Revue L’Oiseau bleu (4p. 113-126).

VIIL’hostilité iroquoise reparaît partout


Le lendemain du meurtre de Nicolas Godé et de Jean de Saint-Père fut une journée sombre entre toutes pour le petit peuple uni de Ville-Marie. On se rendit à l’hôpital. On demanda à voir, si possible, les deux veuves, dont le cœur torturé, labouré par la terrible tragédie, devait être de plus en plus inconsolable. On fut discret cependant, ne voulant au fond qu’assurer les Montréalaises endeuillées du commun et profond chagrin de tous. Puis, à dix heures, chacun ressortit en hâte, afin de connaître l’issue de l’enquête qui se tenait au Fort. Les prisonniers onneyouts, montagnais et autres parleraient-ils ? Ou leur perfidie, par des réponses ambiguës, ou par le silence, rendraient-elles la situation encore plus critique et plus angoissante pour les habitants de Ville-Marie ? On pouvait s’attendre à voir tomber d’autres victimes avant longtemps. Le meurtre de la Pointe de Saint-Charles équivalait à une déclaration de guerre, on se le répétait, et comme cela arrivait si souvent, les Montréalistes avaient payé les premiers l’impôt du sang.

Au foyer de Charlot, un silence mélancolique régnait depuis le matin, silence interrompu par les pleurs de petit Pierre, qui ne semblait pas très bien depuis la veille au soir.

Lise et Perrine, lorsque le bébé parut reposer entre les bras de la Normande, qui la dorlottait les larmes aux yeux, vinrent un moment s’asseoir près de la cheminée. Une grosse bûche s’y éteignait. Lise penchait la tête. Elle tressaillait à chaque rafale du vent glacial d’automne. Il s’engouffrait en gémissant, en hurlant ou en sifflant de façon lugubre par la vaste cheminée. Perrine vint entourer de ses bras sa belle-sœur. Elle releva tendrement une lourde mèche blonde de ses cheveux.

— Lise, secouez votre tristesse. Pour l’amour de Charlot, de votre frère, un peu pour moi aussi. Chaque jour, je m’attache plus fortement à vous. Votre peine m’atteint. Je sais que vous ne comprenez pas toujours le tempérament combatif et aventureux de Charlot. Il m’a bien fait souffrir, autrefois. Tout comme vous.

— Je vous en prie, Perrine. Je ne comprends que trop pourquoi mon mari ne sait qu’obéir à ses voix intérieures. L’atmosphère est tragique, ici, et un noble cœur comme Charlot veut faire face au malheur avec toutes les forces vives de son être. Mais, voyez-vous, mais…

— Parlez, Lise.

— Ce sont les mères, les épouses, les sœurs que je plains. Que pouvons-nous ? Pleurer, aimer, prier un peu… garder secrète notre angoisse…

— Lise, ceux que nous aimons, et qui exposent sans cesse leur vie pour tous, n’en demandent pas davantage, allez. Nous sommes leur refuge, leur espoir, la grande paix de leur cœur profond, une fois le péril passé.

— Perrine, je crois que Charlot a raison. Je n’étais pas faite pour cette vie d’alarmes… Mon courage faiblit sans cesse… À vous, je parlerai franchement. Parfois, je me sens mourir… Et cependant, j’aime tant votre frère, il est si bien ma raison de vivre, que je ne regrette nullement d’avoir à payer si cher la rançon de mon amour.

— Vous n’êtes pas robuste, Lise. Et votre exquise sensibilité reçoit en profondeur toutes les peines, comme toutes les joies.


Parlez ; Lise.

— Merci, Perrine. Ah ! si je viens à quitter Charlot, je ne me sentirai pas angoissée, ni pour lui, ni pour mon petit… Vous serez là.

— Vous ne partirez pas, Lise. Nous serons là pour empêcher ce malheur.

