Les invisibles de Paris (Aimard)/II-1/I

Roy et Geffroy (p. 173-182).
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— Docteur, demanda-t-il d’une voix de plus en plus faible, combien de temps me reste-t-il à vivre !

PASSE-PARTOUT

LA RÉDEMPTION

I

LES CASA-REAL

L’origine des comtes de Casa-Real se perd dans la nuit des temps.

La première fois que l’histoire en fait mention, elle en parle comme d’une famille déjà riche et puissante.

Un comte de Casa-Real se réfugia avec Pelage dans les montagnes de la Cantabrie et combattit à ses côtés à Cavadonga, l’an 737.

Plus tard, au nombre des gentilshommes castillans qui voulurent accompagner Christoval Colomb, lors de son premier voyage, et s’embarquèrent avec lui à Palaos de Moguer sur sa caravelle, se trouvait aussi un Casa-Real.

Dans le cours de ce premier voyage, Christoval Colomb découvrit l’île de Cuba.

Le comte de Casa-Real, son compagnon, séduit par les enchantements de cette terre nouvelle, demanda le consentement de son amiral, l’obtint, se fit débarquer et s’y établit.

Depuis cette époque, cette branche de la famille des Casa-Real figura toujours parmi les plus puissantes familles des deux Amériques.

Avec le temps, ses richesses s’accrurent dans des proportions incalculables.

La plus grande partie de l’île de Cuba, ce joyau précieux de la couronne de Castille, devint sa propriété.

Cependant, malgré l’accroissement de ses richesses et de son influence, cette famille resta toujours fidèle à la monarchie espagnole.

À plusieurs reprises même, les Casa-Real la défendirent vaillamment au prix de leur sang, la soutinrent généreusement au prix de leur or.

Lors de l’abdication du roi Charles IV et de l’envahissement de l’Espagne par l’armée française, le chef de la branche principale de cette maison, restée dans la mère patrie, refusa de prêter serment au roi Joseph.

Il émigra avec tous les siens.

Naturellement le lieu de son émigration fut l’île de Cuba, où les Casa-Real américano-espagnols le reçurent à bras ouverts.

Il y demeura jusqu’à la restauration des Bourbons en Espagne.

Alors, cette famille fidèle et dévouée à la royauté revint prendre sa place auprès du roi Ferdinand VII.

Mais les quelques années d’exil en Amérique avaient resserré les liens un peu relâchés entre les deux branches de cette noble maison.

Ce qui n’avait pas eu lieu jusque-là, des rapports fréquents s’établirent entre les Casa-Real d’Europe et les Casa-Real d’Amérique.

Il y eut de nombreuses alliances entre les membres des deux branches de cette famille.

L’Océan n’exista plus pour elles.

Le 25 octobre 1846, c’est-à-dire sept mois environ avant les événements que nous avons rapportés dans notre précédent volume, entre deux et trois heures de l’après-midi, un brick de deux cent cinquante à trois cents tonneaux, portant le pavillon mexicain à sa corne, qui, depuis le matin, louvoyait bord sur bord, dans la passe, donna dans la rade de Matanzas, un des ports les plus commerçants et les plus achalandés de l’île de Cuba ; puis, avec une adresse remarquable, ce brick vint se ranger bord à quai dans le port intérieur.

Cette manœuvre, très difficile, avait été admirée par les nombreux oisifs réunis en ce moment sur le quai de Matanzas.

En dehors même de cette dextérité extrême de manœuvre, on se plaisait à examiner ce brick, grand et beau navire, étroit, ras sur l’eau, à la haute mâture crânement rejetée en arrière.

Tout semblait indiquer à l’œil d’un curieux expert en ces sortes de choses, que ce navire n’avait pas toujours dû se livrer à un commerce paisible.

À l’entrée du port, toutes les voiles avaient été carguées à la fois, et ce n’était que par son aire que le fin bâtiment, obéissant comme un cheval de course, avait manœuvré sous la main puissante de son capitaine.

Ce capitaine tenait lui-même la barre.

Il était venu se mettre à sa place d’amarrage sans se soucier des nombreux bateaux, chalands ou navires qui se rencontraient sur son passage.

Il les évitait comme en se jouant.

Une fois l’ancre jetée, la douane monta à bord pour y passer sa minutieuse inspection.

