Les invisibles de Paris (Aimard)/III/XIII

Roy et Geffroy (p. 519-549).
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XIII

AU LAPIN COURAGEUX !…

La rue d’Angoulême-du-Temple, ouverte en 1792 sur d’anciennes dépendances du Temple, reçut le nom du duc d’Angoulême, grand prieur de France. Elle commençait boulevard du Temple et finissait rue Folie-Méricourt.

En 1853 seulement, on la continua jusqu’à la rue Saint-Maur.

À l’époque où se passe notre action, cette rue, longue, étroite, sans air et sans soleil, avait un aspect de tristesse et de pauvreté indicibles.

Le rez-de-chaussée n’en était loué qu’à des marchands infimes, végétant là tant bien que mal, à la grâce de Dieu,

Crémeries fantastiques ; débits de vins frelatés, fruiteries et épiceries du dernier ordre y étalaient des marchandises qui trouvaient des acheteurs quand même.

Au milieu de cette misère profonde et de ces boutiques borgnes, un seul établissement florissait, où, pour mieux dire, faisait fureur.

Il se trouvait placé vers le milieu de la rue d’Angoulême, à son point de rencontre formant angle droit avec la rue de Malte.

Voici comment cet établissement parvint à un tel degré de prospérité :

Par une belle matinée d’été, comme il s’en rencontre tant dans le Midi, un pauvre diable de Provençal des environs de Toulon, ayant éprouvé le besoin d’apprendre ce que c’est que le brouillard, la pluie et le spleen septentrional, s’était courageusement mis en route, piquant droit sur Paris, cette terre promise de tous les déshérités.

Notre Provençal avait une trentaine de francs au plus dans son gousset.

Son voyage dura six semaines.

Après bien des traverses, après de rudes épreuves, ses yeux, qui désespéraient de jamais parvenir à la contempler, aperçurent enfin la fumée des cheminées parisiennes noircissant l’horizon.

Six heures du soir sonnaient.

Notre Toulonnais poussa un cri de joie et d’espérance. Ses douleurs et ses fatiguent disparurent comme par enchantement. Il lui semblait que dans cette ville immense un avenir plein de millions lui tendait les bras. À son compte, il y avait place pour tout le monde au feu de la mère patrie ; surtout pour lui, qui se sentait si petit. Les Provençaux sont entêtés, c’est là leur moindre défaut ; de plus, l’ambition les talonne, une ambition âpre à la curée.

À ce point de vue, notre Toulonnais pouvait se dire doublement Provençal.

Quels furent ses débuts ? Comment parvint-il à se tirer de la position précaire, dans laquelle il se trouvait, à son arrivée dans la grande ville ?

C’est ce que nous ne rechercherons pas.

Personne ne le vit humble et modeste chrysalide. On ne le connut que superbe papillon.

Un beau jour, il loua une boutique au coin de la rue d’Angoulême et de la rue de Malte.

Sur l’enseigne jaune de cette boutique, les passants pouvaient lire en lettres d’un vert éclatant :


AU LAPIN COURAGEUX
DÉBIT DE VINS AU DÉTAIL
DE
FRANÇOIS TOURNESOL


Deux ans après, François Tournesol ajoutait une gargote à son détail de vins ; il donnait à manger aux ouvriers du quartier ainsi qu’aux acteurs les moins payés des petits théâtres et aux bohèmes égarés dans ces parages lointains.


La table sur laquelle s’appuyait le vicomte était encore servie.

Le tout à des prix fabuleux.

Peu à peu ses affaires s’accrurent.

En face de cet accroissement progressif, ses visées devinrent plus hautes.

Tout en conservant son premier établissement, Tournesol y annexa d’autres boutiques, à droite et à gauche.

Il loua tout le premier étage de la maison, et il en fit un restaurant, installé, monté avec un luxe inouï pour le quartier.

De plus, il se créa une spécialité.

Celle de la bouillabaisse et des escargots à la provençale.

Ce fut un coup de fortune pour lui.

L’argent, qui n’est pas si rebelle qu’on le suppose, quand une bonne idée l’appelle, se mit à pleuvoir dans sa caisse.

Le sieur François Tournesol était plus qu’économe, mais, par calcul même, il savait faire la part du feu.

Bien des bohèmes, constatons-le à la louange de son intelligence, un grand nombre de pauvres cabotins à mines faméliques, lui durent la pâtée des années entières sans qu’il leur réclamât un sou de leur note, aussi longue que la liste des maîtresses de don Juan.

Un statisticien perdrait la moitié de sa vie à calculer le nombre de veaux mort-nés, la quantité de moutons morts de la clavelée, de chats volés, de chevaux achetés à l’équarrisseur, que François Tournesol débita, vingt années durant, sous les apparences les plus fallacieuses et sous les noms les plus ronflants.

Ses clients du rez-de-chaussée avalaient sa cuisine sans trop de gémissements ; mais ceux du premier étage ne laissaient pas de lui adresser les reproches les plus sincères.

Aux premiers il répondait :

— Croyez-vous que je vais vous donner des truffes pour vos six sous ?

Aux seconds :

— Quand on mange une bouillabaisse digne de la Réserve de Marseille, et des escargots cueillis aux Martigues, on n’a pas le droit de se plaindre du mouton ou du veau qui les accompagne.

Et, à tout prendre, ses clients se contentaient de ces bonnes raisons, puisque le Lapin courageux ne chômait jamais, ni matin ni soir.

Sa réputation s’étendit bientôt de la Bastille à la porte Saint-Martin.

Bref, ce digne gargotier, qui avait littéralement commencé sans un sou vaillant, après avoir gagné une fortune plus que raisonnable, trouva moyen de faire souche d’honnêtes bourgillons en mariant sa fille à un compatriote.

Sa fille était un hideux laideron qui avait roulé vingt ans entre les jambes des consommateurs de la cuisine paternelle.

Son compatriote, venu comme Tournesol à Paris sans semelles à ses souliers, se laissa tenter par les futurs millions de sa monstrueuse future.

L’union s’accomplit selon toutes les formalités exigées par la loi.

Le jour de cette union, — l’un des plus beaux de ce tendre père, — Tournesol ne se doutait pas que ses millions serviraient plus tard à sauver son gendre d’une banqueroute frauduleuse, à le faire nommer maire et à lui permettre d’aspirer à la députation.

Aspirations que l’avenir, du reste, pourrait légitimer.

Mais n’anticipons pas sur des événements que nous raconterons en temps et lieu.

Pour le moment, François Tournesol trônait dans son comptoir, en pleine renommée et en pleine gloire.

C’est donc de lui seul que nous avons à nous occuper, et nous y revenons, priant le lecteur de nous pardonner cette courte digression, qui porte bien son enseignement avec elle.

Or, le dimanche gras 1847, vers dix heures du soir, le restaurant et la gargote du Lapin courageux, premier et second étages compris, resplendissaient de lumières.

Salles communes et cabinets particuliers regorgeaient de clients de toutes les classes, dont les silhouettes se détachaient en noir sur les rideaux blanchis à nouveau pour la circonstance.

Ce n’étaient que chants et cris joyeux, bacchanales et sarabandes donnant bien à rêver aux malheureux voisins de ce lieu de délices, aux passants attardés qui regagnaient tranquillement leurs honnêtes et silencieuses demeures.

C’est une bienheureuse saison pour les restaurateurs de toutes espèces, que la saison du carnaval.

Toute la durée de cette époque de folie, ils vendent ce qu’ils veulent, au prix qui leur convient, aux stupides soupeurs, accompagnés ou non accompagnés, leurs hôtes habituels.

Tous ces malheureux, artistes, bourgeois, bohèmes, avant ou après le bal, arrivent chez eux pour satisfaire les caprices et les appétits insensés de leurs conquêtes de rencontre ou de hasard.

Là, ils mettent une sorte de frénésie à se débarrasser le plus promptement possible d’un argent gagné à grand’peine ou trouvé grâce aux moyens les plus honteux.

Le propre de l’argent mal gagné est de brûler la poche de qui le possède.

En somme, le Lapin courageux n’avait jamais vu une foule plus considérable se presser dans ses salons et dans ses couloirs.

Le flot des consommateurs, après avoir submergé le rez-de-chaussée, était monté jusqu’au premier étage.

Les premiers venus ayant pris toutes les places disponibles, les arrivants, pressés, serrés les uns contre les autres, sur les marches étroites de l’escalier, criaient, hurlaient, attendant qu’il plût à leurs devanciers de leur céder une table ou un cabinet.

Le rez-de-chaussée surtout — nous voulons parler d’une salle contiguë à la boutique du marchand de vin — offrait le coup d’œil le plus pittoresque et le plus saisissant.

