Les invisibles de Paris (Aimard)/III/XII

Roy et Geffroy (p. 510-519).
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XII

EN PLEIN PARIS, PLEINE BRETAGNE

Nous précéderons de quelques minutes le comte de Warrens et son gracieux guide.

Le lecteur voudra bien nous suivre dans le corps de logis qui, à plusieurs reprises, avait donné lieu à tant de commentaires parmi les locataires de la maison n° 35, rue d’Astorg.

À l’époque où l’on bâtit cette maison, on n’avait pas encore adopté l’usage de mesurer parcimonieusement l’air et le soleil aux malheureux ne possédant pas les moyens de se construire leurs propres demeures.

Voilà ce qui explique comment, malgré les nombreux changements subis par ses ailes de droite et de gauche, le corps de logis principal de l’hôtel était demeuré tel que le premier architecte l’avait disposé pour son premier hôte et propriétaire.

Ce premier hôte était un fermier général.

Qui dit fermier général, dit millionnaire, ne reculant devant aucune fantaisie, quelque coûteuse qu’elle puisse paraître.

Celui-là avait donc donné carte blanche à l’imagination de son constructeur.

Les appartements se succédaient hauts, vastes, bien éclairés.

On y reconnaissait cette large entente du confortable que nos pères possédaient à un si extrême degré.

Un seul détail fera deviner le reste.

De nombreux dégagements reliaient les diverses pièces entre elles.

Ces dégagements étaient formés par de longs et larges corridors, ou par de spacieux paliers donnant sur des escaliers aux proportions si colossales, que la cage seule en suffirait aujourd’hui pour construire une maison tout entière.

Mais tout cela n’était rien auprès des étonnements qui attendaient les visiteurs de cette antique demeure.

À peine, en effet, avait-on ouvert une porte, à peine avait-on fait quelques pas dans l’intérieur de ce corps de logis, qu’on se trouvait, comme dans une féerie, transporté subitement, par le coup de baguette d’un enchanteur patenté, à deux cents lieues de Paris, en pleine Bretagne.

Et quand nous disons en pleine Bretagne, nous n’entendons point parler de cette fausse Bretagne de nos jours, qui s’applique avec un si grand amour à refléter les vices et les ennuis de la capitale.

Là, meubles et costumes viennent en droite ligne du faubourg Saint-Antoine ou de la rue Vivienne, mœurs et langage arrivent directement de la Chaussée-d’Antin ou du quartier Saint-Honoré.

Non cette Bretagne décolorée, envahie par le niveau égalitaire de la vapeur et du petit format.

Mais bien cette rude et âpre Bretagne bretonnante de la fin du xviiie siècle, dont les souvenirs sont encore si vivaces, cette terre généreuse qui produisit tant de dévouements et d’héroïsmes sublimes !

Donc, dès les premiers pas faits dans ce corps de logis mystérieux, on se pouvait croire transporté au sein d’un de ces vieux châteaux, rois de la lande burgraves des ajoncs.

Tout y vivait à l’unisson.

Tentures, meubles, costumes, tout était de l’époque, tout, jusqu’au langage.

La porte franchie, on n’entendait plus prononcer que le pur gaélique.

Le français du reste de la France se voyait rigoureusement proscrit.

Voici ce qui se passait dans une vaste pièce donnant sur l’extrémité du corridor dans lequel venaient de s’engager le comte de Warrens et la jeune Edmée.

Dans cette pièce, aux murs recouverts de tapisseries de haute-lisse, aux meubles massifs tillés en pleins chênes centenaires, six personnes se trouvaient réunies.

La première, un grand vieillard, sec, maigre, aux traits ascétiques, se tenait assis, plongé dans un large fauteuil, auprès d’une de ces cheminées moyen âge qui laissent place au feu pour toute une famille.

Sa barbe blanche tombait sur sa poitrine.

Sur son visage majestueux, malgré les traces nombreuses de fatigues et de douleurs, il y avait une expression ordinaire de bonté.

