Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/II
II
LE DÉBARQUEMENT
En se trouvant devant ces deux hommes, dont l’un était celui pour lequel il avait un message et l’autre son chef, le colosse, qui ne brillait ni par l’imaginative, ni par le jugement, fit selon sa noble habitude.
Il perdit la parole.
Il resta le pied en l’air, triturant entre ses deux mains calleuses le chapeau de toile cirée qu’il venait d’ôter en entrant, et se mit à regarder successivement le capitaine Noël et le comte de Casa-Real.
Son embarras était si plaisant, que la comtesse, quelque peu d’envie qu’elle en eût, au moment où son mari venait de lui exposer ses idées noires, ne put s’empêcher de rire.
Ce rire d’enfant, clair, sonore, ne remit pas le pauvre Cigale dans son assiette.
Le comte, qui semblait tout passer à la jeune femme, attendit que sa gaieté nerveuse fût terminée, et, se tournant vers le matelot, rouge, ahuri et pestant en lui-même contre sa propre timidité et contre l’impertinente assurance de Mme de Casa-Real, il lui demanda :
— Que voulez-vous, mon ami ?
Son capitaine ne l’ayant pas autorisé à répondre, la Cigale continua à se dandiner sans desserrer les dents.
— Eh bien ? fit Noël.
Le géant s’empressa de dire :
— Pardon, excuse, capitaine… et la compagnie… si je… je viens, c’est à seule fin de vous faire savoir qu’un… qu’un…
— Un quoi ? Achève.
— Un particulier demande la permission de monter… ter…
— Où ?
— À bord.
— Le second a ses ordres.
— Oui, capitaine.
— Qu’il les suive.
— Oui… mais… voyez-vous… faut que je vous dise…
— Rien.
— Bon.
Et la Cigale se tut.
Il se serait trouvé à la gueule d’un canon chargé à mitraille, qu’il n’eût pas séparé ses lèvres l’une de l’autre sans l’injonction expresse de son chef.
— Va-t’en, ajouta ce dernier.
Le géant allait se retirer.
La comtesse, qui, son rire passé, avait eu le temps de la réflexion, lui dit vivement :
— Mon ami, un moment.
Il fit la sourde oreille.
— Arrive, cria le capitaine.
Le matelot s’arrêta.
— Parlez, madame, fit Noël : mon matelot vous écoutera, vous répondra et vous obéira comme à moi-même.
La Cigale s’inclina en murmurant :
— Pardi oui… mais c’est égal, j’aimerais mieux autre chose.
— Pour quelle raison cet individu a-t-il dit qu’il désirait monter à bord ? demanda la créole.
— Ah ! voilà.
— Va donc ! lui enjoignit son chef.
— Le particulier prétend qu’il veut voir quelqu’un.
— Qui ?
— Il ajoute qu’il est l’intendant du comte de Casa-Real.
— Marcos Praya ! dit celui-ci.
— Connais pas.
— C’est pour moi que Marcos demande l’autorisation de monter à bord ? fit le comte en regardant sa femme.
— Sans nul doute. Qu’il vienne. Faites monter cet homme !…
Le matelot consulta silencieusement son capitaine, qui lui répondit par un signe de tête affirmatif.
La créole comprit qu’elle avait violé les lois de la discipline maritime ; elle rougit et s’adressant au capitaine :
— Pardon ! capitaine Noël… j’oublie toujours que je n’ai pas d’ordres à donner ici.
— Ici et partout vous êtes reine et maîtresse, madame, repartit son interlocuteur, qui ajouta : Va, matelot, et fais ce que Mme la comtesse demande.
Pour la Cigale, entendre son capitaine, c’était lui obéir.
Il sortit à reculons et referma sur lui la porte du carrosse.
Le capitaine Noël fit un mouvement pour le suivre.
Sur un geste de Mme de Casa-Real, un laquais approcha un siège du sien.
Une demi-minute après, sans qu’un seul mot eût été échangé entre eux, le marin était assis près de la coquette grande dame.
Le comte venait de fermer les yeux.
Était-ce fatigue ?
Était-ce désir de ne pas avoir l’air d’apercevoir ce manège muet ?
Noël crut à la fatigue.
Hermosa ne se donna même point la peine de chercher ce que cela pouvait être.
La Cigale ouvrit la porte du carrosse, introduisît le métis, majordome du comte de Casa-Real, et sur un coup d’œil de son capitaine se retira discrètement.
Discrétion qui ne coûtait que bien peu au brave mais sauvage colosse.
