Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/III

Roy et Geffroy (p. 191-201).
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III

LA LETTRE

Dix jours après les événements que nous avons racontés dans notre précédent chapitre, deux cavaliers, bien montés, traversaient la plaza de Armas de Matanzas, au moment où deux heures de l’après-dîner sonnaient à l’horloge du Cabildo.

Au premier coup d’œil, il était facile de reconnaître ces cavaliers pour des Européens.

Ils firent un crochet sur la droite et s’engagèrent dans une rue étroite et longue, aboutissant à la campagne.

Ces deux étrangers étaient le capitaine Noël, commandant le brick mexicain arrivé depuis peu dans le port de Matanzas, et son matelot, le gigantesque la Cigale.

Un silence morne planait sur la ville.

Tout était fermé, fenêtres, jalousies, grilles et portes.

Les habitants faisaient la siesta.

Suivant le proverbe espagnol, proverbe peu flatteur pour notre amour-propre national :

« À l’heure de la siesta, on ne rencontre dans les rues des villes castillanes que des chiens ou des Français. »

Or, une fois par hasard, la voix du peuple ne mentait pas.

Nos deux intrépides, qui bravaient avec tant d’insouciance les trente-cinq ou quarante degrés d’une chaleur torride et les rayons de feu d’un soleil implacable, étaient bien Français de naissance, de corps et de cœur.

Parfois, sur leur passage, quelque chien, confortablement couché à l’ombre d’un porche solitaire, entr’ouvrait un œil endormi au bruit des pas de leurs chevaux et poussait un aboiement à demi étouffé par le sommeil.

La journée était belle.

Les rayons du soleil, semblables à des flèches d’or rouge, faisaient miroiter comme une vitrine de diamants le cailloutis micassé des rues.

Pas un souffle dans l’air.

Quelques gypaètes, perchés sur le rebord des toits en terrasse, dormaient tranquillement sur une patte, la tête cachée sous l’égide protectrice de leurs ailes.

Une vapeur nauséabonde, dans laquelle papillonnaient en bourdonnant des milliers de moustiques, sortait des flaques d’eau fangeuses, oubliées par l’incurie des habitants, devant les portes de presque toutes les maisons.

Chevaux et cavaliers allaient marchant côte à côte.

Noël songeait.

La Cigale, bercé doucement par le pas cadencé de sa monture, sommeillait avec autant de tranquillité que s’il eût été étendu dans son hamac.

Son cheval suivait machinalement le pas de son compagnon d’écurie.

On se trouva bientôt en pleine campagne.

Le capitaine du brick devait connaître à fond l’endroit où ils se trouvaient.

Sans hésiter, il appuya légèrement sur la gauche et s’engagea dans une route, carrossable assez bien entretenue pour le pays.

Il est bien entendu que de cette route, en France, nul département, nulle commune ne se contenterait.

Mais en France on ne possède qu’un demi-soleil et un demi-sommeil.

Moins de chaleur et plus de temps sont deux précieux auxiliaires pour nos préfets, nos ingénieurs et nos agents voyers.

À chacun selon ses œuvres.

Cet axiome pourrait bien servir de pendant au proverbe espagnol qui prône si orgueilleusement la siesta et ses fidèles.

La route carrossable citée plus haut s’enfonçait, après force méandres, dans une épaisse forêt de palmiers, de gaïacs, de grenadiers, de tamarins, d’acajous, de limoniers et d’orangers.

Tous ces arbres aux fruits savoureux, à l’ombrage odoriférant, poussaient pêle-mêle, s’enchevêtrant les uns dans les autres dans le désordre le plus pittoresque.

Une fraîcheur délicieuse régnait sous ce couvert.

Cette brusque transition d’une chaleur tropicale à une fraîcheur, à un froid relativement aigu, réveilla le matelot.

La Cigale ouvrit les yeux, chercha où il pouvait être, et avant de se retrouver il éternua, coup sur coup, à trois ou quatre reprises.