Une foule énorme, composée d’hommes, de femmes et d’enfants revêtus des haillons les plus hétéroclites, était entassée dans cette vaste pièce.

Par la porte de communication donnant dans la boutique même où se trouvait placé le comptoir de maître Tournesol, on apercevait des appelés debout, couchés par terre, de chaque côté du comptoir, des élus assis trois ou quatre sur le même siège.

Devant le comptoir se tenaient plusieurs individus, vêtus en habit de ville, à l’air sournois, porteurs de nez énormes, qui, voulant se donner une contenance, faisaient semblant de se payer à tour de rôle une tournée de vin blanc.

Ils n’avaient pourtant ni envie de boire, ni envie de rire.

Les paroles qu’ils échangeaient, de temps à autre, à voix basse, le montraient clairement.

Et si leurs paroles n’avaient pas suffi à l’édification d’un auditeur sagace, les regards inquiets, curieux, qu’ils jetaient sans cesse, à la dérobée, sur la porte de l’établissement, ne lui eussent laissé aucun doute à ce sujet.

En dehors de ce groupe sombre, la masse des masques et des consommateurs hurlait, beuglait, avec une si noble émulation, qu’avec la meilleure volonté du monde, un orage survenant, aucun d’entre eux ne fût parvenu à entendre les éclats de la foudre, la grande voix du tonnerre.

Tournesol, premier du nom, allait et venait, servant les uns, engageant les autres à la patience, et cela dans la joie de son âme.

Les opérations de cette nuit de Cocagne prenaient des proportions gigantesques.

La nuit commençait à peine.

Que serait-ce donc vers deux heures du matin, à la sortie des bals !

La foule était tellement compacte que, matériellement, il semblait impossible à un individu quelconque, si mince et si fluet qu’il fût, de parvenir à s’y caser.

Notre Provençal se frottait joyeusement les mains, en songeant que les premiers, une fois repus, seraient obligés de déguerpir et de céder la place aux autres.

Et puis, cela flattait singulièrement son amour-propre de chef de maison, de penser qu’on faisait queue à sa porte sans être sûr de la franchir !

Mais, si compactes qu’elles paraissent, les masses humaines sont essentiellement malléables, élastiques, et douées d’une puissance de compression qui jusqu’ici n’a pas encore été déterminée par A plus B.

Tournesol ne tarda pas à avoir la preuve de cette vérité.

Soit lassitude, soit retraite des aspirants soupeurs, les cris de la rue venaient de se calmer.

Profitant de cette éclaircie, de cette minute de tranquillité, cinq masques, cinq débardeurs, se précipitèrent sur la porte d’entrée donnant dans la boutique du rez-de-chaussée, la forcèrent, et firent une entrée triomphale à laquelle aucun de ceux qui obstruaient leur route ne put s’opposer.

On se serra.

On leur fit place.

Ils passèrent sans se préoccuper de ceux qui se montraient obligeants sans en avoir la moindre envie.

On pressentit qu’il allait se passer quelque chose d’intéressant.

Tout les regards se tournèrent de leur côté.

Ils se dirigeant en ordre, de front, vers le comptoir où se tenaient les bourgeois aux longs nez.

À l’entrée des nouveaux venus, ceux-ci avaient échangé des signes d’intelligence, saisi leurs verres à demi pleins, et avaient trinqué en murmurant ce seul mot :

— Attention !

Nos cinq masques, nous l’avons dit, portaient le même costume.

Ils étaient déguisés en débardeurs.

Cinq beaux gaillards !

Cinq athlètes aux gestes brusques, à la démarche assurée.

Contrairement à l’usage où sont les hommes, dans les bals publics de Paris, de ne pas se masquer, ils avaient le visage caché par un large loup de velours noir.

Chacun d’eux brandissait à la main un bambou qui, sous les apparences les plus pacifiques, pouvait, au besoin, devenir un assommoir du plus joli poids.

Détail à retenir :

Ces cinq débardeurs, appartenant sans doute à la même bande joyeuse, portaient cinq-vêtements de couleurs différentes.

Le premier avait un costume entièrement noir ;

Le second, un bleu ;

Le troisième, un orange ;

Le quatrième, un ponceau ;

Et le cinquième, un lilas.

Faute de savoir, quant à présent, leur âge, leur domicile, leurs noms et prénoms, nous nous contenterons de les appeler le noir, le bleu, l’orange, le ponceau ou le lilas, et de les distinguer par la couleur de leur costume.

Leur entrée n’était passée inaperçue d’aucun des clients du père Tournesol.

Un pierrot qui soupait, en face du comptoir, avec un diablotin aux cornes enluminées de vermillon et au visage peint en vert-monstre, avait vivement tourné la tête de leur côté.

— Est-ce lui ? demanda-t-il.

Son compagnon lui répondit entre deux bouchées :

— Lui, je ne sais pas !… mais eux, oui.

— Tu en es sûr ?

— Qui est-ce qui est jamais sûr de quelque chose ?

— Va rôder autour d’eux, et…

— Oh ! ce n’est pas la peine, fit le diablotin avec une de ses plus belles grimaces.

— Comment ! s’écria l’autre avec une impatience nerveuse qui témoignait d’une nature habituée à courber toute résistance.

— Si c’est eux, nous allons rire…

Il se versa un verre de vin plein jusqu’au bord, le but et ajouta :

— Aimez-vous à rire, m’sieur Benja… ?

— Tais-toi ! interrompit le pierrot, qui l’empêcha d’achever.

— Bon ! on se taira. Ce n’est pas ce qu’il y a de plus dfûcile à exécuter sur la corde de l’existence.

Le pierrot posa le coude droit sur la table, appuya son menton sur son coude et examina la situation.

Évidemment, il s’attendait à une scène intéressante, il ne voulait en perdre aucune péripétie.

Le sieur Tournesol se trouvait dans son comptoir à l’arrivée des cinq débardeurs.

— Que faut-il servir à ces messieurs ? demanda-t-il en se penchant vers eux, de son air le plus achalandant.

— Trois bouteilles de vin blanc, une bouteille de kirch et du sucre dans un saladier, répondit le débardeur noir d’une voix de basse chantante.

Et cum spiritu tuo ! psalmodia sur le même ton un des faux-nez, qui était à coup sûr un excellent musicien.

— Amen ! chanta un second faux-nez.

Tout le monde se mit à rire.

Les débardeurs firent comme tout le monde.

Ils firent plus, même.

Ils applaudirent à tout rompre.

Les faux-nez, voyant qu’ils ne récoltaient que des applaudissements et pas la moindre querelle, en restèrent là.

Pendant que Tournesol s’empressait de servir ses nouveaux clients, le diablotin, qui dès les premières notes entonnées par le premier faux-nez avait sauté du parquet sur sa chaise, puis sur la table, le diablotin, disons-nous, se pencha à l’oreille du pierrot et lui murmura :

— Je connais cette musique.

— Moi aussi, répondit le pierrot en haussant les épaules.

— Non, vous ne comprenez pas, mon prince… c’est du chanteur que je parle et non de la chanson.

— Qui est-ce ?

— Vous avez causé ce matin…

— Moi ?

— Avec lui.

— Tu te trompes !

— Dans votre hôtel…

— Imbécile, te tairas-tu ?

— Garni… hôtel garni… ajouta vivement le diablotin, dont la langue marchait souvent plus vite que la pensée.

Le pierrot réfléchit un instant et s’écria :

— Ah ! j’y suis… c’est le Coquillard…

— Charbonneau ! lui-même ! Allons donc !

— Mais les autres ?

— Ah ! voilà ! fit le diablotin en clignant de l’œil… mais v’là que ça se corse ! J’y vas de mon attention !

Ils se mirent de nouveau à examiner les deux troupes rivales.

— Voilà ce que vous avez demandé, messieurs, disait le cabaretier aux débardeurs. Voulez-vous être servis dans un cabinet ? Il vous faudra attendre quelques minutes.

— Un cabinet ? Non, une table nous suffira, répondit le débardeur noir.

— Dame ! pour le moment, vous le voyez, il n’y en a guère. Si vous voulez…

— Attendre quelques minutes ? acheva le bleu qui n’avait pas encore ouvert la bouche. Connu, merci !

— Connu, merci ! répétèrent en chœur les faux-nez.

La galerie rit comme elle l’avait déjà fait précédemment.

Cette fois-ci les débardeurs ne se mêlèrent point à ses rires.

Le débardeur noir, qui semblait commander aux quatre autres, dit froidement :

— Vous nous servirez ici même.

— Ici ? sur le comptoir ? demanda Tournesol embarrassé.

— Oui.

— Mais…

— Mais quoi ?

— Mais quoi ? mais quoi ? mais quoi ? répétèrent en chœur les faux-nez.