Avant toutes choses et toutes personnes, Marcos Praya regarda sa noble maîtresse.
Elle seule s’en aperçut.
Ce regard fixe et brûlant lui causait une gêne inexplicable.
Au lieu de le soutenir et de faire baisser les yeux à son esclave, la créole tourna les siens et lui dit :
— Marcos Praya, M. le comte vous attendait.
Le métis s’inclina jusqu’à terre devant elle, puis, se redressant pour venir déposer ses hommages devant celui qui tenait sa vie et sa fortune entre ses mains débiles, il attendit que ce dernier l’interrogeât.
Le comte avait ouvert les yeux depuis un instant.
— Vous avez reçu ma lettre, Marcos ? lui dit-il.
— Depuis dix jours, monsieur le comte,
— Comment tout va-t-il là-bas ?
— Aussi bien que cela peut aller en l’absence du maître.
— Mes esclaves, mes serviteurs, ne manquent ni de force ni de dévouement. Comment se fait-il qu’il en soit ainsi ?
— Si dévoués que paraissent les serviteurs, si rudes au travail et durs au mal que soient les esclaves, ils ne remplacent jamais le maître.
— C’est vrai, ordinairement, ce que vous dites là, mon pauvre Marcos, reprit le comte de Casa-Real avec un soupir de regret ; mais pour cette fois-ci, je crois que vous vous trompez.
— Non, Seigneurie.
— Mon arrivée, mon retour n’apportera, je le crains, aucun changement dans l’habitation.
— Mon ami ! fit Hermosa.
— Vous le pensez comme moi, madame la comtesse, répliqua un peu sèchement le comte.
— Moi, je vous jure…
— Tout le monde vous aime et vous vénère, Seigneurie ! s’écria Marcos, coupant la parole à sa maîtresse, dont il devinait la gêne forcée ; les esclaves et les affranchis attendent votre retour avec une grande impatience.
— Oui… oui… c’est possible. Je n’ai jamais été un mauvais maître.
— Il y a si longtemps que vous nous avez quittés !
— Hélas ! fit M. de Casa-Real répondant à son serviteur comme s’il se fût répondu à lui-même. Hélas ! j’aurais agi plus sagement en n’entreprenant pas ce long et pénible voyage. Je n’ai pas voulu y renoncer. J’espérais. Aujourd’hui mes yeux, se sont ouverts. Il est trop tard, même pour me plaindre. Que la volonté du Très-Haut soit faite !
Comme tout bon Espagnol, et surtout comme un Espagnol malade, le comte mettait sa foi en Dieu, et n’entendait pas qu’on se permît chez lui la moindre raillerie contre les pratiques ordinaires de la religion.
La comtesse ne sourcilla point.
Mais, à coup sûr, des deux ce n’était pas elle qui avait le plus vivement senti les atteintes de la grâce.
Quant au métis, il s’inclina gravement devant la résignation de son maître.
Le capitaine Noël, qui s’était mis à causer avec le médecin du comte, ne donnait, en apparence du moins, aucune attention à ce qui se passait entre les nobles seigneurs de Casa-Real et le majordome Marcos Praya.
Après un temps laissé au comte, Hermosa voyant qu’il persistait dans sa tristesse, se leva, s’approcha de lui et le baisant au front :
— Pourquoi ces pensées ? dit-elle douloureusement. Vous voici revenu dans votre chère patrie. L’espoir, ce dictame béni, devrait rentrer dans votre cœur.
Le comte secoua la tête en signe négatif.
Elle reprit :
— Les médecins vous l’ont dit : votre maladie est surtout morale. Je suis de leur avis.
— Vraiment ? laissa échapper ironiquement le comte, qui se mordit les lèvres, s’apercevant que son exclamation venait de faire retourner le capitaine et le docteur. Continuez, ma chère, fit-il d’une voix plus affable.
— Réagissez contre vous-même.
— Vous me trouvez faible, n’est-ce pas ?
— Un peu.
— Je le suis, répliqua le comte avec une sombre raillerie qu’il dissimula mieux cette fois. Je l’ai été surtout.
— Que voulez-vous dire ?
— Rien. Vos conseils sont excellents, chère amie ; je m’efforcerai d’en profiter.
— Vous me comblez de joie ! répondit la créole. Chassez les tristes pensées qui vous assaillent, rattachez-vous à tout ce que vous aimiez jadis, et j’en suis sûre, je l’espère pour notre bonheur à tous, votre existence sera longue encore.
