Revue L’Oiseau bleu (4p. 82-113).

VILa tragédie du 25 octobre 1657.


Les voyageurs se sentirent un peu dolents les jours qui suivirent leur arrivée à Ville-Marie. Ils ne pouvaient croire que leurs nombreux déplacements, leurs fatigues, leurs peines, toutes les petites misères inhérentes à une installation dans une contrée lointaine étaient finies, bien finies, devenaient une page du passé. Puis que de nouvelles et belles figures surgissaient sans cesse autour d’eux, dans cette atmosphère montréalaise, où l’héroïsme, les grands labeurs et une piété rappelant les âges apostoliques semblaient constamment à l’ordre du jour.

Charlot souriait des remarques de sa jeune femme, fort impressionnée par tout ce qu’elle voyait et entendait. Tout cela semblait si familier à Charlot. Avait-il jamais vu autre chose aux Trois-Rivières, où s’était écoulée presque toute sa jeunesse ? Il racontait alors quelques traits de l’époque, tandis que la maman du petit Pierre, les yeux agrandis par l’effroi, serrait de plus en plus sur son cœur son enfant, son chéri, semblant le garder ainsi à l’avance contre tous ces horribles périls.

« Ma parole, Lise, s’exclama un jour Charlot, je fais naître de la terreur en votre cœur. Vous voilà toute pâle… Allons, allons, ne prenez pas ainsi toutes choses au tragique. Vous me navrez.

— Charlot, je ne puis me défendre de certains pressentiments depuis que je suis ici… J’ai peut-être tort. Mais je n’y puis rien… Pourtant, j’aime Ville-Marie. J’y ai déjà de tendres et chers amis. Et n’était l’humeur trop héroïque de ses habitants, je n’y trouverais rien à reprendre. Parfois, on croirait… on croirait…

— Dites toute votre pensée, mon amie, sinon, je combattrai mal les craintes qui augmentent derrière votre front. Elles vous bouleversent. Et peut-être inutilement.

— Eh bien ! on croirait que vous appelez les combats, « car vous y courez chaque fois comme à une fête ». Et tous, tous vous êtes ainsi. André n’est plus le même depuis notre arrivée. Perrine l’a remarqué tout comme moi.

— Nous ne sommes pourtant pas responsables, Lise, des attaques sournoises de nos ennemis. Ne méritent-ils pas les dures leçons que nous leur donnons… d’assez bon cœur, j’en conviens ? Et si nous ne nous montrons pas aussi braves qu’eux, que ne deviendront pas leurs prétentions ? L’insolence, la superbe iroquoise, ne sont plus un secret pour vous, j’espère ?

— Hélas ! non, répondit en soupirant la jeune femme.

— Il faut chasser vos pressentiments, mon amie, ou les attribuer à votre état de fatigue. Ma pauvre petite, je ne suis pas sans remords. Je n’aurais pas dû vous faire partager ma vie aventureuse.

— Charlot, cria vivement la jeune femme, je vous défends de parler ainsi. Sans doute j’appréhende, je tremble, je pleure souvent, mais je ne suis pas malheureuse… Arrangez cela comme vous pouvez, finit-elle, en riant et en pleurant tout à la fois.

Les paroles de la jeune femme eurent néanmoins, le salutaire effet, de faire songer Charlot, de le rendre plus prudent durant ses sorties. Il se faisait volontiers accompagner par son beau-frère, dès qu’il lui prenait l’idée d’aller pêcher, chasser ou visiter quelque colon dont la maison était éloignée. Puis, son temps était pris en grande partie par les travaux que nécessitait la construction de sa maison. Elle s’élevait rapidement. Vers la fin d’octobre, et l’on en approchait à grands pas, elle serait prête à les recevoir. Chaque matin, depuis quelques jours, Charlot s’y rendait en compagnie de son beau-frère et de Gilbert Barbier, l’honnête, le brave, l’aimable charpentier de Ville-Marie. La future demeure de Charlot, bâtie en briques et garnie de nombreuses meurtrières, était située non loin des maisons de Charles Le Moyne et de Jacques Le Ber, dans le voisinage de l’hôpital.