— Je ne le désire pas, ma sœur. Mais j’en ai la certitude secrète. Voyez-vous, je ne veux pas m’opposer à la vie d’héroïsme de mon mari, mais chaque fois qu’il s’éloigne, même avec mon approbation, il apporte quelque chose de ma faible vitalité. S’il s’éloignait longtemps, je m’éteindrais… comme cette bûche ardente, finit bas la jeune femme.

— Lise, vous me navrez. Réagissez, de grâce.

— Et cette tragédie d’hier, continua Lise, va sûrement amener d’autres événements. Charlot s’offrira tout le premier pour le salut de tous. Et j’applaudirai, et je serai fière,… la mort dans le cœur et dans tout mon être. Je suis un peu lâche, je crois, conclut la jeune femme, avec un pâle sourire.

— Pauvre petite ! fit Perrine, les yeux au loin.

— Vous me plaignez, ma sœur ? Mais vous me comprenez aussi. Cela me soulage, voyez-vous, de parler avec vous. Il y a en votre âme une sérénité et en votre volonté une force qui me calment. Mon frère André me le disait justement hier, de m’appuyer beaucoup sur vous. Il admire votre énergie, quoiqu’il la raille un peu. Les femmes qu’il a connues et aimées ne l’ont guère habitué, chère sœur, à votre équilibre physique et moral. Vous lui redonnerez la foi en la bonté, la fermeté et la droiture féminines, cela, j’en suis certaine. Mon pauvre André, qu’il a souffert jadis !

— Lise, dit soudain Perrine, tandis qu’une lueur fugitive de contrariété passait sur son front, cette fois, comme chaque fois qu’il s’agissait d’André de Senancourt, Lise, vous devriez prendre quelques minutes de repos. Dans un quart d’heure, tout au plus, nous saurons le résultat de l’enquête de ce matin, au Fort.

— Bien. Je vais aller me reposer pour vous faire plaisir, Perrine. Appelez-moi, dès que mon frère entrera.

Au Fort, vers neuf heures, M. de Maisonneuve, ayant à ses côtés le capitaine de ses gardes, Charles Le Moyne, l’interprète, et plusieurs soldats, donna l’ordre de faire comparaître les quelques Onneyouts faits prisonniers la veille.

Les Iroquois pénétrèrent dans la salle avec leur insolence coutumière. Aux questions de Charles Le Moyne, ils commencèrent par opposer un mutisme absolu. Mais lorsqu’ils virent entrer dans la pièce des Hurons et des Algonquins, leur morgue se changea en une attitude railleuse. Précisément, l’interprète les pressait, avec une insistance dure, un peu énervante, de déclarer au gouverneur pourquoi « ils en avaient usé de la sorte, malgré la paix faite avec les Français », pourquoi ils avaient osé montrer une telle perfidie. L’un d’eux pointa alors les Hurons et les Algonquins, qui se mêlaient aux Montréalistes, et répondit en raillant : « Les Français tiennent si bien entre leurs bras les Hurons et les Algonquins qu’il ne faut pas s’étonner si, en voulant frapper les uns, les coups tombent quelquefois sur les autres. »[1]

Charles Le Moyne resta saisi de cette réponse, qui témoignait d’une bien rare présence d’esprit. Mais sans le faire paraître le moins du monde, d’un ton impassible, il la rapporta en français au tribunal qui s’en montra indigné, mécontent et se hâta de terminer l’enquête en face d’une telle méchanceté consciente. M. de Maisonneuve ordonna en plus de continuer « à arrêter et à mettre aux fers tous les Iroquois qu’on pourrait saisir dans l’île de Montréal, de quelque nation qu’ils fussent ».

Fort soucieux, M. de Maisonneuve réintégrait peu après dix heures ses modestes appartements. Il y était à peine entré qu’on frappait doucement à la porte. Il ouvrit aussitôt, puis recula. Il avait devant lui les épouses des victimes de la veille.

« Entrez, Mesdames, je vous en prie », dit le gouverneur avec bonté.