— Ainsi, Hermosa, vous croyez que j’appelle la mort et qu’il est besoin de me rappeler à la raison.
Cela fut dit lentement, et les yeux du comte dans ceux de sa femme.
Marcos Praya, les paupières baissées, attendant qu’on refit attention à lui, ne perdait rien de cette scène de ménage.
Le capitaine et le médecin causaient toujours à voix basse de leur côté.
La créole ne répliqua rien à la question posée par son mari ; elle le considérait avec stupeur, comme un enfant qui, après avoir lu et relu vingt fois la même phrase, y découvre un sens inconnu jusqu’à ce moment.
— Voyez-vous, chère, continua le comte de Casa-Real, à mon âge, lorsque l’avenir se présente avec ses horizons radieux, avec ses riantes promesses, on ne jette pas ses regards en arrière ; on cherche à voir devant soi. Eh bien ! il n’en est pas ainsi pour moi. Que mes idées soient justes, que mes pressentiments me trompent, l’avenir en décidera. Je vous ai attristée par mes plaintes, que j’aurais dû retenir. Brisons là. Vous voyez peut-être plus vrai que moi. Brisons là, je le répète.
La créole l’embrassa encore.
Puis, détournant la tête, elle s’essuya les yeux pour empêcher une larme d’apparaître sur le bord de sa paupière.
Le capitaine Noël eut un sourire de mépris sur les lèvres.
— Marcos Praya ! appela le comte.
— Seigneurie.
— Tout est-il prêt ?
— Oui, Seigneurie, fit le métis, comprenant à demi-mot.
— Ainsi, nous pouvons débarquer ?
— Selon votre bon plaisir.
— Et nous rendre directement à Casa-Real ?
— Depuis quatre jours, je suis à Matanzas avec cinquante esclaves ; deux palanquins sont préparés pour le voyage ; les mules de charge attendent tout harnachées dans les corrales de la posada de l’Espiritu-Santo.
— Loin d’ici ?
— À dix pas.
— Sur le port ?
— Sur le port même. Un seul mot de Votre Seigneurie, et dans deux heures nous serons en route pour l’habitation.
— Et nous arriverons ?
— Au coucher du soleil.
Le comte n’hésita plus.
Il se leva.
— Eh bien ! partons. J’ai hâte de remettre le pied sur le sol natal. Vous permettez, n’est-ce pas, monsieur le capitaine, que mes esclaves débarquent mes bagages ?
— J’ai fait monter les caisses et les malles sur le pont, monsieur le comte, le transbordement peut commencer sur-le-champ.
— Il sera terminé en combien de temps ?
— En moins d’une heure. Mon second a reçu les ordres nécessaires pour que tout marche au plus vite.
— Merci, capitaine. Allez, Marcos. Ne perdez pas de temps. Dès que les mules seront chargées, venez me prévenir.
Le majordome sortit.
Le capitaine Noël allait le suivre.
— Où allez-vous ? lui demanda vivement la comtesse.
— Surveiller moi-même le transport…
— Ne prenez pas cette peine, cher monsieur Noël… Marcos Praya est un serviteur intelligent, il fera le nécessaire.
— Et je vous l’ai dit tout à l’heure, j’ai une prière à vous adresser. Demeurez un instant encore, dit le comte.
— À votre disposition, monsieur le comte.
La créole respira.
Elle savait évidemment ce que son mari allait demander au capitaine, et elle ne prévoyait pas de refus.
Le comte reprit :
— Capitaine, j’ai un service à vous demander.
— Monsieur le comte, considérez-le comme rendu.
— Je comptais sur cette bonne réponse, et j’y attachais une grande importance.
— Parlez, et s’il est en mon pouvoir de vous satisfaire…
— Cela ne dépend que de vous.
— De moi… seul ?
— De vous seul.
— Alors, monsieur le comte, permettez-moi de vous faire remarquer vos hésitations et de vous certifier que je ne les comprends pas.
— Le comte de Casa-Real n’aime pas risquer un refus, dit la comtesse.
— Il n’y a pas de refus possible, madame, répondit Noël à Mme de Casa-Real ; puis, ne regardant que son mari : et d’avance, vous m’entendez bien, monsieur le comte, je m’engage à accéder à votre demande, quelle qu’elle puisse être.
— Je retiens votre parole, capitaine.
— Je vous écoute.