Enfin parut la dernière soirée passée au Fort. Lise et Charlot avaient accepté de se rendre avec Perrine dans l’appartement du gouverneur. Il était près de neuf heures et il ne s’y trouvaient pas encore. Bébé Pierre ne voulait pas dormir. Tout cet entourage de malles, de ballots, le va-et-vient continuel autour de son berceau agitaient ses nerfs. La jeune mère s’entêtait à ne vouloir le quitter qu’endormi, malgré les protestations de la fidèle Normande, qui veillait sur le petit avec amour. Charlot se montra patient contre son habitude. Aussi bien, il s’intéressait à la partie d’échecs que jouaient Perrine et son beau-frère, partie qui augurait mal en ce moment pour l’honneur de ce dernier. Les manœuvres adroites de Perrine enchantaient Charlot. Et les taquineries pleuvaient à l’adresse de son beau-frère qui haussait les épaules, un peu vexé tout de même.

Tout en surveillant son fils, la jeune mère ne perdait pas de vue, tout comme Charlot, les graves joueurs d’échecs. Mais du perdant ou du victorieux, elle ne se souciait pas du tout. Elle n’était heureuse que d’une chose : la bonne entente qui régnait depuis quelque


Les manœuvres adroites de Perrine enchantaient Charlot.

temps entre son frère et Perrine. La contrainte, la gêne, une certaine hostilité même, tout cela était disparu. Une camaraderie paisible avait pris la place de sentiments complexes et fort embarrassants. Oh ! sans doute, chez Perrine, il y avait envers André une indifférence, aussi sincère que blessante parfois, aux yeux de la jeune femme qui admirait autant qu’elle aimait son frère. Chez André, au contraire, il y avait une sorte d’ironie amusée, ou bien une impatience mal déguisée dès que Lise entreprenait de faire l’éloge de sa belle-sœur. La jeune femme se disait alors qu’il lui faudrait se contenter de cette accalmie sentimentale, qui rendait plus agréables, plus faciles leurs rapports quotidiens à tous tant qu’on serait au Fort.

« Bébé dort, vint soudain dire la jeune femme à son mari. Il est plus que temps de partir.

— N’est-il pas vraiment un peu tard ? suggéra Perrine. L’on ne nous attend peut-être plus.

— Je crois que si, au contraire, répliqua Charlot, qui vint prendre la mante de sa femme pour l’envelopper tendrement. Le grand corridor du Fort était glacial, et on ne le traversait pas sans danger de s’y enrhumer.

— Charlot a raison, ajouta André de Senancourt qui rangeait prestement l’échiquier. Nous trouverons là quelques connaissances. Les Charles d’Ailleboust, le Moyne et sa jeune femme, d’autres encore.

— Des amoureux même, Jeanne Le Moyne et Jacques Le Ber, dit en riant Charlot.

— Qui vous a dit ces choses extraordinaires, mon ami ? dit Lise à son mari. Je ne les soupçonnais pas le moins du monde. Toi, Perrine ?

— Comment veux-tu que j’en sache plus long que toi, Lise, fit Perrine en rougissant.

— En tout cas, fit la jeune femme, ils ont raison de mettre tous deux un peu de sentiment en leur vie. À Montréal on ne parle que d’être brave, héroïque, trop rarement d’être amoureux.

— Comment, comment, demanda Charlot ? Et moi, Lise ? Ne suis-je pas un modèle dans l’un comme dans l’autre cas ?

On frappa à cet instant à la porte. André de Senancourt, que les paroles de sa sœur ne mettaient pas très à l’aise, courut ouvrir. Un Huron entra, mais en apercevant les deux jeunes femmes, il parut interdit, salua gauchement et voulut ressortir sans ouvrir la bouche. Charlot fit signe à André et tous trois sortirent de la chambre.

— Eh bien ? fit Charlot au Huron, une fois dans le corridor.

— Trente Onneyouts (Iroquois)… dans les environs… dit le sauvage.

— Grand bien leur en fasse, l’ami ! dit Charlot. C’est pour cela que tu nous déranges ?