Ces éternuements formidables firent envoler des bandes de petits oiseaux réfugiés dans le feuillage.

Ils tirèrent en même temps le capitaine de ses réflexions.

— Dieu soit avec toi, mon bon la Cigale ! fit-il en souriant.

— Oh ! ne vous gênez pas, mon capitaine, vous pouvez dire : Dieu vous bénisse ! Je l’ai bien mérité.

— Bien et plusieurs fois.

— Pristi ! je crois que je m’enrhume ! v’là que ça me reprend.

Et les éternuements de recommencer de plus belle.

— Heureusement que nous voyageons en plein jour, dit le capitaine.

— Pourquoi ça ?

— Tu ne réveilles que des oiseaux,

— Eh ben ! si c’était la nuit ?…

— Si c’était la nuit, mon pauvre ami, ton clairon pourrait bien nous attirer des visites désagréables… Les jaguars qui se cachent maintenant dans leurs antres ou sous la feuillée, ne demanderaient pas mieux que de venir faire leur partie dans tes concerts.

— Les jaguars… faudrait voir ! ricana le géant en levant ses énormes poings… J’en ai toujours entendu parler, je n’ai jamais pu mettre la main dessus… Je parie que j’étrangle le premier que nous rencontrons sans lui donner le temps de dire « Dieu vous bénisse ! » si j’éternue,

— Je ne désespère pas de le procurer ce petit plaisir-là.


Vous me trouvez faible, n’est-ce pas ? — Un peu.

— Vous êtes bien bon, mon capitaine. C’est égal, on respire à son aise, ici, au moins.

— Tu trouves, matelot ?

— Oui, sauf votre respect.

— Tu sais où nous nous rendons ?

— Pardi, monsieur le comte !

— Hein ? gronda le capitaine.

— Cristi ! non ! Je veux dire : Pardi, oui, mon capitaine.

— Ouvre l’œil au bossoir, mon gars, reprit sévèrement Noël.

— J’y veillerai… mais voyez-vous… mon capitaine… quand je ne bégaie pas, je dis des bêtises… Je vas me remettre à bégayer…

— Plus d’oubli.

— Il n’y a pas de danger… répondit le géant, qui venait de se mordre les lèvres jusqu’au sang.

— Tu reconnais cette route ?

— J’ai assez louvoyé bord sur bord dans ces parages de malheur, capitaine, pour les reconnaître en plein soleil ou en temps de brume ; il n’y a pas un brin d’herbe que je n’aie relevé à son tour, et dont je ne connaisse le gisement.

— Tu me quitteras où tu sais.

— Bon.

— Et comme autrefois tu t’arrimeras dans la grotte…

— Dans la grotte du Frayle ?

— Oui.

— C’est tout ?

— Tu veilleras au grain.

— Ça, il n’est pas la peine de me le recommander. Je connais la manœuvre aussi bien que tous ces moricauds.

— Ils sont malins comme des singes.

— Pas assez pour faire voir le tour à votre matelot et pour genopper un vieux de la cale comme moi.

— Je m’en rapporte à toi.

— Et vous avez raison, mon capitaine. Est-ce qu’elle durera longtemps, cette croisière sur le plancher des vaches ?

— Deux ou trois jours, peut-être.

— À la bonne heure !

— Et ce sera la dernière fois que nous reviendrons ici.

— Le Seigneur vous entende, mon capitaine ! Ces arbres, ces rochers, ces ranchos, ces buissons, ces casas, toute la boutique et tout le bataclan, ça ne me va pas, voyez-vous.

— Oui da ! Monsieur a mieux sans doute dans son portefeuille !

— Je crois bien, répondit le colosse, heureux de voir son chef plaisanter avec lui, j’ai… j’ai… j’ai…

— La mer, n’est-ce pas ?