La veuve de Nicolas Godé, qui comptait une soixantaine d’années, s’avança au bras de sa fille de vingt ans, Mathurine, veuve de Jean de Saint-Père. Toutes deux étaient vêtues de couleurs sombres et levaient vers le gouverneur de pauvres yeux en détresse. Elles refusèrent de s’asseoir.

— M. de Maisonneuve, dit la veuve de Nicolas Godé, d’une voix basse, tremblante, triste infiniment, nous venons vous prier de ne faire aucun mal, à cause de nous, aux pauvres malheureux coupables d’hier. Comprennent-ils l’étendue de leur faute ? Ma fille, comme moi, avons entendu combien de fois nos bien-aimés disparus déclarer qu’il fallait coûte que coûte, en toutes occasions, montrer la plus miséricordieuse bonté envers ces âmes dévoyées… « Voyant alors un peu du Christ en nous, disait mon mari avec componction, peut-être aurons-nous chance de les convertir à notre foi… » Nous voulons même, Monsieur le Gouverneur, avec votre permission, aller leur porter quelques vivres et… et notre pardon, finit en pleurant la sublime Françoise Gadois[2]

Très ému, M. de Maisoneuve demeura un moment sans répondre. Puis il conduisit lui-même les charitables femmes jusqu’à la porte des détenus, en disant avec tristesse : « Votre geste est sublime, Mesdames. S’il n’obtient, en ce moment, aucun résultat, ce que je crains, Dieu ne pourra que bénir une démarche presque au-dessus des forces humaines. »

Dix longs jours de deuil passèrent sur Ville-Marie. Chaque soir, les soldats vigilants signalaient la présence d’Iroquois dans la forêt. Quatre jours après le meurtre de la Pointe de Saint-Charles, on vit même entrer volontairement au Fort, au vu et au su de tout le monde, trois sauvages d’Onneyout. Ils demandèrent à parler à M. de Maisonneuve. Celui-ci n’hésita pas à les accueillir. Mais il mit en son attitude beaucoup de réserve, de la froideur, de la circonspection. Il examinait de son œil pénétrant la physionomie des barbares qui venaient, disaient-ils, « protester de l’innocence des Onneyouts au sujet du meurtre récent et en plus témoigner de leur affliction pour le crime atroce qui avait été commis ». Puis, l’un d’eux offrit sept présents, composés de neuf colliers de porcelaine.

« Sagamo, grand sagamo, précisa le sauvage en s’inclinant devant M. de Maisonneuve, sache bien que ce sont des sauvages de Soiogoven qui ont fait ce vilain coup. Ne nous en accuse plus. Voici d’ailleurs ce collier que nous t’offrons pour raffermir le mai ébranlé, ce mai auprès duquel devaient se tenir les conseils entre les Français et les nations iroquoises. »

Fièrement raidi, le front barré d’un pli de mécontentement, M. de Maisonneuve crut cependant plus sage de ne pas sévir contre ces perfides, tant que les preuves ne seraient pas plus accablantes. Il accepta les présents. Il pria même les sauvages de demeurer quelque temps au Fort en qualité d’hôtes des Français. « De la sorte, pensa-t-il, ne pourrait-il pas observer leurs faits et gestes de très près. »

Mais dès le lendemain de cette entrevue, la sentinelle du Fort vint avertir le gouverneur que les Onneyouts s’étaient enfuis durant la nuit. Il ajouta qu’un Huron iroquisé avait surpris une conversation de ces barbares et appris qu’ils étaient bien les camarades des assassins. M. de Maisonneuve haussa les épaules. Ses soupçons ne faisaient que se confirmer. Il lui faudrait donc exercer une vigilance des plus étroites autour de Ville-Marie et donner combien d’ordres fort stricts à ses vaillants soldats.