— Non. Prépare mauvais coup. Français être prudents.

— Qui te fait croire à d’aussi noirs desseins ? La paix règne en ce moment entre nos ennemis et nous.

— Ai entendu parler chef. Étais caché derrière un arbre dans la forêt, tout à l’heure. Suis venu en courant jusqu’ici. Toi, avertir gouverneur. Soldats m’enverraient, moi.

— Il pourrait bien dire la vérité, dit Charlot en se tournant vers son beau-frère. Ces canailles d’Onneyouts n’en font jamais d’autres. Si tu veux, André, tu descendras avec Lise et Perrine chez M. de Maisonneuve. Je vais demeurer ici quelques minutes de plus avec notre ami Huron. « Histoire de lui faire un petit présent, en retour du message qu’il m’apporte », expliqueras-tu à Lise. Tu comprends que je vais essayer d’en connaître un peu plus long sur les agissements de ces bandits d’Onneyouts.

Lise et Perrine se laissèrent facilement convaincre par André de Senancourt et se rendirent en sa compagnie chez M. de Maisonneuve.

— Ne t’attarde pas trop, avait recommandé la jeune femme à son mari au passage.

Lorsque Charlot parut chez le gouverneur, il fut, comme bien l’on pense, discrètement questionné. Il rassura tout le monde. Il n’y avait vraiment pas à s’inquiéter si quelques Iroquois, occupés à chasser dans les environs, avaient été vus et entendus par un Huron pusillanime. La paix n’était pas rompue avec les Iroquois, pourquoi les craindre ? Et chacun, voyant le jeune soldat s’empresser en souriant, après avoir prononcé ces quelques paroles, auprès d’une des amies d’enfance de Perrine, Madame Charles d’Ailleboust, née Catherine de Repentigny, on compta l’incident clos et sans importance.

En compagnie de Lise, Perrine s’était approchée de la jeune Madame Lambert Closse, dont les yeux étaient un peu tristes.

— Vous avez des nouvelles du major, votre mari ? s’enquit avec intérêt Perrine.

— Une lettre m’est parvenue ce matin.

— Son voyage à Québec est heureusement terminé ? Il revient ?


…Perrine s’était approchée de Madame Lambert Closse…

— Oh ! mon mari prolongera au contraire son séjour. Le 21, une assemblée des habitants a été convoquée par M. d’Ailleboust de Coulonge. L’on a déclaré la présence de mon mari indispensable

— Quel conflit ! s’exclama en riant, Lise. N’est-il pas tout aussi indispensable à sa maison, n’est-ce pas, petite madame ?

— Quand on épouse un foudre de guerre, ma chère Lise, fit Charlot, en s’approchant du groupe, on doit être prête à toutes les éventualités…

— À tous les holocaustes, reprit la jeune femme tout bas. Elle regardait avec reproche son mari. Celui-ci se tournait en ce moment vers M. de Maisonneuve, assis à quelques pas plus loin.

— Dites-nous, M. le Gouverneur, cette assemblée des habitants aurait-elle des suites au moins ?

— Nous l’espérons tous. Voyez-vous, il faut abandonner la politique trop débonnaire de MM. de Lauzon, père et fils, vis-à-vis des Iroquois. Sinon, tout est à craindre. Je m’étonne toujours qu’ils n’aient pas encore tenté quelque mauvais coup.

Charlot tressaillit, il se rappelait les paroles du Huron, il y avait peu d’instants. M. de Maisonneuve faisait preuve de perspicacité une fois de plus.

— Je vais donner des ordres, poursuivit le gouverneur de Ville-Marie, pour une plus étroite surveillance des Iroquois qui viennent chasser dans nos bois. Demain, ou après-demain, j’afficherai en conséquence.

— M. le Gouverneur, demanda encore Charlot, j’aurais quelques mots à échanger avec vous avant de retourner à mon appartement. Le pourrais-je ?

— Je suis à votre disposition, lieutenant Le Jeal… Oui, nous espérons beaucoup de M. d’Ailleboust, ajouta-t-il encore. Cet intérim vient à son heure.