— Mais, dit Tournesol, qui, tout en voulant éviter une querelle, croyait que les faux-nez seraient les plus forts, étant les plus nombreux et parlant plus haut, mais c’est que ces messieurs…

— Eh bien ! ces messieurs ?

— Leurs verres sont là, et…

— Ces messieurs seront assez complaisants pour les reculer, et il y aura place pour tout le monde.

Le chœur des faux-nez poussa un éclat de rire qui dura un quart de minute.

Les débardeurs ne bronchaient pas.

Tournesol, reconnaissant la justesse de leur cause, allait se décider à écarter les verres de ses premiers clients et à placer le saladier rempli du mélange demandé au beau milieu de son comptoir, et il ne se dissimulait pas le mauvais résultat que pouvait avoir sa décision, quand une voix moins rude que celles des faux-nez et des débardeurs prononça l’invitation suivante :

— Si ces messieurs veulent me faire l’honneur de s’asseoir à ma table, je serai enchanté de la partager avec eux.

C’était le pierrot qui venait de parler ainsi.

Le diablotin sauta par terre.

Les débardeurs bleu, ponceau, orange et lilas consultèrent le débardeur noir.

Ce dernier accepta.

Et les faux-nez de rire, à nouveau, le plus ironiquement du monde.

— Merci, maître Pierre, fit le débardeur noir en tendant la main au pierrot. Nous te revaudrons cela.

— J’offre, je ne reçois pas, répondit fièrement l’amphitryon du diablotin.

— Couvrons-nous, grands d’Espagne ! déclama pompeusement celui-ci en se campant, le poing sur la hanche. Bonjour, mon oncle, ajouta-t-il en cédant son siège à l’Orange et en lui sautant à califourchon sur les épaules. On est donc sage, ce soir ? C’est bien fait. Prudence est mère de longévité !

— C’est toi, Mouche ! répondit l’Orange, qui reconnut le diablotin à son fausset. Tu te fourres donc partout ?

— On connaît les bons endroits, et on y vient pour faire plaisir aux camaraux.

— Et pour donner un coup de main…

— Ou de pied…

— Aux amis.

— Oui, la Cig…

La main du domino orange coupa là fin de la phrase.

Le diablotin Mouchette, on l’a reconnu déjà, marmotta à part lui :

— Pas de chance au bilboquet ce soir. Faut que je m’éteigne'

Et il se tint coi et silencieux le plus longtemps que cela lui fut possible.

On verra que cet effort ne fut pas de bien longue durée.

Cependant la bande de débardeurs venait de s’asseoir à la table du pierrot.

On remplit les verres, et l’on trinqua de part et d’autre sans accorder la plus petite attention aux quolibets de la partie adverse.

Par partie adverse nous entendons parler de la bande des bourgeois aux longs nez.

Seul, le pierrot ne prit point part à ces libations.

— Tu ne trinques pas avec nous ? demanda le débardeur noir.

— Merci.

— Merci oui, ou merci non ?

— Merci non.

— Pourquoi ?

— Je n’ai pas soif.

— Ah ! fit le débardeur, noir avec une pointe, d’ironie dans son exclamation.

— Je vous ai offert place à ma table, continua le pierrot avec une certaine animation, pour vous épargner une querelle avec des malotrus ; est-ce une querelle avec moi que vous venez chercher ?

— Pauvre petit moineau ! grommelait dans son coin de table l’Orange, qui gardait toujours le diablotin à califourchon sur ses larges épaules.

Le Noir reprit :

— Quand on n’a pas soif, on ne boit pas. C’est de toute justice. Mais par pure politesse on fait semblant de boire.

— Je fais ce qui me plaît.

— À ton aise, camarade. Nous sommes tes obligés et nous ne payerons pas un bon procédé par un mauvais.

— C’est encore bien heureux ! repartit ironiquement le pierrot, dont la patience ne paraissait pas être la vertu dominante.

— Laisse-moi te donner un conseil.

— Un bon ?

— Tu en jugeras.

— Ce sera le premier.

— Ah ! ah ! dit le débardeur de son ton le plus tranquille, ma jolie pierrette…

— Hein ?


— Enfants soyez bénis, dit-il avec solennité.

— Non, mon joli pierrot… nous n’étrennons donc pas ensemble, comme conversation ?

— Continue ! répliqua le pierrot en se mordant les lèvres.

Une coupure ! pensa Mouchette le diablotin.

Une coupure, dans le langage du gamin, qui figurait dans les drames et dans les ballets de la Porte Saint-Martin, signifiait :

— Voilà une phrase qu’on aurait bien dû prendre la peine de ne pas prononcer.

Coupure, pour lui, équivalait à : bêtise.

— Donne ton conseil, répéta le pierrot à son interlocuteur.

Celui-ci se pencha vers lui pour ne pas être entendu par d’autres oreilles que les siennes.

— Pas si près, camarade ! Parle à distance, je te prie, s’écria vivement le pierrot.

— Soit.

— Je ne suis pas sourd. J’entendrai aussi bien.

— Et tu ne crains pas ?… fit le débardeur.

— Je ne crains rien, répondit l’autre fièrement.

— Si, tu crains mon voisinage. Parlons sérieusement. Tu as eu tort de venir ici.

— Pourquoi ? On ne peut donc pas s’amuser, maintenant ?

— Ce n’est pas ta place.

— Voyez-vous cela !

— Retire-toi.

— Le plus souvent.

— Il en est temps. Ces messieurs te reconduiront jusqu’à une voiture.

— Quels messieurs ?

— Mon frère lilas et mon frère ponceau, répondit le débardeur noir, en désignant les deux débardeurs aux costumes lilas et ponceau.

Ces deux derniers se levèrent et firent un salut affirmatif.

— Oh ! ne vous levez pas, continua le pierrot d’une voix mordante et railleuse ; nous ne sommes pas dans le monde ici, et je vous dispense l’un et l’autre de m’offrir votre bras.

— Pierrot, mon pierrot, dit en riant le débardeur noir, voilà que vous parlez comme une pierrette.

À un geste de colère, à un éclat de voix lancé par le pierrot, un domino noir, qui depuis le commencement de cette scène se tenait adossé au mur, à quelques pas de là, dans l’attitude d’un homme qui ne s’occupe de rien et se trouve sur le point de s’endormir tout debout, se redressa subitement et vint se placer derrière ce dernier.

— Tiens ! d’où sort-il, celui-là ? demanda le débardeur bleu.

Le domino ne bougea pas.

— Tu dormais, retourne dormir ! fit l’Orange, qui, se fiant à sa force irrésistible, étendit le bras vers lui et l’écarta de façon à l’envoyer rouler à dix pas de la table.

À sa grande surprise et à celle des quatre autres débardeurs, qui, tous, connaissaient la vigueur athlétique de leur frère Orange, le domino noir chancela à peine.

Puis, reprenant son aplomb, son centre de gravité, il se croisa les bras sur la poitrine et demeura immobile, les yeux fixés sur ceux du pierrot, dont évidemment il attendait les ordres.

Le débardeur orange venait, pour la première fois de sa vie, de rencontrer une force égale à la sienne.

Il se leva.

Le diablotin se laissa glisser jusqu’à terre, et, prenant sa chaise, s’assit à sa place devant la table.

Mais, sur un mot du débardeur noir, l’Orange, qui était sur le point de sauter à la gorge du domino, s’arrêta comme par enchantement, et vint se mettre derrière son chef de file.

L’orage couvait.

Les faux-nez avaient quitté le comptoir du père Tournesol et s’étaient insensiblement rapprochés du groupe formé par les cinq débardeurs, le pierrot, le diablotin et le domino noir.

Au milieu du silence général, le débardeur noir dit lentement :

— Je te croyais seule ici, querida. Je me suis trompé. Ton brave t’accompagne :

Le domino restait impassible.

Le pierrot répondit :

— Tu te trompes, Passe-Partout, seule je suis venue dans ce tapis-franc…

Au mot tapis franc, quelques murmures se firent entendre, parmi lesquels il nous sera permis d’introduire une vigoureuse protestation du sieur François Tournesol.

— Seule je suis venue, répéta le pierrot, et seule je sortirai !

— Tu avoues ton sexe.

— Mes pieds et mes mains plaideraient contre moi, répliqua le pierrot, qui, même sous le costume masculin, ne pouvait renoncer au plus grand charme de la femme, la coquetterie.

— Pourquoi es-tu venue ici ?

— Je voulais savoir si tu y serais.

— Tu le sais ; va-t’en !

— Non. Je m’amuse, et je reste, mon bon Passe-Partout.

Le débardeur noir se mit à rire.

— Voilà deux fois que tu me donnes ce nom, querida ; regarde.