La libre pratique accordée à son navire, le capitaine, qui pendant le temps pris par toutes ces formalités, s’était promené, les mains derrière le dos, sur les passavants de tribord arrière, regardant, selon l’habitude constante des marins, tantôt le ciel, tantôt la voilure serrée par son équipage, jeta le reste de son cigare à la mer, et mettant les mains à sa bouche en guise de porte-voix :

— La Cigale !

— Capitaine ! répondit aussitôt un colosse bien connu de nos lecteurs, en se penchant au-dessus de la vergue du grand perroquet dont il achevait de serrer la voile.

— À bas ! en double !

Le matelot ne se fit pas répéter cet ordre.

Il saisit deux galaubans et s’affala si prestement qu’il se trouva, presque aussitôt l’ordre prononcé, le chapeau à la main, à deux pas de son chef.

Le capitaine lui dit :

— Préviens M. le comte de Casa-Real que nous sommes amarrés bord à quai.

— Bien, capitaine.

— Et qu’il peut débarquer dès que cela lui conviendra.

— On y va.

La Cigale salua et se dirigea vers le carrosse, placé à l’arrière du bâtiment.

Il frappa doucement à la porte du carrosse.

— Entrez.

La Cigale obéit.

Par l’ordre du capitaine, un pont volant, assez large et garni d’une double balustrade, avait été rapidement installé par ses hommes.

Ce pont allait du navire à terre.

Le coude appuyé sur son banc de quart, la tête dans la main, le capitaine s’était complètement retiré en lui-même.

Il ne vivait plus pour les objets extérieurs.

Pendant qu’on exécutait ses ordres et ses commandements à la lettre, son regard vague cherchait, se perdait au loin.

Ce n’était pas l’inquiétude causée par un danger prochain, la crainte d’un orage ou d’une tempête, qui enlevait cet homme à son existence matérielle.

Il y avait une raison indépendante de ses occupations journalières, en dehors de sa périlleuse profession, qui lui saisissait le cœur, qui lui cerclait le cerveau.

De temps à autre ses sourcils se fronçaient.

Il passait dans son regard comme un éclair de menace ; puis le découragement ou la fatigue venait prendre la place de la colère, et il faisait un geste de dégoût.

Une ombre s’interposa entre lui et le soleil.

Le capitaine releva la tête.

— Qui est là ? demanda-t-il.

La Cigale se tenait immobile devant lui, dans une attitude respectueuse.

— Que me veux-tu ? continua-t-il d’un ton bourru.

— Moi, rien, mon capitaine.

— Alors, laisse-moi, va-t’en.

Le géant fit un mouvement de retraite, commandé par l’habitude d’obéir religieusement à son chef, puis comme arrêté par un scrupule de conscience il revint sur ses pas.

— Encore ?

— Dame ! mon… mon capitaine, je vous l’ai dit, je ne veux rien pour moi… mais… mais…

— Mais… mais quoi ?

— Mais vous…

— Eh bien ?

— Il faut pourtant bien que je vous rende compte de ma commission.

— Quelle commission ?

— Celle que vous m’avez donnée auprès du comte de Casa-Real.

— Ah ! oui… pardon, matelot… Je suis distrait en ce moment… Encore une fois, pardon…

— Je vous pardonne, capitaine, répliqua naïvement le colosse, quoique, franchement il n’y ait pas de quoi écraser une puce : donc, v’là ce que c’est…

— Que t’a dit le comte ?

— Monsieur le comte et madame la comtesse de Casa-Real, dit-il avec solennité… vous… vous…

— Achèveras-tu, idiot ! s’écria le capitaine en frappant du pied.

— Je répète ce qu’on m’a chargé de…

— Répète plus vite.

— J’achève… j’ach… fit le géant, qui se mit à bégayer de plus belle, strangulé par l’émotion qu’il ressentait à la première observation un peu verte de son chef.

— Achève, ou crève, mille diables ! dit ce dernier, qui décidément ne se trouvait pas en veine de patience.

— Paraîtrait que le grand mât est mal bordé ce matin ! murmura le matelot en faisant passer sa chique du côté droit au côté gauche de sa bouche… Ne l’asticotons pas dans son acastillage.


Les deux hommes se saluèrent.

— Hein ?

— Rien.

— Parleras-tu ?