— Oui, la mer. Parlez-moi de cette grande route-là… Il ne faut pas s’écarquiller les yeux pour reconnaître ses amis, et pour voir ses ennemis de loin. On sait tout de suite à quoi s’en tenir. Ce n’est pas comme ici. On cherche toujours sur quoi on met le pied.

— Tu n’es jamais content, toi.

— Dame ! écoutez, mon capitaine ; je vous dirai bien ce que je pense, si vous voulez me le permettre.

— Dis.

— Vous ne vous fâcherez pas ?

— Non.

— Eh ben ! je veux que le grand Lucifer m’extermine si je comprend rien à vos gyries.

— À mes gyries ?

— Les mots sont les mots ; les choses sont les choses. Vous m’avez promis de ne pas vous échauffer, je vas en profiter.

— Fais vite au moins, répondit Noël, qui pardonnait bien des libertés à son matelot.

— C’est limpide ! Vous courez un mois côte à côte et courant le même bord avec…

— Avec qui ?

— Avec la personne…

— Pas de nom, n’est-ce pas ?

— Il n’y a pas de danger !… Pendant ce temps-là, vous avez causé, vous vous en êtes dit qu’on en couvrirait toutes les pages du livre de bord, et, malgré ça, vous éprouvez le besoin de retailler une bavette avec elle ! Faut que ce soit bien agréable tout de même !

Le capitaine se mit à rire.

La Cigale ne trouvait pas la chose si risible, lui.

Dans l’effervescence de sa démonstration, il tira trop vivement la bride de son mustang.

L’animal se cabra droit sur ses jambes de derrière.

Noël crut son matelot désarçonné.

Il n’en fut rien.

Le géant avait des jambes de fer.

Serrant sa monture, qui poussa un hennissement de douleur et de colère, il la fit retomber sur place, et lui enleva par cette preuve de vigueur irrésistible toute velléité ultérieure de révolte.

Cela fait avec le calme qui le caractérisait, la Cigale reprit :

— C’est égal, c’est tout de même une drôle d’idée qui vous reprend là, mon capitaine.

— L’idée ne vient pas de moi, bavard sempiternel !

— Si vous voulez que je me taise.

— Parle si tu veux, tais-toi si cela te convient.

— Alors je me tais.

— À ton aise.

Le bon la Cigale ne parlait que dans l’intérêt de son chef.

Dès qu’il lui fallait ouvrir la bouche et desserrer les dents pour son propre compte, il devenait muet comme un poisson, ne trouvant pas que le sujet fût digne de ses efforts d’éloquence.

Au bout d’un quart d’heure de trot silencieux, Noël lui dit :

— Nous approchons.

Le matelot s’inclina sur sa selle.

— Tu m’entends ?

L’autre fit signe que oui.

— Tâche de ne pas faire de sottises… Voyons, ne boude plus et réponds-moi, animal !

— Alors, faut que je parle ?

— Oui. Que vas-tu faire ?

— Mon capitaine, je vais vous quitter au carrefour de la Cruz-San-Andrès.

— C’est cela.

— Et vous continuerez votre route tout seul jusqu’à la maison. Vous êtes attendu. On a placé bien sûr des hommes de vigie autour de l’habitation.

— Peu importe.

— Oui, mais que ça vous importe ou non, aussitôt que vous aurez été signalé on laissera arriver en grand sur vous pour vous piloter et vous faire les honneurs.

— Tu as de la mémoire, matelot.

— Pour vous, oui.

— C’est convenu. Tu me quitteras au carrefour de la Cruz-San-Andrès.

Le colosse fit un signe de satisfaction.

Ils avancèrent rapidement.

Noël était retombé dans ses réflexions.

La Cigale luttait contre les regains de son sommeil interrompu.

Vers quatre heures, ils atteignirent le carrefour de la Cruz-San-Andrès.

Là, ils s’arrêtèrent.

Après avoir échangé quelques dernières recommandations, la Cigale prit une sente qui filait sous bois, et son capitaine continua sa route, au galop de chasse, allure habituelle des chevaux américains, qui, pour le constater en passant, ont en général le trot fort dur.