Enfin douze jours s’étaient à peine écoulés que Charlot revenait à Ville-Marie. Il courut au Fort rendre compte de sa mission, tout en chargeant l’un des Algonquins qui l’avait accompagné de se rendre auprès des siens pour les avertir de son retour.

Qu’apprit Charlot au gouverneur ? D’abord, qu’aux Trois-Rivières, dès que le message alarmant de M. de Maisonneuve avait été connu, on réussissait à arrêter douze Agniers qui rôdaient dans les bois. Quelques-uns avaient été aussitôt envoyés et emprisonnés à Québec. Puis Charlot parla de son arrivée à Québec.

« J’y fus, Monsieur le Gouverneur, dès le 1er novembre.

— Bien, Le Jeal. Vous avez certes fait diligence, étant parti d’ici le 25 octobre au soir.

— Bah ! Avec les bons canotiers que vous m’aviez choisis… M. d’Ailleboust fut consterné, vous le pensez bien, de la nouvelle pénible que je lui narrais. Il portait une vive affection, vous le savez, à ce vaillant et débonnaire Jean de Saint-Père. Puis, la main du gouverneur se crispa sur son épée, ses lèvres se serrèrent avec violence. Vous connaissez ces réflexes communs à tous les d’Ailleboust. Et les ordres succincts, sévères se succédèrent bientôt sans interruption. Les soldats s’empressaient, couraient ici et là. Bref, les portes battirent avec une violence toute militaire durant une bonne demi-heure, je vous assure, Monsieur le Gouverneur, fit Charlot en souriant. J’en fus témoin, car M. d’Ailleboust ne me permit pas de m’éloigner, désirant me questionner longuement sur Ville-Marie et tous ses récents événements. Enfin, il décida que, le 5 novembre, il assemblerait les Français, les Algonquins et les Hurons pour leur communiquer ses ordres et les aviser de la conduite à tenir dorénavant envers les Iroquois.

— Vous n’avez pas cru bon d’assister à cette assemblée, lieutenant ?

— M. d’Ailleboust ne le trouva ni urgent, ni nécessaire. Seules, des décisions locales devaient être prises. Elles n’allaient pas différer des vôtres, Monsieur de Maisonneuve, m’assura le gouverneur de la Nouvelle-France.

— Le Jeal, dit soudain M. de Maisonneuve, savez-vous que j’ai envoyé des lettres d’avertissement aux missionnaires d’Onontagué ? Nous avions à les mettre sur leurs gardes, n’est-ce pas ? Les Iroquois pouvaient se venger sur eux de nos faits et gestes contre les Onneyouts et les Onontagués. Même si ces procédés n’étaient que justes, après tout, on songerait à des représailles contre nous.

— Monsieur de Maisonneuve, puis-je vous demander qui vous avez envoyé pour remplir une mission aussi importante ?

— Un Onontagué prisonnier au Fort. Ne savait-il pas mieux que personne que nous gardions ses compatriotes sans les molester ? Il raconterait aux anciens du pays les événements de Ville-Marie et s’efforcerait de savoir si le meurtre n’avait pas été commis par la jeunesse d’Onontagué.

— Me permettez-vous d’être méfiant au sujet de cette mission ?

— Certainement. Mais vous savez, Le Jeal, comme les Iroquois prennent mal la détention de leurs gens. Rien ne les rend souples comme de faire des prisonniers.

— Sans doute. Monsieur de Maisonneuve. Mais le fond perfide de leur nature sait en appeler souvent à leur finesse politique pour combiner plan de vengeance et feinte soumission.

— Enfin, s’il y a lieu, nous prendrons d’autres dispositions, lieutenant.

— N’oubliez pas alors que je suis à votre disposition. Mon expérience des nations iroquoises m’a coûté assez cher pour que je puisse aujourd’hui m’en prévaloir.

— Je m’en souviendrai, Le Jeal. Merci. Hâtez-vous maintenant de retourner auprès des vôtres.

  1. Historique.
  2. Historique.