— Pour lors, voilà ce que c’est, mon capitaine, reprit la Cigale en prononçant de son mieux pour se bien faire comprendre, le comte et la comtesse sa femme vous prient de vouloir bien être assez gentil pour avoir la bonté de leur faire l’honneur de…

— Animal !

— Merci !

— Dis la chose sans phrases !

— Voilà : Faites-vous l’honneur d’aller chez eux… c’est tout ce qu’on vous demande, quoi !

— Est-ce tout ?

— Oui. Ça y est.

File en double, imbécile ! lui dit le capitaine en haussant les épaules… File, plus vite que ça !

Le matelot se retira sans demander son reste.

Il s’élança dans les haubans du grand mât.

En quelques secondes il grimpa dans la hune.

Là, il respira.

Cependant le capitaine appelait :

— Mortimer ! Mortimer !

Un jeune homme, aux manières distinguées, aux traits expressifs, vêtu de ce costume coquet affectionné par nos officiers de commerce, quitta l’habitacle auprès duquel il se tenait.

En quelques secondes il arriva près du capitaine.

— À vos ordres, capitaine.

— Mon cher Mortimer, veuillez, je vous prie, prendre le commandement du navire, lui dit affectueusement son chef ; votre service de second commence. Vous surveillerez nos hommes d’un peu près. Ils sont difficiles à tenir, dans le voisinage de la terre.

— Je veillerai, capitaine.

— Je n’ai pas besoin de vous recommander la propreté du bâtiment. On courra la petite bordée. Vous ne laisserez personne monter à bord, ni personne descendre à terre, jusqu’à nouvel ordre.

— Bien.

— Vous m’avez compris ?

— Parfaitement, capitaine.

— Vous veillerez à la stricte exécution de mes ordres, n’est-ce pas ?

— Soyez tranquille.

Alors, le capitaine se pencha vers lui et lui dit à l’oreille quelques mots prononcés d’une voix basse comme un souffle.

Ces quelques mots devaient avoir une signification bien étrange.

Le jeune officier pâlit en les écoutant.

Croyant avoir mal entendu, il regarda une dernière fois son chef.

Celui-ci soutint franchement ce regard, et, posant un doigt sur ses lèvres :

— Silence… obéissez ; il le faut, ajouta-t-il.

— Vous le voulez ?

— Je le veux.

— Bien ; ce sera.

Et le second s’inclina en signe d’acquiescement.

Le capitaine lui serra la main en souriant, et cela fait il alla au carrosse, dans lequel il entra, après en avoir prévenu les hôtes par deux coups discrètement frappés.

La porte fut refermée immédiatement sur lui.

La carrosse est un logement élevé, construit sur le pont, à l’arrière des navires qui manquent de dunette.

Cette construction ne tient pas à la muraille du bâtiment.

On en peut faire le tour.

Les carrosses sont ordinairement couverts en planches de sapin, revêtues d’une toile goudronnée.

Les côtés en sont joints à clin.

Le carrosse, dans lequel nous pénétrerons à la suite du capitaine avait été intérieurement séparé en trois parties.

Une salle commune se trouvait réservée au milieu.

À tribord et à bâbord, on avait ménagé une chambre à coucher.

Ce carrosse, particulièrement affecté à l’habitation du comte et de la comtesse de Casa-Real, était meublé avec un luxe princier, en rapport, du reste, avec la position élevée et l’immense fortune des nobles hôtes qui s’y étaient installés durant toute une longue traversée.

Le comte de Casa-Real et sa femme, assis dans la salle commune, dans des fauteuils placés de chaque côté d’une table à roulis, achevaient de déjeuner.

Le comte, bien que paraissant avoir dépassé la première moitié de la vie, était un homme de trente-cinq ans.

Ses traits, beaux autrefois, portaient les traces indélébiles de longues et cruelles souffrances.

Sur son masque crispé, déformé, presque grimaçant, on lisait le morne désespoir produit par un mal incurable.

Son visage avait des teintes livides, qui, parfois, devenaient verdâtres.

Ses yeux caves et creux manquaient de chaleur et de vitalité.

D’une maigreur extrême, son corps flottait dans les larges vêtements noirs qui lui donnaient une apparence fantastique.

Cette maladie du comte de Casa-Real, contractée en Espagne, dans la Sierra de Grenada, à la suite d’une chasse longue et fatigante, avait mis en défaut la science des plus grands médecins européens.