Et il souleva son masque.

— Mon Dieu ! fit le pierrot avec stupeur, ce n’est pas lui !

— Qui sait ? répondit-il en raillant et en rattachant son loup de velours.

— Je resterai ! oh ! je resterai !

— Tu es avertie. Retire-toi !

— Non !

— À ton aise. Ne t’en prends qu’à toi-même s’il t’arrive malheur.

Et, se tournant vers le domino noir, qui, comme une statue de bronze, n’avait pas fait un mouvement, il ajouta à voix basse en langue espagnole :

— Marcos Praya, veille sur ta maîtresse. Un danger de mort la menace.

— Je veillerai, répondit sourdement le domino.

En ce moment la bande des bourgeois à faux nez se trouva doublée.

Mouchette le diablotin seul s’en aperçut.

Il grimpa sur sa chaise, et s’y tenant debout sur un pied, un verre dans chaque main :

— Messieurs et mesdames, s’écria-t-il de sa crécelle la plus stridente, l’addition est une opération par laquelle étant donné un certain nombre de faux-nez, comme six, et étant redonné un autre certain nombre de faux-nez, comme quatre, on arrive à un troisième nombre de faux-nez, comme dix, appelé total.

Et il avala coup sur coup ses deux verres de bischoff.

Le débardeur noir tourna nonchalamment la tête et regarda les bourgeois au long nez par-dessus son épaule.

Il se leva.

Les quatre autres débardeurs se levèrent aussi.

Sur le mot : Dansons, prononcé par le faux-nez, dans lequel le pierrot et Mouchette avaient cru reconnaître Coquillard-Charbonneau, les bourgeois, qui étaient réellement doublés, se prirent par la main et se mirent à danser une farandole échevelée autour de la table des débardeurs.

— Allons ! dit le débardeur noir.

Cinq gourdins décrivirent cinq courbes parfaites et cinq faux-nez s’arrêtèrent.

Il y avait une excellente raison à ce temps d’arrêt.

On la comprendra sans que nous nous donnions la peine de la détailler.

Les cinq faux-nez gisaient par terre.

Leurs cinq compagnons n’attendirent pas leur tour.

Ils se jetèrent à corps perdu sur leurs adversaires, espérant les prendre au dépourvu.

Malheureusement pour eux, il n’en fut rien. Deux minutes après, malgré une résistance désespérée, ils se voyaient pris au collet et à la ceinture par les débardeurs et jetés dans la rue, à la volée, à travers la porte d’entrée que Mouchette tenait toute grande ouverte.

Quelques instants après, leurs camarades, assommés avec un si bel ensemble, venaient les rejoindre sur la chaussée, portés, avec tous les égards dus à leur courage malheureux, par tous les chicards, titis, malins, polichinelles et arlequins qui avaient assisté à leur rapide déconvenue.

— Passez, mes frères, mes oncles, mes cousins, disait Mouchette en s’inclinant devant chaque bourgeois qu’on sortait du cabaret, passez, pauvres diables que vous êtes !

— Un second bischoff ! demanda le débardeur noir, en s’asseyant de nouveau à la table du pierrot, qui, pas plus que le domino noir, ne s’était mêlé à cette bagarre.

On applaudit à outrance.

Et le sieur François Tournesol, propriétaire du Lapin courageux, apporta lui-même, cette fois, la consommation demandée par ses redoutables clients.

C’était une faveur qu’il n’accordait pas aux premiers venus.

Le premier moment d’effervescence et d’enthousiasme passé, une réaction s’opéra parmi les hôtes habituels du Lapin courageux.

Ceux d’entre les consommateurs qui avaient assisté à l’exécution sommaire des bourgeois porteurs de faux nez, c’est-à-dire la plus grande partie de ceux qui se tenaient dans le cabaret, dans la boutique du rez-de-chaussée, jugèrent prudent de ne pas attendre la fin de cet incident.

Les uns se retirèrent sans tambours ni trompettes.

Les autres étaient tout simplement montés à l’étage supérieur.

Nous laissons à penser ce qui se raconta du haut en bas de l’établissement du sieur Tournesol, au bout de deux minutes de conversations, d’allées et de venues.

Les cinq vigoureux débardeurs, qu’on avait commencé par prendre pour des lutteurs de la salle Montesquieu, étaient devenus peu à peu des géants dignes des contes de fées, des monstres plus terribles que ceux de la fable et de la mythologie.

Toujours est-il que, grâce à la désertion de tous ses clients du rez-de-chaussée, le père Tournesol n’avait plus qu’à les servir, eux tout seuls, dans ces deux pièces où grouillait peu de temps auparavant une foule aussi idiote que mal choisie.

Cette réflexion ne consola pas le cabaretier.

Mais, au moment où il ouvrait la bouche pour se plaindre du scandale qui venait d’avoir lieu chez lui, une demi-douzaine de louis que le débardeur noir jeta sur la table changea sa mélancolie en gaieté communicative.

Quand nous disons que tous les débardeurs se trouvaient de nouveau réunis auprès de la table sur laquelle était posé le second bischoff demandé, nous nous trompons.

Trois d’entre ces singuliers consommateurs seulement étaient restés là : le débardeur bleu, l’orange et le noir.

Le débardeur ponceau et le lilas avaient disparu à la faveur du tumulte.

Mouchette, quelque grouillante que fût sa nature, n’eût pas mieux demandé peut-être que de quitter la place à leur exemple ; mais le pierrot, son amphitryon, avait fortement insisté pour qu’il demeurât à ses côtés.

Le diablotin était resté.

Quant au domino, sombre et silencieux garde du corps de maître Pierrot, il n’avait pas quitté son poste, toute la bagarre durant.

C’était un compère de si redoutable apparence, que depuis l’épreuve tentée par le débardeur orange, personne ne s’était risqué jusqu’à lui pousser le coude en passant.

Bien que la générosité du débardeur noir eût déridé l’honnête François Tournesol et l’eût consolé du vide opéré dans son rez-de-chaussée, il n’était pas tranquille.

Depuis quelques instants, le calme se rétablissait aussi au premier étage.

Les cabinets particuliers devenaient muets, eux qui d’ordinaire n’étaient que sourds et aveugles.

Tous les soupeurs, tous les buveurs, masques et bourgeois, descendaient silencieusement le double escalier en spirale conduisant d’un côté rue de Malte, de l’autre rue d’Angoulême, et semblaient avoir, grande hâte de quitter la maison du Lapin courageux.

Tournesol se creusait le cerveau pour deviner, pour chercher à comprendre la raison de cette désertion en masse.

S’il l’eût demandée au débardeur lilas, celui-ci la lui aurait peut-être donnée, car, dès qu’il fut rentré dans la salle du rez-de-chaussée, il s’approcha du débardeur noir, et, se penchant à son oreille, il lui murmura ces trois mots :

— Tout va bien.

Peu après, le débardeur ponceau parut à la porte de la rue d’Angoulême.

— Ils approchent ! fit-il, en opérant de la même façon que le lilas.

— Combien sont-ils ?

— Une quinzaine d’hommes, au moins.

— Bien. Et lui, est-il avec eux ?

— Il marche aux côtés de M. Jules.

— À sa droite ?

— Oui.

— Ah ! monsieur Jules ! monsieur Jules ! fit le débardeur noir avec un accent de menace terrible, vous jouez avec le feu. Vous serez brûlé.

— Quels sont les ordres ? demanda le ponceau.

— Les mêmes. Tous nos hommes sont placés, n’est-ce pas ? répondit le chef ou celui qui paraissait l’être.

— Chacun est à son poste.

— Et les… mouches ? continua le débardeur noir avec un sourire dédaigneux.

— Elles préparent contre nous leurs aiguillons les plus acérés.

— La lutte sera donc ?…

— Mortelle.

— Pour qui ? repartit le débardeur noir. Toutes réflexions faites, messieurs, ne frappez que pour défendre votre vie, ajouta-t-il. Le sang de ces misérables salirait nos mains. Ne tuez qu’à la dernière extrémité.

— Nous obéirons.

— Allez, et attendez le signal.

— Mais vous ?

— Moi, je reste ici.

— Prenez garde ! tout le danger sera pour vous.

— Vous en aurez votre part, messieurs ; pas de jalousie ! dit le débardeur noir en riant.

Puis il ajouta avec un accent de suprême autorité :

— Ici est le poste d’honneur. Ce sera le mien.

— Allez-vous demeurer seul ici ? demandèrent les deux débardeurs ponceau et lilas avec inquiétude.

— Non pas ; je garde la Cigale !

Le débardeur orange se dressa vivement sur les solides poteaux qui lui servaient de jambes, et se frotta les mains de façon à en faire craquer toutes les jointures.