Au bout de quelques minutes de galop, Noël aperçut à l’autre extrémité de la route un cavalier accourant vers lui à bride abattue.

C’était un montero ou paysan tenant une ferme à gages.

Arrivé côte à côte avec le capitaine, il s’arrêta net, et portant la main à son chapeau :

Santas tardes, caballero ! lui dit-il.

Dios la dé à Vuestra Merced buenas, lui répondit Noël.

Après cette réciprocité de complimentation, formule consacrée de tout salut espagnol en Amérique, le montero continua :

— Votre Seigneurie veut-elle bien me permettre une question ?

— Parlez.

— Votre Seigneurie se rend-elle à Casa-Real ?

— Mais… oui.

— Alors Votre Seigneurie est le capitaine Noël ?

— Je suis le capitaine Noël.

Le montero salua.

Noël lui rendit son salut.

— Le comte de Casa-Real m’a donné l’ordre de venir au-devant de Votre Seigneurie avec quelques esclaves et des peones qui nous attendent à l’entrée de la forêt.

— Je suis à vos ordres, caballero.

Le montero rangea son cheval à la gauche du capitaine, et les deux cavaliers se remirent en route.

Cependant la forêt allait s’éclaircissant.

Les arbres s’éloignaient, s’écartaient les uns des autres. L’ombre se faisait moins épaisse, et dans le lointain on pouvait apercevoir des échappées de la campagne.

Après avoir jeté autour de lui un regard soupçonneux, arrivé à une clairière où tout espion se fût difficilement dissimulé à son œil perçant, le montero toucha légèrement le bras du capitaine.

Celui-ci se retourna vers lui.

Le montero lui tendit alors un billet, scellé d’un large cachet armorié ; mais avant de le lui remettre entre les mains :

— De la part de qui vous savez, caballero, fit-il à voix basse.

— Donnez.

— De la part de qui ?

Noël vit que le montero ne lui remettrait le pli cacheté qu’en échange d’un nom.

Il répondit indifféremment :

— De Mme la comtesse de Casa-Real.

— Bien. Prenez.

Noël prit la lettre et se mit en action de la décacheter.

L’autre l’arrêta :

— Vous lirez cela quand vous serez seul ; puis vous le brûlerez.

Le capitaine Noël serra le papier, puis se tournant vers le montero :

— Votre nom, señor ? lui demanda-t-il.

— Juan Romero, Seigneurie.

— Vous êtes dévoué à la comtesse de Casa-Real ?

— Corps et âme.

— Dites-lui que je ferai ce qu’elle désire.

Le montero s’inclina jusque sur le cou de sa monture.

Ils étaient parvenus à la lisière de la forêt.

Une vingtaine de cavaliers les attendaient.

Ces cavaliers laissèrent passer le capitaine et son guide ; ils se rangèrent respectueusement en arrière et s’apprêtèrent à les suivre.

On continua à s’avancer vers l’hacienda de Casa-Real, qui dessinait sa majestueuse silhouette au sommet d’une colline bornant l’horizon de ce côté.

L’hacienda, ou le château de Casa-Real, construit dans les premiers temps de l’occupation espagnole, est certes un des plus magnifiques échantillons du style de la Renaissance en Amérique.

On ne peut lui comparer, et encore désavantageusement, que le palais du comte de La Fernandina et celui du gouverneur de la Havane.

L’aspect en est imposant et grandiose.

C’est bien véritablement le type de ces manoirs féodaux que les nobles aventuriers de ce temps-là se construisaient.

Au moyen de ces forteresses inexpugnables, les gentilshommes de proie tenaient sous leur joug de fer et de sang les malheureuses et craintives populations de ces pays inconnus.

Ce fut surtout dans la première période de la découverte que bon nombre de ces manoirs s’élevèrent comme par enchantement.

Vu de la sorte, à distance, le château de Casa-Real offrait un coup d’œil superbe.