Aucun d’eux n’y avait rien compris.

En fin de compte, ils lui avaient ordonné le retour au pays, espérant que l’air natal lui redonnerait un peu de ces forces qui lui manquaient et diminuaient de jour en jour.

Triste remède que ces déplacements au bout desquels on ne trouve qu’un surcroît de fatigue !

Le comte le sentait bien.

Néanmoins, il s’était embarqué à Cadix sur le brick à bord duquel nous le trouvons, non pas dans l’espérance de guérir, il avait la conviction intime que sa maladie était, mortelle, mais pour fermer les yeux dans la magnifique contrée où il était venu au monde.

— Au moins, se disait-il, je rendrai mon dernier soupir au milieu de ces paysages aimés de ma première enfance, entouré des souvenirs si chers de mon heureuse et tranquille jeunesse.

On avait beau lui faire espérer que là peut-être se trouvait pour lui une recrudescence de vie et de santé.

Il secouait tristement la tête et souriait avec mélancolie, mais il ne tendait la main à aucune de ces illusions flatteuses.

De la comtesse de Casa-Real, nous ne dirons rien, quant à présent, sinon que, toute jeune encore, elle était belle d’une beauté éblouissante et hardie.

Le contraste de cette magnifique et vivace nature aux prises avec la nature étiolée, avec l’apparence moribonde, avec l’essence cadavérique du comte, avait quelque chose de navrant.

Il était en vérité bien difficile de dire auquel de ces deux êtres, si différents et si intimement liés, on s’intéressait.

L’homme inspirait la pitié par ses souffrances physiques.

La femme semblait tout aussi à plaindre.

On la voyait sans cesse aux côtés de ce cadavre vivant ; on subissait toutes ses douleurs, on partageait tous ses dévouements.

Pourtant, dès que leurs amis ou leurs visiteurs les laissaient seuls, dès que le comte avait la tête tournée ou s’abandonnait à un sommeil réparateur ; la physionomie de la jeune créole changeait.

Par moments elle songeait.

Et sa rêverie ne devait pas la conduire dans le pays des rêves dorés, des songes bienfaisants ; car l’expression douce et caressante de ses traits se métamorphosait en une implacable dureté.

Elle regardait le comte de Casa-Real, dans d’autres moments, et de ses longues prunelles de velours s’échappait une lance de feu.

Un médecin particulièrement attaché à la personne de M. de Casa-Real se tenait immobile derrière la comtesse, et surveillait le malade.

Deux domestiques desservaient la table.

Les ordres qu’ils avaient reçus étaient si sévères, qu’ils allaient, venaient sur le parquet sans produire le plus léger bruit nuisible au repos de leur maître.

En entendant la porte s’ouvrir, le comte releva la tête.

Le capitaine venait d’entrer.

Lui tendre la main en essayant de sourire avec affabilité fut tout ce que put faire le malade.

La comtesse, au contraire, demeura immobile.

Ses yeux se baissèrent involontairement, et une vive rougeur empourpra son visage.

— C’est vous, mon cher capitaine, dit le comte, soyez le bienvenu. Heureux, vraiment bien heureux de vous voir.

— Je me rends à vos ordres, monsieur le comte, répondit le capitaine. Que désirez-vous de moi ?

— Asseyez-vous d’abord.

Le capitaine se rendit à l’invitation de son hôte.

Ce dernier reprit :

— Nous voici arrivés. Nous allons descendre à terre.

— En effet, quand il vous plaira.

— Je désire vous remercier, cher monsieur, de la sollicitude, de la gracieuseté avec laquelle vous m’avez traité pendant notre traversée. Un parent, un ami dévoué, n’aurait pas veillé sur moi avec plus de bonté et de zèle intelligent.

— En vérité, monsieur le comte, vous me rendez confus.

— Non pas ; merci encore une fois. Il ne me reste que peu de jours à vivre, mais tenez pour certain que jusqu’à mon dernier souffle je garderai de vos bons soins le meilleur et le plus touchant souvenir.

— Je n’ai fait que mon devoir, monsieur le comte, fit le capitaine avec une respectueuse compassion, vous ne me devez rien pour ces soins dont vous prenez la peine de me parler. Quant au reste, à votre précieuse santé, vous vous trompez, je l’espère, j’en suis convaincu. Il vous reste encore de longs jours à vivre.