— Les démons du Montréal, comme nous désignent les Iroquois, tiennent la barre gouvernementale, remarqua en souriant Charlot. Qu’ils se le tiennent pour dit !

— Si M. d’Argenson, l’an prochain, se présente comme un gouverneur très averti des choses du pays, l’audace et l’insolence iroquoises devront bien capituler, conclut M. de Maisonneuve, qui mit avec tact la conversation sur un autre sujet.

La journée du 25 octobre se leva radieuse. Charlot se rendit à la messe qui se disait à cinq heures pour les hommes. Il se sentait d’humeur légère. Tout allait à son gré. Dans peu d’heures, il procéderait à son emménagement ; il serait chez lui ; il s’appuierait en souriant sur la large cheminée, bien flambante, afin que ni sa frêle jeune femme ni son enfant, n’éprouvent l’incommodité d’une maison fraîchement construite. Perrine aurait son appartement particulier. Il lui serait loisible de se retremper dans la solitude dès qu’elle le désirerait. C’était un trait marqué dans la nature de sa sœur que ce besoin de vivre quelques heures à l’écart, d’aimer à réfléchir et à prier. Puis, et Charlot haussa les épaules en souriant, il serait possible à sa bonne petite sœur de ne pas être présente à chaque visite d’André. Rien ne progressait beaucoup de ce côté, les sentiments de sympathie ne se manifestaient qu’avec peine. Fort heureusement, une réelle indifférence de la part de Perrine, une politesse parfaite, faite de considération sincère, du côté d’André, donnaient à leurs rapports, surtout lorsque Lise était présente, une apparence de bonne camaraderie. Bah ! pourquoi désirer mieux ? Perrine semblait heureuse de vivre à son foyer. Elle éprouvait une rare et vive tendresse pour son petit Pierre…

— Eh ! eh ! Charlot, fit soudain une voix énergique, au timbre fort agréable, on est bien pensif par ce beau matin ?

— M. de Saint-Père, je vous salue, répondit Charlot. Si je suis pensif, je ne suis guère triste. J’emménage aujourd’hui. Enfin, je serai chez moi, M. le Notaire.

— Vous êtes heureux. Votre besogne a été plus vite que la mienne. Nous en sommes au toit, mon beau-père et moi. Ce soir, ce sera fait, grâce à la belle température et si aucune catastrophe ne survient, ajouta en riant Jean de Saint-Père.

Charlot se souvint tout à coup des paroles alarmantes du Huron, la veille au soir.

— Dites-moi, Saint-Père, vous n’auriez pas vu des Iroquois, des Oneyouts, rôder dans les bois, dans les environs de la Pointe-Saint-Charles ?

— Certainement. Mais comme il existe une trêve pacifique entre ces messieurs et nous, je remarque leurs allées et venues sans m’en inquiéter.

— M. de Maisonneuve n’est pas aussi confiant.

— Sa sollicitude pour nous le rend ainsi. Il est certain que dans le passé, nous n’avons pas eu à nous féliciter de leur droiture. En ce moment, ils ne se préoccupent que de chasse, je vous assure. On le devine à leurs allures.

— Allons, tant mieux.

— Laissez-moi vous exprimer mes regrets, Charlot, avant d’entrer à la chapelle, reprit Jean de Saint-Père. Que ne puis-je vous offrir un coup de main pour votre emménagement ? Si nous n’espérions pas par un travail hâtif entrer chez nous dès la semaine prochaine, soyez certain que je vous consacrerais volontiers quelques heures de mon temps.

— Ne vous troublez pas, cher M. de Saint-Père. J’aurai toute l’aide voulue. Peut-être pourrais-je même, à la fin de la relevée, pousser une pointe de votre côté, avec mon beau-frère André, qui vous estime beaucoup.

— C’est cela, venez. Il faudra nous accepter, tel que vous nous trouverez, par exemple. Ce sera une journée d’un travail très ardu, pour le beau-père Godé, Jacques, Noël et moi. Au revoir, au revoir, Charlot.

Au sortir de la messe, Charlot s’approcha de M. de Maisonneuve.