La rigidité de sa taille, l’éclair fulgurant qui s’échappait parfois de son œil bleu, en faisaient un de ces imposants personnages qu’on définit assez volontiers ainsi :

Un portrait de famille sorti de son cadre.

Ce vieillard portait le costume que les nobles et seigneurs bretons avaient mis à l’ordre du jour, lors de la grande guerre vendéenne.

En face de lui, de l’autre côté de la cheminée, sur un siège pareil au sien, était une dame qui ne lui cédait point en vieillesse et en majesté.

Cette dame, la compagne de sa vie, avait dû être d’une éblouissante beauté.

Elle filait.

Mais la main qui tenait le chanvre et le faisait changer de forme n’était évidemment guidée par nulle pensée.

L’habitude seule la conduisait.

Une secrète préoccupation, un souci dissimulé avec soin, possédaient la maîtresse de cet antique logis.

De temps en temps sa tête, machinalement inclinée sur le rouet, se relevait ; alors, son regard intelligent, clair et limpide comme celui d’un anges se tournait vers les assistants, et leur lançait une muette interrogation.

La troisième personne, assise près d’une table, la tête appuyée sur sa main, dans l’attitude d’une profonde réflexion, était un homme de moyenne stature, ressemblant trait pour trait au vieillard à la longue barbe blanche.

Sur son visage régnait une expression de hauteur presque farouche ; mais cette expression faisait place à une douceur mélancolique quand ses yeux rencontraient les yeux de la vieille dame au rouet.

Deux serviteurs restaient, respectueux, immobiles, auprès de la porte : L’un, le vieux sergent, le père Pinson.

L’autre, un de ces gars de la forêt de Rennes, qui, malgré leurs quatre-vingts années, ne se feraient pas faute de décrocher leur mousquet rouillé, l’occasion échéant.

Enfin, le sixième et dernier de ces personnages, qui se promenait silencieusement à grands pas d’un bout de la salle à l’autre, n’était autre que le colonel Martial Renaud.

Les trois premiers étaient, ou, pour poser clairement leur situation, se disaient être :

Le comte de l’Estang, duc de Dinan ;

La comtesse de l’Estang, duchesse de Dinan, sa femme ;

Le vicomte de l’Estang, leur fils.

Bien qu’un jugement, longuement motivé, eût, vingt ans auparavant, déclaré leur prétention mal fondée, toutes les apparences protestaient en leur faveur.

On sortait de table.

La table sur laquelle s’appuyait le vicomte de l’Estang était encore servie.

Sauf le bruit des pas de Martial Renaud, on n’entendait rien dans la vaste salle à manger gothique.

Chacun respectait la sieste nocturne du chef de la famille.

La comtesse elle-même amortissait autant que possible le retentissement monotone de son rouet.

Le comte de l’Estang sortit enfin de son immobilité, et, relevant la tête :

— Quelle heure est-il ? demanda-t-il en jetant un regard vague autour de lui.

— Huit heures, notre monsieur, répondit le père Pinson en langue gaélique.

C’était lui que l’œil du comte venait d’indiquer comme devant lui répondre.

Nul autre que lui ne se fût permis de prendre la parole.

— Noël ne vient pas ?

— Nous l’attendons d’un moment à l’autre.


La porte s’ouvrit sans le moindre bruit.

— Aurait-il fait une mauvaise rencontre dans la lande ? reprit le gentilhomme.

— La lande est sûre, et M. Noël la connaît comme je connais le parc du château.

— C’est vrai. Alors, je ne comprends pas ce qui peut le retenir aussi longtemps loin de notre présence.

— Les chemins sont mauvais, à cette heure de la nuit, fit observer la comtesse.

— À son âge, on ne craint pas les mauvaises routes. Il y a donc autre chose.