— De longues souffrances alors. Est-ce là ce que vous me souhaitez ?

— Dieu m’en garde, monsieur ! mais le docteur nous assure…

— Le docteur fait son métier, ajouta le comte de Casa-Real en amortissant par la tranquillité, par l’aménité de son accentuation, ce que ses paroles pouvaient renfermer de dur pour le médecin qui n’en perdait pas une, mais il n’espère pas plus que moi ma guérison.

— Je n’ai pas dit cela, interrompit le médecin.

— Connaissez-vous un médecin qui n’agirait pas comme vous, mon cher docteur ? Votre conduite me paraît naturelle, et je l’approuve. Les miracles sont rares aujourd’hui. Il en faudrait un pour me conserver l’existence.

— On le fera.

— Espérons-le, capitaine, puisqu’il serait le bien reçu de tous ceux que j’aime, répliqua le comte de Casa-Real évitant de rencontrer le regard de sa femme.

— Et de tous ceux qui vous aiment, monsieur le comte, ajouta lentement la belle créole.

— C’est que j’allais dire : vous ne m’avez pas laissé le temps d’achever ma phrase, chère Hermosa.

Mme de Casa-Real se nommait Hermosa, mot espagnol qui veut dire belle : jamais nom ne fut mieux porté.

— Pourquoi affliger de la sorte madame la comtesse ? dit froidement le capitaine.

— Ma femme ?

— Elle et tous vos amis ou serviteurs.

— Vous avez raison, capitaine. Il ne faut pas me laisser aller à un découragement irrémédiable.

La comtesse venait de s’approcher de sa chaise.

— Puis à quoi sert de vous affliger, Hermosa ? Mieux que personne j’apprécie la grandeur de votre dévouement et le mérite de l’abnégation dont vous donnez la preuve en vous astreignant à ne jamais me quitter.

— Pas un mot de plus, cher comte, répondit la créole en lui mettant avec des mouvements pleins de charme la main sur la bouche pour l’empêcher de continuer.

Le comte se dégagea avec douceur et continua :

— Mais à cause même de cette abnégation et de ce dévouement, je vous préparerai à une catastrophe, à un départ qui me paraît prochain, plus prochain qu’on ne le suppose.

— Au nom du ciel, comte, ne parlez plus de cela ! Vous vous trompez.

— Je ne le crois pas.

— Je suis sûre que vous vous trompez.

Le capitaine intervint ; il se résolut à mettre le doigt entre l’arbre et l’écorce pour donner un autre tour à l’entretien.

— Monsieur le comte, j’ai, vous le savez, de nombreuses occupations. Je demande pardon si je vous rappelle cela, mais le devoir est le devoir.

— Parlez !

— Votre intention est-elle de demeurer encore quelque temps à bord ? ou bien préférez-vous descendre aujourd’hui même à terre ?

— Cela, cher monsieur Noël, dépendra de mes gens, dont je suis un peu l’esclave depuis cette maudite maladie.

— Quel est votre désir à ce sujet ?

— Je n’en ai aucun. C’est une question de préparatifs à faire ou faits. Jusqu’à ce que je sois édifié, je vous demanderai la permission de ne pas quitter votre bord, si je ne vous incommode pas trop.

— M’incommoder ! vous, monsieur le comte ! N’êtes-vous pas le maître, à bord, tant que vous nous honorez de votre présence ?

— Mille grâces… mais je ne profiterai de votre invitation que si mes gens sont en retard.

— Ce n’est pas leur habitude, mon ami, lui répondit Mme de Casa-Real.

— C’est vrai. Néanmoins il faut que je sache si on les a prévenus de mon arrivée.

— Pourquoi ?

— Je ne voudrais pas me voir forcé de rester à Matanzas, un méchant trou où l’on dort encore plus mal qu’on ne mange.

— Marcos Praya doit avoir reçu, déjà depuis longtemps, la lettre que vous lui avez adressée de Cadix, monsieur.

— Oui.

— Il est homme de précaution.

— Je sais cela.

— Et pour peu que la lettre lui soit arrivée à temps, je ne doute pas qu’il ne se soit mis en mesure d’en exécuter tous les commandements.

On frappa légèrement à la porte du carrosse.

— Entrez ! fit le comte.

La Cigale parut.