— Et ces trois personnages-là ? demanda tout bas le lilas au noir, en lui désignant le pierrot, le diablotin et le domino. Ces trois-là, qu’en faites-vous ?

— Ne vous en occupez pas. Ils ne se mettront pas contre nous, s’ils se mêlent de la chose.

— Vous en êtes sûr ?

— Allez en paix… et, sur votre tête… n’agissez pas, ne bougez pas avant le signal convenu.

Le débardeur bleu, le lilas et le ponceau quittèrent le cabaret.

En sortant, le bleu dit à Tournesol :

— Patron, nous voulons souper.

— C’est facile.

— Avez-vous un cabinet libre ?

— Hélas ! je crains bien qu’il y en ait plus d’un, soupira le Provençal.

— Indiquez-le-nous.

— Montez, messieurs. Les garçons sont au premier, et…

— Non pas, non pas, riposta vivement le débardeur bleu, je désire que vous le choisissiez vous-même.

— Comme il vous plaira.

Et le digne M. Tournesol s’engagea d’un air pensif dans l’escalier, à la suite des trois masques, qui le surveillaient du coin de l’œil.

Il était évident que, malgré leur façon de jeter l’or par-dessus les tables, le cabaretier provençal n’avait pas la moindre confiance dans ses hôtes mystérieux.

Il fut sur le point de retourner sur ses pas et de redescendre à son comptoir.

Mais une interrogation menaçante du débardeur bleu le rappela à l’ordre.

Maître Tournesol comprit qu’il n’était plus le maître chez lui.

Il se résigna et ne redescendit point.

Donc, au rez-de-chaussée, il ne restait plus que cinq personnes : le débardeur noir, — l’orange, — le pierrot, — le diablotin et le domino.

Ce dernier ne s’occupait en aucune façon de ce qui se passait autour de lui.

Les bras croisés sur sa poitrine, les yeux fixés sur le pierrot, il attendait.

Sur un signe de son chef, le débardeur orange s’approcha du diablotin, et le prenant dans ses bras comme une nourrice prend son nourrisson, il lui parla quelques instants dans un coin.

Le gamin écoutait le géant avec un étonnement croissant.

De temps en temps, on l’entendait pousser quelque exclamation, comme celle-ci :

— Ah çà ! mais… il parle comme un homme !… De l’éloquence, à présent !… Cré nom ! quelle plaidoirie !

Et puis, sans répondre à son gigantesque interlocuteur, l’enfant chantonnait, selon sa détestable habitude :

Ah ! si Pacline t’entendait,
Si mère Pacline t’entendait !

Toujours est-il que la faconde de la Cigale, Te débardeur orange, décida le gamin, qui, du reste, ne demandait pas mieux que de se laisser entraîner.

Toutes ses sympathies étaient acquises à son oncle bien-aimé, comme il l’appelait le plus souvent.

— Ainsi, je peux compter sur toi ? fit le géant en forme de conclusion.

— Oui, nononcle !

— Tu comprends à quoi tu t’engages ?

— Je le comprends si bien, mon bonhomme, que je le comprends bien mieux que toi.

— Moumouche ! gronda le débardeur orange.

— De quoi ? tu n’as parlé qu’à moitié… j’ai deviné le reste… Faut-il pas que je me pose en gâteux, et que je n’aie pas l’air de savoir à quoi m’en tenir ? Je n’aime pas qu’on fasse joujou avec moi ! Faut de la finesse, pas trop n’en faut.. Allons-y maintenant.

— C’est convenu ? redemanda la Cigale, qui voulut être bien certain du consentement de Mouchette.

— Archi-convenu !

— Quand je ferai…

— Prrrr ! ouitch !

— Deux fois.

— Oui. Crac ! une… deux, ce sera fait, répliqua vivement l’avorton. Mais crois-moi, nononcle, de la confiance !… Sinon, quand ça me plaira, je tournerai casaque. Et à qui la faute ?

— Suis-je le maître ? demanda brusquement le géant, qui se faisait violence pour ne pas parler franc au gamin, dont il aurait répondu corps pour corps.

— C’est vrai ; t’as raison, Goliath !

Et Mouchette se dégagea des bras de la Cigale, en répétant :

— Chose entendue : je t’appartiens.

De son côté, pendant que le colosse recrutait Mouchette, le débardeur noir avait fait une nouvelle tentative auprès du pierrot pour le décider à se retirer.

Ce fut vainement.

Il pria, il supplia.

Le pierrot lui rit au nez, se contentant de lui répondre :

— Vous restez, je reste ! Partez, je vous suis ! Je suis venu pour voir, je verrai ; pour savoir, je saurai. Ma présence vous gêne, mon bel ami. J’en suis désespéré ; mais rien ne changera ma volonté.

— J’ai fait ce que je devais ! murmura le débardeur noir, qui se dirigea vers la porte de la rue pour examiner si les gens annoncés par un des siens étaient encore éloignés du Lapin courageux.

Mais la porte s’ouvrit brusquement.

Une troupe d’individus costumés, masqués, avinés pour la plupart, fit irruption dans le cabaret.

Ils étaient une douzaine.

Leur entrée fut si précipitée, si inattendue, que le débardeur se vit rudement poussé, repoussé et presque renversé par le flot des arrivants, avant même de reconnaître à qui il pouvait avoir affaire.


Son compagnon lui répondit entre deux bouchées : — Lui, je ne sais pas, mais eux, oui !

Mais le géant quitta le gamin.

En un tour de main la place fut déblayée, et le débardeur noir dégagé.

Cela ne se fit pas sans récriminations.

Mais il n’en fut rien de plus.

— C’est lui ? demanda le débardeur noir.

— C’est lui ! répondit l’orange.

Ils allèrent se replacer à la table du pierrot.

Cependant les nouveaux venus menaient grand train et faisaient grand bruit. Ils criaient, se démenaient et affectaient de ne pas voir les cinq personnes qui se trouvaient avant eux dans la boutique de François Tournesol.

— À boire ! à boire ! Il n’y a donc pas de garçons, dans cette baraque ? cria l’un d’eux.

La Cigale et Mouchette se retournèrent ensemble en entendant l’organe enchanteur de M. Coquillard-Charbonneau, revenu costumé en malin, et tout oublieux de sa récente déconfiture.

Mais disons : oublieux en apparence, — maître Charbonneau étant le mouchard le plus rancunier que la police officieuse ait jamais employé.

Il continua, aidé par ses compagnons, qui frappaient sur toutes les tables à tour de bras :

— Garçon ! ohé ! garçon ! C’est le Lapin de la Belle au bois dormant, ici. Ce n’est pas le Lapin courageux. Garçon ! ohé ! garçon ! Père Tournesol, arrivez ! À boire ! à boire ! à boire !

Et tous de répéter :

— À boire ! à boire ! à l’aide des notes les moins justes et les plus discordantes.

Ni patron ni garçon n’accoururent se mettre à leur disposition.

Les cris, les hurlements, les chocs de verres recommencèrent de plus belle.

Personne ne venait.

Le malin brisa sa canne sur des tables à force de s’en servir avec violence.

Un des éclats vola en l’air et retomba devant le débardeur noir. Celui-ci le saisit avec un sang-froid et une amabilité sans égale :

— Monsieur, dit-il, en s’adressant à Coquillard, qui en tenait encore l’autre bout à la main, monsieur ?…

— Je ne suis pas un monsieur ! répliqua grossièrement son antagoniste.

— Camarade ?

— Au diable ! Je ne suis pas ton camarade, débardeur d’allumettes à un sou le paquet…

— Soit. Votre canne, répondit l’autre, qui avait fait vœu de patience. Je suis désolé de ne pouvoir vous la rendre au grand complet, mais vous avez eu l’adresse de ne m’en envoyer qu’une minime partie…

— Je n’ai qu’un regret, beau raboteur de bûches mouillées…

— Et lequel ?

— Celui de l’avoir cassée sur une table au lieu de te l’avoir cassée sur les reins.

— Vous êtes aimable, estimable malin.

— Qu’est-ce que c’est ? On fait le joli cœur avec papa ? répondit Coquillard d’un ton de stupide insolence. Faudra voir à changer ta chansonnette.

— Excusez-moi, monsieur Coquillard, fit poliment le débardeur noir, pendant que l’Orange se mordait les poings de la contrainte qu’il s’imposait en ne sautant pas à la gorge de l’alter ego de M. Jules, excusez-moi, je n’avais pas l’intention de vous insulter.

— Ah ! ah ! tu me connais, toi ! reprit l’autre étonné.

— C’est pourquoi il m’est totalement impossible de vous adresser la moindre injure.