— Oh ! ne vous effrayez pas d’avance, cher monsieur Noël. Voici ce dont il s’agit : Avant peu nous allons nous quitter pour longtemps, peut-être pour toujours. Vous, vous reprendrez vos courses aventureuses à travers l’océan, votre domaine ; moi, je ne sortirai plus de mon habitation ou tout au moins de Cuba. Cette séparation me peine. Vous vous êtes montré pendant la traversée si bon, si aimable pour moi et les miens, vous vous êtes conduit, envers un pauvre et ennuyeux malade, avec tant de délicatesse et de prévenances, que vous avez gagné toute mon amitié.
Le capitaine s’inclina sans répondre.
Le comte et la comtesse échangèrent un regard à la dérobée.
Au bout d’un instant de silence, M. de Casa-Real ajouta :
— Cela posé, vous ne vous étonnerez pas que je vous supplie de venir passer quelques jours à mon château de Casa-Real.
— Ah ! c’est cela ?… fit le capitaine étonné, et ne pouvant s’empêcher de jeter un regard sur la créole.
Celle-ci ne semblait ni voir ni entendre.
— Oui, repartit le comte. Est-ce chose impossible ?
— Je vous ai répondu d’avance, monsieur le comte, que rien ne me serait impossible pour vous satisfaire.
— Alors, vous partez avec nous ?
— Ce soir même ?
— Ce soir.
« Oui, je vous emmène.
— Ah ! voilà qui est plus difficile.
— Allez-vous me manquer de parole déjà ? fit le comte. J’ai été votre hôte à bord, devenez le mien à Casa-Real.
— Mon cher comte, des devoirs impérieux réclament ma présence à bord de mon navire, pendant quelques jours, tout au moins.
— Ainsi vous refusez ?
— Non pas ; mais, ces devoirs accomplis, je me rends à votre habitation, et j’y passerai tout le temps que vous voudrez.
— Foi de marin ?
— Foi de marin !
— Bien ! De quel nombre de jours avez-vous besoin pour terminer vos affaires, capitaine ?
— De sept ou huit jours au moins.
— Mettons-en dix, quoique ce soit bien long ! fit le comte en soupirant. Enfin, pourvu qu’il n’arrive pas de nouveaux obstacles d’ici là !…
— De ma part, je vous en réponds.
— Mais puis-je répondre que de la mienne il n’en surgisse pas cinquante… tandis que si je vous emmenais…
— Il ne vous arrivera rien que de favorable, je l’espère, monsieur le comte, répliqua le marin, qui examinait la comtesse d’un œil aussi sévère que s’il avait été, lui, le juge, et la comtesse l’accusée.
Celle-ci tressaillit, mais ne souffla pas mot.
— Soit ! s’écria le comte de Casa-Real sans rien remarquer, dans dix jours vous serez nôtre.
— Je vous le promets, je m’y engage formellement.
— Je compterai sur vous. Comtesse, nous partons.
— Vous me voyez prête, mon ami.
Le capitaine sortit du carrosse.
Une heure plus tard, le comte de Casa-Real et sa femme quittaient le brick avec toute leur suite.
En mettant le pied sur le pont volant qui faisait communiquer le navire avec le quai, la comtesse se retourna, et se penchant vers le capitaine, qui lui donnait le bras, elle lui dit d’une voix étouffée :
— Vous viendrez à Casa-Real, n’est-ce pas ?
Noël se taisait.
— Je le veux.
Rien.
— Je vous en conjure.
— J’agirais mieux en ne venant pas, madame.
— Non. Il le faut.
— Parce que ?
— Parce que si vous ne venez pas au château, c’est moi qui viendrai vous chercher ici.
— Folle ! murmura Noël.
— Folle ! soit ! mais je veux que vous ne vous éloigniez pas ainsi de moi, et ma volonté se fait toujours, vous le savez.
Elle lui parlait bas, le sourire aux lèvres, jouant de l’éventail ou du mouchoir.
Elle était ravissante de coquetteries hypocrites.
Il eût fallu avoir un cœur de bronze pour ne pas se rendre à ses désirs et à ses minauderies.
Le capitaine s’inclina, et après l’avoir accompagnée jusqu’à son palanquin, après avoir serré une dernière fois la main à son mari, il regagna son navire, en se disant, à part lui :
— Non ! Ce n’est pas possible ! Je me serai trompé ! Un vase aussi parfait ne renferme pas un poison aussi terrible : Oh ! je saurai tout. Pour savoir, il faut voir. J’irai au château de Casa-Real, et là je verrai, je saurai !