— Vous n’avez pas varié, M. le Gouverneur ? Vos ordres sont les mêmes ? C’est congé pour votre serviteur, sauf si un service d’urgence exigeait ma présence.

— Oui, Le Jeal. Installez-vous avec toute la diligence possible en votre nouvelle demeure. J’irai peut-être vous y saluer ce soir. Dites aussi à Senancourt qu’il est libre de son temps, avec la même restriction que pour vous, n’est-ce pas ?

— Vous avez l’air moins soucieux qu’hier soir, M. le Gouverneur.

— L’air, peut-être. Mais comme je voudrais guérir chacun de vous d’une sorte d’audace qui ne compte pas assez avec le danger. Mais… à une jeunesse comme la vôtre, que vais-je demander là ?

— Une jeunesse qui a déjà pris de graves responsabilités, en tout cas, M. le Gouverneur. J’ai femme et enfant et m’en souviens parfois, répliqua Charlot, avec une gravité inaccoutumée.


M. le Gouverneur, vos ordres sont les mêmes ?

À huit heures, ce fut la messe pour toute la population féminine de Ville-Marie. Chaque matin, il en était ainsi. En l’église nouvelle, près de l’hôpital, on les y voyait toutes, ces femmes de héros et de colons si souvent martyrs. Au premier rang, on y remarquait Jeanne Mance, le bras en écharpe et l’air si souffrant, puis Mme  d’Ailleboust, Marguerite Bourgeoys. Celle-ci groupait spontanément autour d’elle la plupart des jeunes femmes : Mme  d’Ailleboust des Musseaux, née de Repentigny, Mme  Charles Le Moyne, Mme  Jean de Saint-Père, née Godé, Mme  Lambert Closse. Plus loin, quelques femmes de colons, d’un âge plus mûr, priaient de tout leur cœur, appréhendant avec raison, hélas ! pour chaque jour dont elles revoyaient la lumière l’offrande d’un ou plusieurs holocaustes qui s’ajouterait à tant d’autres.

En ce matin du 25 octobre, on vit partir à l’église et se placer dans le banc des Ailleboust Perrine du May et sa belle-sœur, Mme  Le Jeal. Toutes en furent heureuses. Car la délicate constitution de la jeune femme était déjà bien connue. On le regrettait, à cause de la sympathie spontanée que provoquait cette noble petite cousine du bon M. Souart, sulpicien.

Quelle animation autour de la maison de Charlot, durant toute l’avant-midi ! Vieux et jeunes colons, quelques soldats, jeunes femmes et jeunes filles pouvant disposer de quelques heures, tous avaient offert leur aide, et naturellement tous brouillaient plus souvent qu’ils n’arrangeaient les choses. Qu’importe ! L’intention fraternelle était là enveloppée de belle et chaude gaieté française. Un peu avant le dîner, l’accalmie vint pour tous. On laissa à eux-mêmes la famille de Charlot, y compris Perrine et André de Senancourt. Charlot rayonnait. Il regardait, avec sa femme pressée contre lui, l’heureux arrangement de la cheminée, et des murs blancs et simples. Au-dessus de l’âtre, Lise avait appendu un magnifique crucifix en bois de rose, au Christ d’ivoire. De chaque côté, des portraits de famille, dont un médaillon en porcelaine d’un travail exquis et qui reproduisait les traits de la gracieuse maman que Lise n’avait pas connue.

Sur le pan, à gauche, s’étalait une rutilante tapisserie, dont le sujet faisait voir Roland, jouant vainement du cor dans la vallée de Roncevaux. C’était un cadeau d’André de Senancourt. Il avait provoqué l’enthousiasme de Lise, — de Perrine aussi, — parce que le paladin des vieilles légendes ressemblait vraiment un peu à Charlot. Sur le pan, à droite, le grand portrait de Mme  Le Gardeur semblait présider encore, aux destinées des orphelins qu’elle avait tant chéris. Mais dans tout l’espace autrement disponible, sauf pour une belle Madone à la Chaise, on n’apercevait qu’armes et instruments de musique. Des armes surtout ! Charlot avait revendiqué tous les angles pour ses étincelantes panoplies, qui en imposeraient aux sauvages. Enfin, très adroitement, Lise et Perrine avaient caché autant que cela était possible les nombreuses meurtrières dont était pourvue la maison. Charlot s’en était amusé, tout en craignant pour les jolies choses. La bousculade restait possible si un danger quelconque survenait.