Coquillard-Charbonneau allait se donner au diable de ne pouvoir mettre la main sur un bon sujet de querelle, tellement sa vanité lui suggérait que le débardeur noir lui parlait sérieusement. Mais un éclat de rire étouffé que Mouchette, le diablotin, laissa échapper à son grandissime regret, l’avertit de son erreur.

Sa rage ne fut que plus violente.

Il regarda autour de lui, comme un taureau aveuglé par la fureur, et, frappant du pied, il allait se porter à quelque extrémité, imprudence ou sottise, lorsqu’une toux sèche et sonore, venant d’un des angles de la pièce, le retint, l’arrêta soudain, ainsi qu’eût pu le faire une grille aux solides barreaux de fer.

Dans cet angle, dans ce coin, à l’écart, se tenaient deux hommes masqués, costumés l’un en paillasse, l’autre en domino vénitien.

C’était le paillasse qui venait de mettre un frein à la fureur de Coquillard-Charbonneau.

Ces deux masques, faisant partie de la bande des survenants, étaient les seuls qui n’eussent point hurlé, gesticulé, cabriolé et fait un bruit d’enfer dans le rez-de-chaussée du Lapin courageux.

Ils figuraient dans le tableau, plutôt en spectateurs qu’en acteurs.

Ils laissaient faire. Ils n’agissaient pas.

Évidemment, là se trouvait la tête de cette troupe désordonnée. C’était à ces deux masques ou bien à l’un d’eux qu’il fallait demander la cause de cette irruption inattendue.

Le débardeur noir s’en aperçut du premier coup d’œil, et laissant là maître Charbonneau, obligé de museler sa colère, il alla droit au paillasse.

Celui-ci l’attendit sans broncher.

— Paillasse, mon ami, lui dit le débardeur sans aucun préambule, je te remercie de ton procédé.

— Quel procédé ? répondit l’autre d’une voix hors nature.

— D’avoir mis une sourdine à la musette de votre chien de basse-cour.

Coquillard-Charbonneau poussa un grognement de rage qui le fit réellement ressembler à l’animal dont on lui donnait le nom.

Le paillasse ne sourcilla point, et, ne tenant pas à continuer la conversation avec le débardeur noir, il lui tourna le dos sans plus de cérémonie.

Ce dernier ne fit que rire de son impolitesse.

Mais la Cigale, le débardeur orange, ne se contint pas plus longtemps en voyant son chef, si respecté par lui, traité comme un saute-ruisseau.

Il se précipita vers le paillasse, et lui mettant son énorme poing sous le nez :

— Goujat ! va-nu-pieds ! lui cria-t-il d’une voix de tonnerre.

Ce fut l’étincelle qui mit le feu aux poudres.

Sans s’adresser à la Cigale, dont le poing fermé ne l’effrayait que médiocrement, le paillasse dit :

— Capitaine ?

Personne ne répondit.

Il continua :

— Passe-Partout ?

Même silence.

— Ah ! j’ai l’air de parler chinois, dit sourdement le paillasse en consultant le domino vénitien, que faut-il faire ?

— Carte blanche ! répliqua le domino vénitien de façon à n’être entendu que de lui.

Le paillasse se dirigea alors avec lenteur vers le débardeur noir, et lui parlant bien en face, les yeux dans les yeux, sans plus se donner la peine de déguiser sa voix :

— Mon cher capitaine, mon bon Passe-Partout, mon excellent ami Rifflard, nous renions donc le soir nos connaissances du matin ?

— Ah ! ah ! c’est vous, digne monsieur Jules ? riposta le masque interpellé.

— Moi-même, pour vous servir.

— Trop aimable…, mais je ne vous offrirais jamais des gages à la taille de votre mérite.

— C’est ce qui vous trompe.

— Vous êtes modeste.

— Mais oui.

— Une preuve de modestie ? fit le débardeur noir avec un sourire narquois.

— Vous la voulez ?

— Je ne vous cacherai pas que mon étonnement égalera tout au moins vôtre humilité.

— Libre à vous, mon bon.

— Voyons cette preuve ?

— La preuve que je ne demande pas mieux que de vous servir.

— Eh bien ?

— C’est que vous êtes servi.

À l’époque où M. Jules faisait partie de la police de sûreté, la locution : Vous êtes ou tu es servi ! avait fini par devenir proverbiale.

Il l’employait pour ordonner à ses hommes, à ses agents, à quel moment il leur fallait saisir leur victime ou se jeter sur leur proie.

Le débardeur connaissait, sans aucun doute, de longue date cette formule menaçante, car, en l’entendant sortir de la bouche du paillasse, il se recula vivement, comme pour se mettre sur la défensive.

Mais quelle que fût la rapidité de son mouvement de retraite, elle n’égala pas la vitesse et le zèle avec lesquels Coquillard-Charbonneau s’approcha de lui.

En moins d’une seconde, la main de l’agent de M. Jules se posa rudement sur l’épaule du prétendu Passe-Partout.

En moins d’une seconde aussi, le poing de celui-ci s’abattit avec une telle force sur le crâne de Coquillard, que le misérable tomba comme une masse sur le sol sans jeter un cri, sans même pousser un soupir.

— Tonnerre ! cria M. Jules.

— En plein dans le mille !… grimaça le diablotin en faisant une cabriole.

Les hommes de l’ex-chef de la police de sûreté se groupèrent derrière lui, prêts à le soutenir.

L’ordre d’attaquer, de saisir le débardeur noir allait être donné par lui.

Mais, au moment où M. Jules ouvrait la bouche pour le donner, son adversaire, qui venait de traiter si durement le pauvre Charbonneau, bondit par-dessus la table, qu’il renversa en un tour de main et dont il se fit un rempart.

Le débardeur orange fermait la porte de la boutique à double tour, et se plaçait devant cette porte, le bâton haut, dans une attitude de calme et de résolution qui eussent conseillé la réflexion au plus téméraire.

Enfi, , le pierrot et le domino noir flanquaient la droite et la gauche du masque que M. Jules voulait servir à sa manière.

— Bien ! s’écria l’ex-agent, je ne comptais prendre qu’un épervier dans mon filet : voilà des pigeons qui s’y jettent d’eux-mêmes. À vous les plumes, mes garçons ! ajouta-t-il en se tournant vers les siens.

Ceux-ci firent un pas en avant.

— Arrêtez ! dit le domino vénitien en s’interposant entre les deux partis, prêts à en venir aux mains.

M. Jules retint ses hommes.

Au son de cette voix, le débardeur noir se pencha du côté de l’inconnu, cherchant à le reconnaître malgré le loup de velours qui cachait hermétiquement son visage.

Le domino vénitien reprit, en s’adressant au pierrot et à son garde du corps :

— Vous, retirez-vous ! On ne vous veut pas de mal.

— Laisserez-vous sortir ces messieurs avec nous ? demanda le pierrot de son ton le plus hautain.

— Non pas. Sortez, nous vous en laissons la liberté. Quant à ces deux hommes, nous les tenons et nous les gardons.

— Alors, gardez-vous vous-mêmes. Ces messieurs ne me semblent pas disposés à se laisser prendre.

— On se passera de leur permission, dit M. Jules, qui, le domino vénitien s’étant retiré, venait de reprendre le haut du pavé.

— Faudra voir ! grommela le domino orange, qui se tenait toujours en sentinelle à la porte d’entrée donnant sur la rue d’Angoulême-du-Temple.

C’était un singulier spectacle.

Une quinzaine d’hommes tenus en échec par deux pauvres diables qu’ils comptaient happer sans la moindre résistance, sans aucune difficulté.

M. Jules comprit que, dans l’intérêt de son amour-propre, dans celui de sa réputation, il fallait en finir promptement.

Sortant deux pistolets de sa poche, ils les arma, et les braquant sur le débardeur noir :

— Rifflard, Capitaine, ou Passe-Partout, rendez-vous ou je vous tue, s’écria-t-il.

— Je ne suis pas celui que vous croyez, répondit l’autre, se faisant un bouclier de la table renversée.

— Une fois, vous rendez-vous ?

— Non.

— Deux fois ?

— Non.

— Qu’il se démasque, fit l’inconnu.

— Au diable ! repartit le débardeur.

— Vas-y donc ! hurla M. Jules, en faisant feu d’un de ses pistolets.

Le coup partit.

Mais auparavant son adversaire lui avait allongé par-dessus son rempart improvisé un coup de manchette si vigoureux, si juste, que la balle toucha le plafond, et que son second pistolet lui échappa et tomba sur le parquet.

— Sacrebleu ! dit l’ex-chef de la police de sûreté. À vous, mes garçons ! Allez-y… et à mort ! à mort !

Les masques se ruèrent sur le débardeur, faisant arme de tout ce qui leur tombait sous la main.

