grimaces-là

— Oui, oui, je te vois venir, mais ce n’est pas possible ?

— Vrai, ce n’est pas possible ? continua Mouchette en changeant de tonalité.

— Vrai !

— Eh bien ! je m’en moque comme de ça.

Et il envoya de la poudre à perruque.

— Ah ! mais…

— Il n’y a pas de ah ! il n’y a pas de mais ! Vous le savez, mon bel oncle, que ça vous plaise ou que ça ne vous plaise pas, je resterai près de vous.

— Malgré moi.

— Malgré vous. Ma tête n’est pas une tête de carton-pierre. Je n’en ferai jamais qu’à ma tête.

— Oui-dà ! riposta sourdement le débardeur orange.

Et il se rapprocha du diablotin.

Mais avant qu’il eût étendu le bras pour le saisir, celui-ci avait bondi à dix pas en arrière, et s’écriait :

— Jouons-nous à ce jeu-là, Cigale, ma vieille ?

Le géant réfléchit qu’il perdrait son temps à poursuivre l’enfant, qui était agile comme un écureuil ; il préféra entrer en négociations.

— Ici, Mouche ! s’écria-t-il.

— Pas de coup de chien, au moins ? demanda Mouchette, l’œil au guet dans les ténèbres.

— T’ai-je jamais menti ?

— Non.

— Est-ce que je t’ai jamais trompé ?

— Non plus.

— Alors ? dit la Cigale en lui tendant sa large main.

— Voilà, s’écria le gamin ; et, prenant son élan, d’un bond de chat, il sauta au cou du colosse et se trouva assis sur la paume de ladite main.

— Satané moucheron ! fit ce dernier, en ne pouvant s’empêcher de serrer contre sa poitrine le frêle avorton qu’il sentait lui être plus, attaché de jour en jour.

En dehors de leurs communs intérêts, qui commençaient à s’enchevêtrer les uns dans les autres, ils éprouvaient tous deux une sympathie réciproque.

La faiblesse intelligente de l’enfant séduisait la force brute de l’homme.

À deux ils réalisaient un assemblage curieux, un tout.

Mouchette cerveau et la Cigale poignet faisaient le plus redoutable champion.

Toute cause qui se les attachait avait grandes chances de victoire.

— Voyons ! dit le colosse. Tu es bien décidé ?

— À tout… c’est du cœur, répondit le diablotin, qui s’amusait de se voir bercer dans les bras de son protecteur et ami.

— Réfléchis. Il en est temps encore.

— C’est tout réfléchi.

— Une fois lancé, il n’y aura plus mèche, faudra marcher en avant.

— On courra… à quatre pattes, si c’est nécessaire.

— Plus moyen de reculer.

— Reculer !… Aïe donc ! la bonne blague !

Et Mouchette se mit à gigoter de telle sorte, que le débardeur orange, malgré toute sa force, se vit obligé de le déposer par terre.

— Après tout, dit-il, ça te regarde, mômillard.

— Un peu, mon neveu… non… mon oncle !

— Seulement, la fête sera complète…

— Y aura-t-il de la musique ? demanda le diablotin.

— Une fière musique et une rude danse. Il ne s’agira que de décider une une seule chose.

— Laquelle ?

— Savoir qui payera les clarinettes.

— Je n’ai pas de monnaie sur moi, ricana le gamin avec une de ces grimaces les plus sardoniques.

— Méfie-toi tout de même.

— C’est bon ! c’est bon ! on ne me mangera pas.

— Ah ! dame ! je ne réponds pas de la casse, fit la Cigale d’un air soucieux.

— Bast ! répondit le diablotin, si on veut m’avaler tout cru, je me mettrai en travers ; ne t’inquiète pas, mon oncle, je me tirerai d’affaire comme un mâle.

— Tu le veux ?

— Oui.

— Ça t’amuse de risquer ta peau à ce jeu-là ?

— La peau, les os et le reste.

— Viens donc, et souviens-toi qu’en cas de besoin, tu n’as qu’à m’appeler. Si j’ai mes jambes, j’arriverai.

— Ce n’est pas de refus, mon oncle, dit Mouchette en riant, et à jambes de revanche.

Après avoir jeté un dernier coup d’œil sur la créole et sur le métis, qui naturellement ne bougeaient ni plus ni moins que deux souches, la Cigale et Mouchette quittèrent l’allée sombre et étroite où ils avaient dressé leur embuscade.

Peu d’instant après, la Cigale et Mouchette étaient rentrés dans l’hôtel de l’Espagnol et ils rejoignaient les quatre autres débardeurs dans le salon où nous avons laissé le débardeur noir, le lilas et le bleu.

Le ponceau y était déjà revenu, de son côté.