— Espérons que non :

— Ce n’est pas que je doute de lui et de son dévouement, au moins, continua le vieillard avec un accent de déférence à l’endroit de la comtesse de l’Estang ; Noël est un fidèle.

— Oui… je le reconnais… et Sa Majesté, que Dieu garde, peut compter sur son bras et sur son cœur. Est-ce votre avis, mon fils ? ajouta-t-il en se tournant vers le vicomte.

Le vicomte s’inclina sans répondre.

— Voilà, ce me semble, quelque huit ou dix jours que nous ne l’avons vu ! continua le vieillard, qui, comme les enfants, ne quittait pas facilement une idée.

— Dans un instant il sera ici, mon père. Votre petite-fille est allée au-devant de lui.

— Edmée ?

— Oui, mon père.

— Je vous ai déjà dit, s’écria le comte de l’Estang avec une certaine animation, que je n’approuvais pas ces courses de nuit ; elles peuvent devenir dangereuses.

— Pour qui ? fit tranquillement le vicomte. Mon père oublie tout le respect dans lequel notre maison est tenue par les gars de la lande.

— Je n’oublie rien, monsieur mon fils… mais encore une fois, ces sorties de nuit, dans les temps de trouble où nous vivons, ne sont rien moins que convenables pour une jeune fille de l’âge d’Edmée. Et je m’étonne qu’on me fasse répéter une pareille observation. Vous m’entendez ?

— Oui, mon père.

— Eh bien ?

— Elle ne sortira plus, monsieur, repartit le vicomte avec soumission.

— Elle ne sortira plus ! elle ne sortira plus ! répéta avec impatience le vieux gentilhomme ; vous me faites toujours la même réponse, chaque soir, et chaque soir l’enfant sort à la même heure. Est-ce vrai ?

Chacun se tut.

— Vous le voyez, avec vos airs d’écolier pris au trébuchet, vous n’en faites qu’à votre tête.

— Oh ! monsieur, vous…

— Par Notre-Dame d’Auray ! interrompit le comte, suis-je le maître, oui ou non ? Dois-je vous obéir, ou devez-vous vous courber devant ma volonté ?

Un éclair de révolte pointait dans le regard du vicomte.

La vieille mère vit cela. Elle s’interposa entre le fils et le père.

— Calmez-vous, monsieur, fit-elle ; le vicomte a eu tort de ne pas se souvenir de vos ordres, il a failli, mais je me porte son garant ; à partir de ce soir, votre petite-fille ne sortira plus ainsi toute seule.

— Vous aurez soin de prendre vos mesures, madame, pour qu’il en soit ainsi à l’avenir.

— Oui, monsieur.

Chez le comte de l’Estang, la mémoire seule vivait. Le présent n’existait pas pour lui.

Son intelligence, brisée, accablée par tous les malheurs, par les coups nombreux, successifs, qui l’avaient frappée, s’était endormie ; de temps à autre une secousse la réveillait pour quelques heures.

Alors, elle redevenait forte, pénétrante, lucide comme autrefois.

L’homme du passé renaissait avec sa vigueur irrésistible et son indomptable énergie.

Ensuite, après ces violents efforts qui n’aboutissaient à presque rien, son œil redevenait terne et atone, sa tête se penchait de nouveau, il oubliait tout ce qu’il venait de dire, et il en revenait subitement aux anciens jours de la grande insurrection vendéenne.

Il fallait, à chacun de ces retours vers le passé, que ses hôtes ou ses enfants le suivissent pas à pas dans tous les méandres qu’il foulait d’un pied sûr.

Et ce n’était point tâche facile.

De tous ces épisodes poétiques, sanguinaires, le comte de l’Estang avait conservé une implacable sûreté de souvenir.

Pour le rappeler à la vie de tous les jours, pour lui rendre instantanément sa fiévreuse énergie, un nom seul suffisait.

Ce nom, qui avait le privilège de faire bondir le vieux lion vaincu, mais non dompté, ce nom était celui de l’ancien colonel républicain que les Vendéens avaient jadis surnommé le Boucher.