Mais alors, le domino orange, mettant la clef de la porte d’entrée dans sa poche, se jeta tête baissée dans la bagarre.

Il frappait, et à chaque coup un cri retentissait, et un corps roulait à terre.

Alors aussi, le pierrot se plaçait auprès du débardeur noir, deux doubles pistolets à chaque main, criant de sa voix claire et féminine :

Adelante ! Marcos Praya !

À ce cri, à cet appel, le domino noir sortit de son immobilité.

Un long couteau catalan au poing, il s’élança au plus épais de la mêlée.

Quant à Mouchette le diablotin, il avait prudemment disparu.

Or, comme le gamin de Paris n’était point un lâche, il lui fallait de sérieuses raisons pour s’éclipser en pareille circonstance.

Mouchette s’était glissé sous le comptoir.

Qu’attendait-il ?

Un signal.

Et ce signal ne venant pas, Mouchette, qui n’avait qu’une parole, serait demeuré héroïquement à son poste jusqu’à la fin de la bagarre.

Cependant cette lutte de quatre personnes, dont une femme, contre une vingtaine de bandits, plus ou moins dans la légalité, n’eût pu être de longue durée.

Après les coups de poing et de bâton, les coups de couteau s’étaient mis de la partie.

Après les coups de couteau, ç’avait été le tour des coups de pistolet.

Il y avait près d’une demi-minute que l’affaire était engagée,

La Cigale avait eu raison de verrouiller et de fermer la porte de la rue.

Une partie des hommes de M. Jules, restée dans la rue, cherchait à enfoncer cette porte.

L’autre, exaspérée par la résistance forcenée des deux débardeurs et de leurs défenseurs, en étaient arrivés à ne plus vouloir les prendre vivants.

Les cris de : À mort ! à mort ! poussés par M. Jules, succédant aux cris de : Prenez-le vivant ! proférés parle domino vénitien ; les plaintes des blessés, le cliquetis du fer, le bris des meubles et le heurt des armes s’entrechoquant furent dominés à un moment donné par la voix stridente du débardeur noir, jetant ces trois mots :

— Il est temps.

— Prrr ! ouitch ! fit le débardeur orange : prrr ! ouitch !

À ce signal, tout s’éteignit, rampes et becs de gaz.

Des ténèbres profondes, remplacèrent subitement l’éclatante lumière qui éclairait les combattants.

Mouchette le diablotin devait être pour quelque chose dans ces ténèbres-là.

Cependant, malgré l’obscurité, le combat continua avec un acharnement sans égal.

Les verres, les bouteilles, les assiettes, les vitres, volaient en éclats.

Les cris, les plaintes, les malédictions, se croisaient incessamment dans l’air, mêlés au froissement du fer, au bruit mat du bois frappant la chair.

Par échappées, les lueurs des coups de feu rayaient les ténèbres de leurs sinistres éclairs.

On ne s’entendait pas plus qu’on ne se voyait.

Au milieu de cette confusion inénarrable, M. Jules essaya bien deux ou trois fois de dominer le bruit de la lutte et les hurlements des combattants.

Mais la fureur des blessés, touchant à la folie, l’entraînement des autres qui, pareils à des bêtes féroces, avaient flairé le sang, furent plus forts que sa volonté.

Il y perdit sa peine et sa voix.

À tout prendre enfin, l’instinct de la conservation parlant chez lui avant les autres considérations, il s’orienta, renversent ceux-ci, rampant entre ceux-là, parvint au rempart que le débardeur noir s’était élevé au moyen de la table renversée, et, une fois à l’abri, il respira.

Ses hommes se déchiraient, s’assommaient, s’égorgeaient.

C’était un petit malheur.

Pourvu que, la bagarre finie, on remit la main sur celui qu’il regardait comme le chef des Invisibles, M. Jules n’en demandait pas davantage, et il passait condamnation sur la perte fort réparable d’une demi-douzaine de ses coryphées.

Il se faisait même un malin plaisir de penser que mal pouvait être advenu au pierrot, au diablotin et au domino noir, ces trois derniers personnages s’étant mêlés de choses qui ne les regardaient en rien.

Par malheur, l’ex-chef de la police de sûreté proposait plus souvent qu’il ne disposait.

Les événements ne marchèrent pas tout à fait comme il l’espérait.

Le reste de son escouade avait réussi à enfoncer la porte d’entrée du Lapin courageux, si consciencieusement verrouillée par le débardeur orange.

Cela fait, les hommes masqués qui la composaient s’étaient rués comme une avalanche dans la boutique.

Le désordre était à son comble.

Des figures effrayées apparaissaient aux fenêtres entrouvertes de toutes les maisons de la rue d’Angoulême-du-Temple et de la rue de Malte.

Un noyau de curieux se forma dans la première de ces deux rues. Les coups de feu l’avaient attiré, créé.

En moins de temps qu’il ne nous en faut pour le raconter, ce noyau germa, fleurit, devint arbre, et porta des fruits. Si bien qu’au bout de deux minutes la foule des badauds, ivrognes, filous, était compacte au point d’obstruer la circulation.

Pourtant, par une de ces anomalies qui montrent que, même dans une folle nuit carnavalesque, la capitale du monde civilisé ne se livre pas, poings et pieds liés, aux saturnales des chicards en goguette ou des clercs d’huissier en rupture de ban, du bout de la rue donnant sur le canal Saint-Martin, on entendit un bruit de fusils.

C’était une compagnie d’un régiment de ligne, arrivant au pas de course.

Un commissaire de police et plusieurs officiers de paix la précédaient.

La foule s’écarta.

La maison fut cernée de façon à ne pas laisser s’évader un enfant ou une femme.

Le commissaire de police ordonna d’allumer des torches, et des lanternes.

Puis il pénétra dans la maison.

Un spectacle de désolation et de sang s’offrit à sa vue.

Le rez-de-chaussée du pauvre Tournesol se trouvait littéralement saccagé.

Meubles, cloisons, vaisselles, verreries, tout était brisé.

Cinq hommes gisaient sur le sol, le crâne ouvert, frappés par la même main, ne donnant plus signe de vie.

Ces cinq hommes faisaient, partie de la troupe de M. Jules.

Six autres se tenaient assis par terre ou appuyés à la muraille, blessés plus ou moins grièvement.

Maître Coquillard-Charbonneau, qui avait commencé par se faire balayer, dans la rue, lui et son faux-nez, venait de recevoir un si mauvais coup, sous son costume de malin, qu’il en avait perdu connaissance dès le début de l’action.

Assommé par ses ennemis, piétiné par ses amis, le malheureux n’avait pas encore repris ses sens.

M. Jules pour son compte personnel, s’était tiré d’affaire, les braies à peu près nettes.

Grâce à son retranchement, c’était à peine s’il avait reçu deux ou trois contusions légères.

Au pied du comptoir, enfin, gisait le domino vénitien.

Inutile d’ajouter que le débardeur noir et le débardeur orange, le pierrot et le diablotin avaient disparu.

Ils avaient profité de la nuit si habilement faite par Mouchette, sur le signal donné par la Cigale, pour s’échapper et pour laisser les hommes de M. Jules s’entr’assommer et s’entr’égorger les uns les autres.

Ce dernier, du reste, dès le premier moment d’émotion passé et quand l’ordre fut un peu revenu dans ce désordre, commença par chercher ses ennemis, et, ne les trouvant pas, il poussa la plus terrible de ses imprécations.


— Soit, votre canne, répondit l’autre, qui avait fait vœu de patience.

D’un bond, il monta à l’étage supérieur.

Rien ! personne !

Il redescendit, et, courant au domino vénitien étendu sans mouvement au pied du comptoir, il lui prit le poignet et lui tâta le pouls.

Le pouls battait encore.

Pas de sang sur l’homme évanoui.

L’ex-chef de la police de sûreté respira de ce côté-là.

Sa défaite n’était peut-être pas aussi complète qu’il l’avait jugée de prime abord.

Il se fit reconnaître par le commissaire de police, auquel il essaya d’expliquer ce qui venait de se passer à sa manière, c’est-à-dire le moins véridiquement possible.

Le commissaire lui répondit froidement :

— Désolé, monsieur Jules, de ce qui vous arrive. Mais, je n’ai pas besoin de vous le dire, l’acte que vous avez tenté d’accomplir est en dehors de la légalité.

— Après ? demanda l’autre avec effronterie.

— Vous n’aviez pas qualité pour agir ainsi que vous avez agi.

— On sait ça.

— Vous vous êtes placé dans une très mauvaise position. L’affaire est très grave. Je me vois obligé de…

— De m’arrêter, pas vrai ?

— Vous l’avez dit. Vous vous expliquerez avec M. le préfet.