Après le repas, Charlot ordonna à Lise de se retirer et de dormir près du berceau de son fils. Il pria Perrine, André et ses deux domestiques, de le suivre pour explorer les alentours de la petite maison. Il y avait, à peu de distance, un excellent hangar, garni de meurtrières, qu’il voulait revoir afin d’y installer tout de suite des armes d’urgence. Mais Lise se redressa soudain et réclama sa bonne normande. Bébé Pierre dormait mal depuis la veille, et puis… elle ne se sentait pas rassurée.

— Charlot, dit-elle, je ne sais pourquoi, le cœur me bat comme à l’approche de quelque malheur. Est-ce étrange ?

— C’est la fatigue, Lise. Allez vite vous reposer. Nous vous reviendrons dans une demi-heure.

— Embrassez-moi, Charlot… Oh ! que ce pays peut être trompeur ! Comment croire, en effet, à rien de triste, en face de ce soleil si brillant et encore chaud, malgré que nous soyons à la fin d’octobre.

— Lise, dit soudain Charlot, André et moi, nous pousserons jusqu’à la Pointe-Saint-Charles. J’ai promis cette visite à Jean de Saint-Père.

— Bien Charlot. Que vous êtes remuant, mon ami ! Ne pouviez-vous finir l’après-midi près de votre femme et de votre fils ?

— Tout de même, Lise, il faut venir en aide aux colons sympathiques d’ici. Que n’a-t-on pas fait pour nous ?

— Je sais, je sais. Pour Jean de Saint-Père, d’ailleurs, je partage votre goût. Et quelle petite femme gentille il a en Mathurine Godé. Son dernier bébé a l’âge du mien, savez-vous ? Oui, j’aime déjà beaucoup les Godé et les Saint-Père.

— Alors, dans deux ou trois heures au plus Lise, nous nous reverrons. C’est une bonne course d’ici à la ferme Saint-Charles.

— Soyez prudent ! Parfois, les serrements de cœur dont vous souriez ont eu leur raison d’être.

Tout en cheminant, Charlot et Perrine causèrent de Lise. Le jeune mari se montrait soucieux de la nervosité croissante de sa femme. Tout était si paisible à Ville-Marie depuis des mois et des mois. Pourquoi concevoir des pressentiments, sinon parce que l’on se trouve fort affaibli ?

Perrine hochait la tête. Elle différait d’opinion avec son frère. Lise avait une nature délicate, fine. C’était une sensitive. Mais cela n’empêchait nullement qu’elle eût un rare équilibre d’esprit. La faiblesse constitutionnelle restait, certes, étrangère à ces petits phénomènes. Puis, apercevant un sourire railleur glisser sous la moustache d’André de Senancourt, elle s’était soudain tournée vers lui : « Vous ne m’approuvez pas ? Cela vous divertit, Monsieur, cette défense des natures nerveuses ?

— Des natures féminines, Mademoiselle. Toutes les femmes ont une exaltation sentimentale qui les fait passer avec une égale facilité du rire aux larmes, de la peine à la joie, de la crainte à l’assurance.

— Je croyais que vous faisiez exception en tout cela pour votre sœur. Il m’avait toujours paru ainsi lorsque vous jugiez de haut les femmes.

— De haut ? reprit, hautain, André de Senancourt. Si je vous ai blessée, Mademoiselle, veuillez me le pardonner.

— Je ne me blesse pas des généralisations trop hâtives, je vous assure, Monsieur. Et Perrine sourit de l’air maintenant confus du frère de Lise.

— Tout de même, André, poursuivit Charlot, qui avait trop l’habitude de ces passes d’armes entre les jeunes gens pour s’en émouvoir, tout de même, tu ne crois pas assez aux admirables intuitions de certains êtres d’élite.