Que s’était-il passé entre ces deux hommes ?

À quel drame terrible le hasard les avait-il forcés de se mêler ?

Aucun de ses enfants ne le savait.

La comtesse de l’Estang ne répondait rien quand on la questionnait à ce sujet.

De ce silence, les enfants avaient conclu que leur mère et aïeule n’en savait pas plus qu’eux.

Ils cessèrent de la questionner.

Le comte lui-même, ce conteur infatigable, si abondant, si prolixe dans ses narrations des guerres de la Lande et du Bocage, n’avait jamais fait la moindre allusion à ses rapports avec cet homme.

Cependant il le haïssait… comme les Bretons de la vieille roche, ces hommes, extrêmes dans le bien comme dans le mal, savaient haïr ou aimer.

Vainement son fils, Martial Renaud, le comte de Warrens, que le vieux gentilhomme n’appelait jamais que Noël, sa petite-fille Edmée, qu’il idolâtrait à la folie, avaient essayé de surprendre le secret de son silence.

Il était resté impénétrable.

Entre le comte de l’Estang, qui ne daignait pas répondre aux timides interrogations faites par les siens d’une façon détournée, et la comtesse, qui n’avait pas l’air de comprendre les questions qu’on lui adressait, les curieux n’avaient que la ressource d’étouffer leur curiosité.

Parfois, quand on la poussait dans ses derniers retranchements, la mère disait à son fils :

— M. le comte est seul le maître.

Ou l’aïeule répondait doucement à sa petite-fille :

— M. le comte seul a le droit de parler.

Et pourtant de ce secret dépendait sans doute le salut de cette famille !

De ce secret dépendait la réussite du plan que le comte de Warrens s’était tracé.

Aussi, que n’eût pas donné ce dernier pour le tenir dans sa main !

Mais pour parler, le vieillard attendait.

Il fallait bien que tous les siens, parents, alliés, amis et serviteurs, attendissent aussi.

La porte de la salle où se trouvaient les principaux membres de la famille de l’Estang s’ouvrit.

Edmée parut. M. de Warrens la suivait.

Le vieillard poussa un soupir de satisfaction en apercevant sa petite-fille.

Il ouvrait les lèvres pour la gronder.

L’enfant gâtée, qui s’en aperçut, ne lui en laissa point, le temps.

D’un bond elle courut à lui, et ne lui donnant pas le loisir de se reconnaître, elle lui saisit la tête entre ses mains, et l’embrassant à plusieurs reprises :

— Le voici, grand-père !

Et comme tous les assistants la regardaient, stupéfaits de la familiarité dont elle usait vis-à-vis du comte de l’Estang, elle rougit un peu, et faisant mine de se repentir de son audace irrespectueuse, elle s’agenouilla à la droite du grand fauteuil seigneurial, dans lequel son grand-père se tenait toujours assis, et répéta plus bas :

— Le voici, monseigneur, le voici !

— Qui, petite fille ? demanda le vieux gentilhomme avec un sourire et en posant la main sur sa tête mutine.

— Noël, monseigneur.

— Ah ! enfin, c’est heureux qu’il vienne ! Qu’il entre.

Edmée se tourna du côté de M. de Warrens, et lui fit un signe d’encouragement.

Le comte de Warrens écoutait tout cela, sur le seuil, immobile, attendant qu’on l’appelât.

Sur la demande du vieillard, et sur le geste de la jeune fille, il s’avança, et salua le maître de la maison.

Pour rien au monde il n’eût prononcé un mot, avant que ce dernier ne lui eût adressé la parole.

Ah ! l’étiquette n’était certes pas un vain mot dans la noble famille des Kérouartz-Dinan-de-l’Estang, faux ou véritables !

— Vous vous êtes bien fait attendre, Noël ! dit enfin le vieux comte, en jetant sur lui un de ses plus clairs regards.