Seulement, à leur arrivée, ces quatre personnages achevaient de mettre bas leurs costumes, et de revêtir des vêtements bourgeois dans les poches desquels se dissimulaient mal des crosses de pistolets et des manches de poignards.

La comtesse de Casa-Real ne s’était pas trompée.

Le comte de Warrens se trouvait, en effet, parmi eux.

Les quatre autres étaient : Sir Harry Mortimer, Martial Renaud, San-Lucar et la Cigale.

Inutile d’ajouter que, grâce à de rapides substitutions et à d’adroits changements de costumes, les cinq débardeurs avaient réussi à dépister la jalouse curiosité de la créole.

Dès qu’il aperçut son fidèle, le comte de Warens lui enjoignit de les imiter.

La Cigale quitta son costume et s’habilla en ouvrier.

Mais en faisant les mouvements nécessaires à une pareille opération, la Cigale démasqua le fils de la Pacline, qui se tenait timidement dans son ombre.

— Qu’est-ce que cela ? firent deux ou trois des Invisibles.

— Ça… mais… mais…, répondit le géant se remettant à bégayer selon son immuable habitude, — toutes les fois qu’il se trouvait en présence de son capitaine, mais… c’est… c’est… Mou… mouchette, ajouta le diablotin de sa voix la plus claire… Mouchette.

— San-Lucar et Mortimer adressèrent un geste d’interrogation à leur chef.

Le comte de Warrens s’approcha du gamin, et lui posant la main sur la tête.

— Enfant, tu sais à quoi tu t’exposes, n’est-ce pas ?

— Deux et deux font quatre ! répondit Mouehette,

— Tu as déjà été autorisé par un des nôtres à suivre la Cigale, dans son aventure de la maison qui se trouve en face de celle-ci.

— Par monsieur, fit le diablotin en désignant le colonel Renaud, qu’il venait de reconnaître à quelques mots prononcés par lui à voix basse.

— Petit diable ! murmura Martial Renaud, je réponds de lui.

— Et moi aussi, ajouta vivement la Cigale.

— Et moi itou, répondit Mouchette,

— Qu’il soit donc, fait selon votre confiance, mes amis, dit le comte. Cet enfant nous accompagnera.

— Il nous a déjà servi dans le cabaret du Lapin courageux, répondit le colonel. Il nous sera utile encore, j’en suis sûr.

— Si nous pouvons compter sur lui, tant mieux pour lui et pour sa mère.

— Tiens, vous connaissez m’man Pacline, mon capitaine ! s’écria Mouchette évidemment flatté, et tenant à montrer que, de son côté à lui, il en savait plus qu’il n’en avait l’air.

— Allons ! allons ! fit le comte de Warrens en riant, dans cinq minutes il va me tutoyer. Je me charge de lui.

— À la bonne heure m’sieu Passe-Partout !

— Voyez-vous, messieurs ?

— À la bonne heure, répéta Mouchette, qui, tout en parlant, se débarrassait de ses cornes et de son attirail diabolique pour ne pas mettre ses nouveaux amis en retard ; j’ai un jeune Auvergnat de mes amis, un porteur d’eau, qui marche toujours avec son petit proverbe dans sa poche.

— Et ce proverbe ?

— Faites-en votre profit, mon dab… pardon… mon capitaine…

— Quel est-il ? demanda le comte, qui regardait fréquemment l’heure tout en écoutant le verbiage de Mouchette.

— Le v’là : Là ousque le lion reste, la souris passe.

— C’est bien, méchant petit rongeur, on te donnera à travailler ; apprête tes dents.

— Oh ! j’en ai, tenez, voyez, c’est des crocs qui ne demandent rien à personne ça.

Et Mouchette, en tenue de campagne, ouvrit un râtelier semblable à celui d’un terre-neuve de six ans.

Mais l’heure avait sonné, et le comte de Warrens, après avoir imposé silence à l’expansion joyeuse du gamin, se tourna vers ses compagnons d’aventure et leur dit :

— À l’œuvre ! messieurs.

Chacun se tut.

Mouchette lui-même s’arrêta dans son élan, ouvrant de grands yeux pour deviner ce qui allait se passer.

Pendant qu’il cherchait à concentrer tout ce qu’il possédait de facultés intellectuelles dans son regard, une main saisit la sienne et y mit un couteau catalan.

— Bon ! pensa le voyou de Paris en le plaçant dans une de ses poches à côté de son revolver, me v’la lesté. Vogue la galère !

— Ça peut servir ! murmura la voix de la Cigale à son oreille.

— À l’Opéra-Comique ! oui ! répondit sur le même ton le nouvel adepte de la Société des Invisibles, pour jouer les Fra-Diavolo. On frappe les trois coups. Attention ! Au rideau !