— Merci, pour ma sœur, repartit celui-ci, en riant cette fois de bon cœur.

On fit la visite du petit hangar. Perrine voulut ajuster elle-même vis-à-vis d’une meurtrière un petit pierrier, dont Charlot disait des merveilles. André de Senancourt s’approcha d’elle.

— Soyez prudente, Mademoiselle.

Perrine hocha la tête. « En ce pays, opina-t-elle, les femmes doivent être habiles, pleines de ressources, sans faiblesse devant les coups de feu. La prudence vient d’elle-même pour elles, sans être tout à fait au premier rang.

— Oui, je veux croire que vous êtes sincère, que quelques femmes sont ainsi… Mais j’en ai vu tant d’autres si peu vous ressembler, conclut André de Senancourt, en s’éloignant le front sombre. Il ne quitta pas Perrine des yeux, cependant.

Soudain, la porte du hangar s’ouvrit avec fracas. Un Huron, hors d’haleine, les yeux dilatés par la terreur, s’immobilisa sur le seuil en pointant Perrine. Charlot s’impatienta.

— Parle, Huron, parle. Ma sœur a plus d’énergie que tu crois. Elle peut apprendre une nouvelle pénible.

Le Huron s’approcha et, avec une volubilité émouvante, raconta l’horrible tragédie qui venait de se passer. Charlot se prit à traduire aussitôt pour son beau-frère Senancourt et pour Perrine, le récit imagé du sauvage.

« Oui, toutes les craintes manifestées par M. de Maisonneuve et par le Huron accouru, la veille au soir, auprès de Charlot, s’étaient réalisées. Trois victimes gisaient en ce moment, mutilées, méconnaissables, à la Pointe-Saint-Charles : Nicolas Godé, Jean de Saint-Père, son gendre et Jacques Noël, leur domestique. Le meurtre avait eu lieu, tout probablement, vers une heure de relevée… Quelques Onneyouts avaient fait le coup, puis s’étaient lâchement enfuis, en emportant deux chevelures, et la tête entière de Jean de Saint-Père… Celui-ci avait une chevelure magnifique. On ne le taquinait que trop souvent là-dessus, l’aimable notaire de Ville-Marie. C’est tout ce que l’on savait du meurtre jusqu’à présent… avait soudain conclu Charlot en se tournant de nouveau vers son beau-frère.

« Rends-toi au Fort, André. Vois M. de Maisonneuve. Reçois ses ordres et fais approuver l’initiative que je prends sur l’heure. Il n’y a pas un instant à perdre, si l’on veut rattraper quelques-uns des assassins. J’y cours. Je suis habitué à leurs petites feintes pour dépister les recherches. J’en pincerai bien quelques-uns. Oh ! les traîtres, les lâches ! rugit Charlot, les yeux fixes, la bouche tordue, la main crispée sur son pistolet.

— Charlot, fit doucement Perrine, Charlot, réfléchis bien avant d’entreprendre seul la course que tu projettes. Comment Lise prendra-t-elle l’annonce de ta chasse périlleuse ?

Mais Charlot se redressa aussitôt, une sorte de rayonnement héroïque au front qui le grandissait. Il imposa son autorité, même à sa sœur, qui baissa la tête en soupirant, tandis que deux larmes roulaient lentement sur ses joues blanches de terreur.

— Perrine, dit-il, je ne te reconnais pas. C’est mon devoir de soldat de voler au secours de ces malheureux… La simple humanité, du reste, ne commande-t-elle pas de rechercher les coupables, ne fût-ce que pour empêcher une récidive de leur crime affreux… Va, va à la maison… Lise comprendra… Elle n’aime pas plus que moi, que toi, les égoïstes et les lâches.