— À mon grand regret, monseigneur !

— Vous êtes-vous donc heurté à quelque obstacle difficile à franchir ?

— J’en ai rencontré plusieurs sur ma route. Ne me sentant pas assez fort momentanément pour les briser, il m’a fallu me décider à les tourner au plus vite.

— Ce que vous avez fait ?

— Oui, monseigneur.

— Vous êtes excusé, Noël. Seulement, à l’avenir, soyez plus diligent.

— Et le vieux gentilhomme, oubliant le motif important qu’il avait d’attendre impatiemment la venue du comte de Warrens, rentra dans son mutisme et dans son immobilité, sa petite-fille à sa droite.

Voyant qu’il n’y avait plus rien qui le retint de ce côté, M. de Warrens s’approcha du vicomte de l’Estang.

Le vicomte s’était levé à son entrée.

Il fit lui-même quelques pas au-devant du nouveau venu et lui serra chaleureusement la main.

— Mon ami, lui dit-il avec émotion, vous pardonnez, n’est-ce pas ?

— À qui, vicomte ?

— À mon père, qui depuis si longtemps vous traite de la sorte, sans se douter de votre délicatesse et de votre grandeur d’âme.

— Oh ! fit en souriant le comte de Warrens, voilà de bien grands mots pour payer un dévouement si naturel. Ne continuez pas, monsieur le vicomte, ou je croirai que la reconnaissance est un lourd fardeau pour vous, si reconnaissance il peut exister de vous à moi.

— J’ai tort, Noël.

— Mes pères ont servi les vôtres, monsieur le vicomte. Les vôtres ont toujours grandement protégé les miens. Me faudrait-il, aujourd’hui, parce que je suis devenu riche, et qu’une puissance occulte m’a fait puissant, me faudrait-il renoncer à cette tâche séculaire, à cet attachement inaltérable pour votre maison ?

— Ce n’est point là ce que j’ai voulu dire. Je vous le répète, j’ai tort. À partir de ce moment, je me contenterai de penser ce que je vous exprimais tout à l’heure. Puisque l’expression de ma gratitude vous gêne, je la renfermerai dans mon cœur, ne vous demandant qu’une seule faveur.

— Laquelle ?

— Quand il y aura pour vous danger de mort à courir, appelez-moi.

— Je vous le promets, monsieur le vicomte.

— Commençons donc dès ce soir.

— Dès ce soir ! Pourquoi ?

— N’est-ce pas la date prise pour…

— Plus bas ! fit le comte de Warrens en montrant les deux femmes, la comtesse de l’Estang et Edmée. Plus bas !… Oui, c’est aujourd’hui que l’action s’engagera.

— Dans quelques heures, sans doute ?

— En effet.

— Je vous accompagnerai.

— Non, vicomte.

— Vous manquez déjà à votre promesse, monsieur, répliqua vivement et avec la hauteur inhérente au sang de son père, le vicomte de l’Estang.

— C’est impossible.

— Même si je vous en prie ?

— Vous ne m’en prierez pas, cela me désobligerait, répondit M. de Warrens qui, sans en avoir l’air, appela son frère à son secours.

Le colonel Renaud s’approcha immédiatement.

— Même si je vous l’ordonne, monsieur, continua le vicomte en élevant la voix. Par la Mort-Dieu.

Edmée le regarda d’un air étonné.

La comtesse quitta son rouet.

Le vicomte comprit sa faute et s’arrêta.

— Monsieur le vicomte n’est pas raisonnable, fit le colonel, qui avait deviné le combat livré entre les deux hommes. Mon frère et moi nous lui avons demandé le seul service qu’il pût nous rendre. Pourquoi vouloir dépasser le but ? Sa vie nous est chère, plus chère que la nôtre ! Pourquoi la risquer dans une lutte nocturne qui ne sera probablement que grotesque ?

— D’ailleurs, nous n’avons rien à craindre. Toutes nos précautions sont bien prises, ajouta le comte.