— Soit, répliqua avec mauvaise humeur l’ex-agent, qui avait trop longtemps appartenu à la police pour ne pas reconnaître la justesse de cette argumentation. Mais, mon cher ami, ne vous imaginez pas avoir trouvé la pie au nid, ajouta-t-il en frappant familièrement sur l’épaule du commissaire ; M. le préfet m’absoudra, j’en suis certain.

— Je le souhaite pour vous, monsieur Jules, répliqua l’autre.

— Vous êtes bien bon, je vous remercie, fit l’ex-agent en saluant ironiquement. Un mot encore, s’il vous plaît.

— Vingt, si vous voulez.

— Avez-vous pensé à faire garder les issues de cette maison ?

— Pourquoi me demandez-vous cela ? interrogea le commissaire de police en souriant avec défiance.

— Comment ! pourquoi ?… Ah ! j’y suis : vous vous imaginez que c’est pour mon propre compte que je vous adresse une question ?

— Dame !

— Non. Répondez d’abord ; je m’expliquerai ensuite. Avez-vous fait surveiller les issues ?

— Toutes.

— À merveille ; rien n’est perdu. Ceux qui nous ont mis à même de nous étriller si durement les uns les autres seront malins s’ils parviennent nous échapper.

— De qui parlez-vous ? continua le commissaire de police.

— Des individus que je voulais coffrer.

— Leur nom ?

— Les Compagnonsde la Lune.

— Les Invisibles… ou une partie des Invisibles ? demanda le commissaire en tressaillant.

— Oui.

— Sont-ils nombreux ?

— Non. Mais, j’en suis sûr, leurs principaux chefs sont cachés dans cette maison.

— Ah ! si nous réussissions à nous en emparer…

— Ce serait une rude affaire.

— Loin d’être blâmés, continua le commissaire de police, on nous voterait une récompense nationale.

— Oui ! oui ! je le sais ; le gouvernement a pris à cœur de mettre la main sur ces malfaiteurs.

— Sont-ce des malfaiteurs ? fit naïvement son interlocuteur.

— Pas précisément ; mais ça en approche.

— Très bien ! ajouta le commissaire ; je vais procéder à une visite complète depuis la cave jusqu’au grenier.

— C’est convenu. Mais…

— Mais quoi encore ?

— Avant tout, écoutez-moi.

— J’écoute.

— Suivez-moi.

— Ça se chante, ces mots-là, répliqua le commissaire, qui ne manquait jamais de placer une de ces fines plaisanteries qui faisaient les beaux jours de nos prédécesseurs, en l’an de grâce mil huit cent quarante-sept.

— Venez.

Cela dit, M. Jules conduisit le commissaire auprès du comptoir, à l’endroit où gisait toujours l’inconnu.

M. Jules souleva le masque de l’inconnu et dit au commissaire :

— Regardez maintenant.

Le commissaire de police obéit et recula de trois pas, en proie à une stupéfaction inimaginable.

— Le duc de…, s’écria-t-il.

— Silence ! fit vivement M. Jules, ne prononcez pas ce nom-là ici.

— Bon ! répondit l’agent, on se taira. Mais comment se trouve-t-il dans cette maison, gisant au milieu de ces gueux ?

— C’est lui qui dirigeait l’affaire.

— Bah ! vous étiez sous ses ordres ?

— Directs, cher monsieur.

— Oh ! oh ! voilà qui change la thèse.

— N’est-ce pas ? Je savais bien que nous finirions par nous entendre.

Et M. Jules retrouva une partie de sa belle assurance, qu’une succession d’échecs et de revers imprévus avait entamée.

— Que faire ? que faire ? se demandait à part lui le commissaire de police, embarrassé au dernier chef.

L’agent l’examinait attentivement sans en avoir l’air.

Après s’être adressé cette question tout bas cinq ou six fois, le commissaire finit par se l’adresser tout haut.

M. Jules saisit la balle au bond et lui répondit :

— Que faire ? Mon Dieu, c’est simple comme deux et deux font quatre. Il faut d’abord l’enlever d’ici.

— Qui ? le duc !

— Lui-même, et au plus vite.

— Si on allait le reconnaître ?

— C’est précisément pour qu’on ne le reconnaisse pas que je vous conseille de l’enlever sur-le-champ.

— Vous avez raison. Malheureusement, cette nuit, il m’est impossible de me charger de cette corvée.

— Merci pour lui, dit l’ex-chef de la police de sûreté.

— Je voulais dire : de ce soin, reprit vivement son interlocuteur.

— Voulez-vous que je m’en charge ? demanda M. Jules avec la plus complète insouciance.

— Vous ?

— Moi-même.

— Au fait, pourquoi non ? ajouta le commissaire. Je prends sur moi de vous laisser libre.

— Ouf ! fit l’autre en respirant à pleins poumons.

— Mais à une condition ?

— Laquelle ?

— Vous vous tiendrez à ma disposition.

— Je vous le promets.

— Et à ma première requête, à mon premier appel, vous viendrez.

— J’accourrai.

— C’est chose convenue ?

— Parole donnée !

Et l’ancien chef de la police de sûreté tendit la main au commissaire de police, qui la serra cordialement.

— Vous me laissez mes hommes ? fit-il.

— Ceux qui vous seront indispensables.

— Je n’ai besoin que de deux d’entre eux.

— Vous m’en répondez ?

— Comme de moi-même.

Le commissaire ne sourcilla pas et prit cette réponse bon jeu, bon argent.

— Prenez ceux que vous voudrez, répliqua-t-il.

M. Jules ne fut pas long à faire son choix.

Le choix décidé, on déblaya la situation.

Les morts furent envoyés à la Morgue ; les blessés, placés d’urgence à l’hôpital, et les valides conduits à la Préfecture.

Ainsi qu’il s’y était engagé, le patron de maître Coquillard-Charbonneau s’occupa spécialement de l’inconnu que le commissaire s’obstinait à appeler le duc.

Il le fit enlever par les deux gaillards qu’il avait choisis dans sa troupe.

Avant même de le leur livrer, à moitié assommé, à moitié évanoui, il prit le soin de l’envelopper dans un large manteau.

De la sorte, nul curieux ne parvint à regarder de près quel homme était ce personnage à la tenue si orgueilleuse, qui s’en allait aussi piètrement, après avoir fait une entrée aussi triomphale.

Au moment de leur donner l’adresse de l’inconnu, M. Jules réfléchit qu’il serait plus adroit de ne rien leur donner du tout et de finir la chose lui-même, à l’insu de ses sicaires.

Il donna l’adresse de son propre domicile, boulevard du Temple.

On se mit en route.

Il suivit.

De son côté, le commissaire de police ne perdait pas son temps.

Il procéda immédiatement à une visite exacte et minutieuse de la maison.

Pas un coin ni un recoin du Lapin courageux ne furent négligés.

Ce fut en vain.

Les Invisibles venaient de mériter leur nom une fois de plus.

Ils avaient disparu sans laisser l’ombre d’une trace.

Le restaurant et le magasin de François Tournesol se trouvaient dans un état de vide complet.

À force de chercher, on trouva quelque chose quelque part.

On trouva le malheureux cabaretier provençal et ses douze garçons, dont six d’extra, dans la plus belle cave de l’établissement.

Ils étaient étendus, les uns près des autres, symétriquement, sur la terre, garrottés avec une adresse rare sans que la corde les blessât, bâillonnés avec des poires d’angoisse élastiques, et la tête couverte d’une serviette.

Les Invisibles ou leurs acolytes avaient poussé la délicatesse jusqu’à ne se servir que de serviettes blanches.

Le commissaire de police s’empressa de les faire délier, débâillonner, et de leur demander force petits détails.

Le sieur Tournesol répondit par des exclamations de désespoir, entrecoupées de malédictions à l’adresse de M. Jules et de Coquillard-Charbonneau, qui prenaient sa maison pour une souricière.

Cette fois les souris et les rats avaient mangé les chats.

Et, à vrai dire, maître Tournesol avait été assez largement payé, dédommagé de ses pertes par les cinq débardeurs, pour ne pas se ranger du côté de leurs persécuteurs.

Un cabaretier a toujours une reconnaissance éternelle pour l’honnête ou le malhonnête client qui lui remplit sa poche ou sa caisse.

Les garçons se secouèrent, reprirent pied, poussèrent quelque douzaine de cris joyeux en sentant leurs goussets regorgeant d’écus, mais ne donnèrent aucun renseignement.

Ils ne savaient absolument rien de plus que ce que savait M. le commissaire.

À quatre heures du matin, ce dernier se retira, tout désappointé du mauvais résultat de ses recherches, et se promettant de s’en prendre à M. Jules du buisson creux qu’il venait de trouver.