Il était placé au centre de plusieurs villages dont les maisons aux faîtes rougeâtres réverbéraient les derniers rayons du soleil couchant.

Les clochers des églises se mêlaient aux arbres de toutes espèces et paraissaient surgir du milieu d’un bouquet de palmiers gigantesques.

Une immense forêt l’enveloppait, formant une éblouissante ceinture vert d’émeraude à l’orgueilleuse demeure.

Lors de la prise de la Havane, en l’année 1536, par les Français, et en l’année 1762 par les Anglais, Casa-Real soutint victorieusement deux sièges mémorables contre les armées envahissantes.

Le dernier siège dura plus d’un an.

Pendant ce long espace de temps, les assauts répétés, la famine, les fléaux les plus terribles, ne parvinrent pas à lasser la constance de ses héroïques défenseurs.

Vingt fois on leur offrit une honorable capitulation, vingt fois ils la refusèrent.

Assiégeants et assiégés y mirent la même persévérance, le même acharnement.

On ne leva le siège que le jour où la Havane fut restituée à la monarchie espagnole par le traité de Versailles.

Le comte de Casa-Real actuel, celui que nous avons présenté à nos lecteurs, à bord du brick mexicain commandé par le capitaine Noël, attendait son hôte.

Pour lui faire honneur, il se tenait sur le seuil de sa demeure seigneuriale, appuyé sur deux serviteurs.

Sa femme était près de lui, à sa droite, un peu en arrière, pour ainsi dire dans son ombre.

De la sorte, elle voyait tout, sans livrer son visage en examen aux yeux de son seigneur et maître.

Noël mit pied à terre dans la cour d’honneur.

— Soyez le bienvenu dans le château de mes pères, capitaine Noël, dit le comte de Casa-Real, faisant avec peine deux ou trois pas au-devant du marin. Veuillez, je vous prie, vous considérer ici comme dans votre propre demeure. Cette maison est vôtre ainsi que tout ce qu’elle contient.

Cette hyperbolique, cette emphatique politesse n’eût rien signifié dans la bouche de tout autre bon Espagnol.

Tout offrir afin de se faire tout refuser est le propre de ce peuple vantard et généreux quand même.

De la part du comte de Casa-Real, ce n’était pas une vaine parole.

— Mille grâces, monsieur le comte, répondit Noël, serrant la main de son hôte et saluant profondément son hôtesse ; un pareil accueil me touche. Je ne saurai jamais trop le reconnaître.

— Vous reconnaîtrez mon hospitalité en l’acceptant comme je vous l’offre, franchement et de tout cœur. Vous nous comblerez même en agissant avec nous comme avec de vieux amis.

Noël regardait la comtesse en souriant.

Le comte n’eut pas l’air de remarquer ce sourire, et il ajouta :

— Ici pas de façon, pas d’étiquette.

— Je me conformerai à vos instructions.

— Mais, mon ami, interrompit la belle Hermosa, vous ne songez pas qu’au lieu de retenir ici M. le capitaine Noël, vous…

Le comte ne la laissa pas achever.

— J’oubliais en effet la fatigue du chemin, mais la joie que j’éprouve en voyant le capitaine sous mon toit est mon excuse.

— La fatigue et moi nous sommes de vieilles connaissances, monsieur le comte.

— Marcos Praya ! appela ce dernier.

— Seigneurie ? fit le métis, avançant à l’appel de son maître.

— Conduisez ce caballero à son appartement.

— Mais…

— Oh ! pas de cérémonie… N’allez pas vous croire obligé de demeurer plus longtemps près de moi… Vous avez besoin de repos… Suivez Marcos Praya, je vous prie.

Ne croyant pas devoir insister plus longuement, le capitaine suivit le majordome.

Après avoir traversé de nombreux et vastes corridors, ils arrivèrent à un élégant appartement.

Le capitaine se souvint de l’avoir habité déjà à une époque antérieure.