— Nous serons en force, dit Martial Renaud.

— Vous le voulez… soit…, repartit le comte, faisant un violent effort pour reprendre son sang-froid. Seulement je ne vous ai pas bien compris, colonel. Vous parlez d’un service que j’aurais été appelé à vous rendre. Ce service, quel est-il ?

— Avez-vous le plan de… ? demanda le comte de Warrens.

— Ah ! c’est cela… Bien ! répondit le vicomte en souriant. À la bonne heure ! Le seigneur Jupiter sait dorer la pilule. Voici ce plan.

Et il présenta au comte un papier qu’il venait de tirer de sa poche.

Les deux frères y jetèrent précipitamment les yeux, pour témoigner de l’utilité de ce renseignement.

— Par malheur, continua le vicomte, je crains bien que ce plan ne soit pas d’une grande exactitude. On a fait pour le mieux, mais il manque bien des petits détails.

— Bast ! je vous réponds qu’il nous suffira, fit M. de Warrens avec un geste d’insouciance ; je suis une moitié d’Américain, moi. Martial n’est pas trop maladroit non plus. L’habitude de suivre une piste ne nous manque pas. Nous réussirons, et ceci nous aidera fort.

Il frappait sur le plan tout en parlant ainsi.

Le vicomte de l’Estang comprit le sentiment délicat qui dictait ces paroles.

Il fit semblant de s’y laisser prendre.

— Quand connaîtrai-je le résultat de votre campagne nocturne ? demanda-t-il.

— Demain matin.

— Vous m’écrirez ?

— Je viendrai.

— Merci, Noël.

— Encore un remercîment ! monsieur le vicomte, dit son interlocuteur en riant… Voilà que vous retombez dans votre vieux péché.

— C’est le regret de ne pas vous aider ce soir qui me fait divaguer.

— Encore ! s’écria le colonel avec reproche.

— Toujours, messieurs, répliqua le vicomte de l’Estang, toujours ! Quand vous courrez des risques pour les miens et pour moi, et que vous refuserez de m’admettre à vos côtés, ou tout au moins entre vous deux.

Le comte et le colonel se regardèrent.

Ces deux natures d’élite comprenaient si bien le désir qu’exprimait l’héritier du nom des Kérouartz, qu’ils furent sur le point de lui dire : — Suivez-nous !

Mais la vue des deux femmes, dont l’une filait et dont l’autre priait ; mais l’aspect de ce noble vieillard, représentant toute une race de preux, qui sommeillait tranquille grâce à leur appui, leur fermèrent la bouche.

Le comte de Warrens se raidit contre sa faiblesse et reprit :

— Maintenant, vicomte, il nous faut vous quitter, Martial et moi. Comment faire pour ne pas attirer l’attention de votre père ?

— En ce moment, il ne voit ni n’entend. Vous pourrez partir sans crainte, répondit le vicomte.

Mais il se trompait.

Le vieillard se leva, et d’une voix claire :

— Noël ! Martial ! appela-t-il.

— Nous voici, monseigneur ! s’écrièrent les deux frères en s’approchant de lui.

Le comte, qui les dominait de sa grande taille, étendit ses deux mains sur leurs têtes.

— Enfants, soyez bénis ! dit-il avec solennité.

Tous le contemplèrent avec étonnement.

— Allez où le devoir vous appelle, continua-t-il ; Dieu sera avec vous ! Soyez bénis ! le danger passera au-dessus de vous sans vous atteindre, sans vous courber, parce que vous marchez dans la voie du Seigneur. Allez ! allez ! allez !

Et le vieux gentilhomme, ces paroles prononcées, retomba sur le siège qu’il venait, par extraordinaire, de quitter, et se replongea dans l’état de somnolence ou d’extase qui lui était familier.

Peu après les deux frères, Noël et Martial, sortaient par la porte condamnée, et se retrouvaient dans la rue Roquépine.