Marcos, exécutant les ordres du comte de Casa-Real, était censé ne pas se douter de la connaissance que Noël pouvait déjà posséder de ces êtres.

Noël imita sa réserve.

Le métis ouvrit la porte de l’antichambre et s’arrêta sur le seuil.

— Entrez, señor, fit-il.

— Vous ne me montrez pas le chemin plus avant ? demanda un peu ironiquement le capitaine.

— Tout est disposé pour que Sa Seigneurie ne manque de rien, répondit froidement Marcos Praya.

Noël entra.

Le métis ajouta :

— La cloche du dîner sonne à six heures.

— Bien !

— Sa Seigneurie n’a pas autre chose à me dire ?

— Pas autre chose. Merci.

Marcos Praya referma la porte et revint sur ses pas.

Dès qu’il se crut certain de ne plus être vu par l’hôte de son maître, le métis changea de physionomie.

La froideur, l’impassibilité de commande qui avaient servi de masque à son visage disparurent, et une expression de rage y reprit sa place.

Il fit un geste de menace du côté par lequel avait disparu le capitaine, et il murmura entre ses dents :

— Qu’elle prononce un mot… et ce mot sera ta condamnation, Français maudit !

Et il retourna annoncer au comte de Casa-Real que ses ordres venaient d’être exécutés.

Le capitaine pénétra dans un salon, traversa un fumoir et parvint dans une chambre à coucher dont il eut soin de visiter les coins et recoins.

Quelque sûr de sa solitude qu’il fût, Noël, pensant que les murs mêmes de sa chambre à coucher pouvaient avoir des yeux, ne jugea point à propos de prendre connaissance immédiate de la missive de la comtesse.

Il choisit un cigare dans un élégant étui en paille de Goyaquil, l’alluma à un brasero en vermeil placé sur un guéridon, et, s’installant dans un fauteuil à bascule, il fit mine de se livrer à la demi-somnolence que procure et amène la fumée du tabac des Îles.

Arrivé à la moitié de son cigare, il sortit un portefeuille de sa poche et se mit à compulser une assez copieuse correspondance.

Parmi ces lettres se trouvait celle qui lui avait été remise dans la forêt par Juan Romero.

Il la prit, la décacheta et la lut.

Cette lettre était courte et d’une écriture tremblée.

On avait dû la recommencer plus d’une fois.

Pour un indifférent, le contenu n’en avait rien que de simple et d’ordinaire.

Pour le capitaine, il n’en fut pas ainsi.

Aux premières lignes qu’il parcourut, son regard se voila, son visage pâlit un tremblement nerveux fit osciller le papier entre ses doigts crispés par une émotion violente, insurmontable.

Voici ce qu’il venait de lire :


« Monsieur le capitaine,

« En épouse obéissante, j’ai laissé le comte de Casa-Real vous remercier pour les soins dont vous nous avez entourés pendant notre longue traversée de Cadix à Cuba.

« Mais puisque, Dieu aidant, vous avez accepté notre hospitalité, j’ai compris qu’il fallait saisir cette occasion de vous témoigner ma reconnaissance personnelle.

« L’heure est venue.

« Je la saisis.

« Vous n’abandonnerez pas ce pays, vous ne quitterez pas cette habitation sans me donner quelques instants.

« L’état maladif de mon mari l’oblige à se retirer de bonne heure dans ses appartements.

« Chaque soir, à neuf heures, je demeure et suis seule dans mon salon.


Une fraîcheur délicieuse régnait sous ce couvert.

« Consentirez-vous, monsieur, à me tenir compagnie une demi-heure ?

« Votre appartement, vous le savez, communique avec ce salon, grâce à une double porte.

« Vous n’aurez qu’à ouvrir cette double porte, et vous serez sûr de trouver des remercîments sincères, un ennui à soulager et un peu de mauvaise musique à entendre.

« Comtesse Hermosa de Casa-Real. »