Et Charlot s’était enfui après avoir étreint Perrine, en murmurant : « Dis à Lise que je serai prudent… »

Aidée du serviteur de la maison, celle-ci avait repris la route de sa demeure. Oui, Charlot avait raison, Lise comprendrait. Elle ne songerait qu’à la douleur de la petite veuve de vingt ans, à la jeune mère de deux orphelins, à Mathurine Godé ! Quelle horrible nouvelle à apprendre ! « Mon Dieu, mon Dieu, priait Perrine, protégez Charlot, toujours si profondément remué par de telles tragédies… Toutes ses souffrances anciennes remontent alors, lui labourent le cœur… Héroïque et bouillant Charlot… oui tu fais ton devoir… Mon Dieu, pitié, pitié pour lui ».

La figure pâlie de Perrine apprit à Lise qu’un événement tragique venait d’avoir lieu. Elle désira tout savoir, une fois que Perrine eut répondu à son seul mot : « Charlot ? »

— Non, non, Lise. Mon frère n’est pas concerné en cet horrible attentat. Il poursuit en ce moment les assassins dans les bois… Ton frère et d’autres soldats le rejoindront dans cette chasse aux abominables traîtres Iroquois. Nous en aurons des nouvelles dès ce soir ».

En apprenant le malheur qui frappait justement cette gentille Mathurine Godé, et qui la privait à la fois de son mari si bon, si croyant et de son vieux père, Lise ne put s’empêcher de verser des larmes. Elles les essuya cependant en disant courageusement : « Allons de ce pas, Perrine, auprès de la pauvre petite veuve de vingt ans !… De vingt ans !… C’aurait pu être moi », finit-elle en frissonnant.

Les corps des trois victimes revenaient à Ville-Marie vers cinq heures. Quel deuil chez tous les colons ! Que le glas résonnait dans tous les cœurs. Nicolas Godé, venu de France, avec M. de Maisonneuve, dès 1641, était un digne vieillard de 74 ans. Jean de Saint-Père, que tous aimaient et consultaient volontiers à Ville-Marie, n’avait que 39 ans. Le convoi fut suivi religieusement jusqu’à l’endroit de l’inhumation. Les trois cadavres mutilés furent déposés, au milieu de prières, dans le même sépulcre. Puis, M. de Maisonneuve conduisit lui-même à l’hôpital et remit entre les mains de Jeanne Mance la pauvre Françoise Gadois, épouse de Nicolas Godé. Mathurine de Saint-Père, qui s’appuyait au bras de Marguerite Bourgeoys, ne voulut pas quitter sa mère et entra à l’hôpital avec ses enfants, Claude, âgé de deux ans, et Agathe qui ne comptait que huit mois. Elle pleurait sans discontinuité.


Non, non, Lise mon frère n’est pas concerné…

Lise était retournée à sa maison, après l’inhumation. Elle avait serré son petit Pierre sur son cœur, et les yeux levés vers la madone, avait murmuré : « Vierge bénie, ne permettez pas que je subisse une pareille douleur ». Puis, la croyante avait réagi, et dans un souffle, face à face au crucifix : « Que votre volonté soit faite, ô mon Dieu, non la mienne ».

Un peu avant le repas du soir, André de Senancourt frappait chez sa sœur. Tout de suite, il lui apprenait la nouvelle que Charlot, le premier, avait fait deux prisonniers deux Onneyouts, qui séjournaient dans les bois de Ville-Marie. Puis lui-même, aidé des soldats, en avait fait plusieurs autres. Tous ces Iroquois étaient en ce moment dans les cachots de Fort. M. de Maisonneuve les interrogera demain. Malheureusement ce n’était que les compagnons des assassins.

— Charlot n’est pas revenu avec toi, André, dit Lise. Pourquoi ?

— Voici. M. de Maisonneuve vient de le charger de deux missions de confiance, une pour les Trois-Rivières et l’autre pour Québec. Les colons de ces postes doivent être mis sur leurs gardes, n’est-ce pas ? Ton mari, étant un canotier hors pair, est en train de s’embarquer avec quatre solides Hurons. Il m’a prié de venir ici et souhaite t’embrasser avant son départ. Peux-tu te rendre sur la grève, en ma compagnie ?

— Certes, dit la jeune femme. Je vais me préparer ! Viens aussi, Perrine.

— Non, laisse-moi près du berceau de petit Pierre. Tu me rappelleras au souvenir de mon frère.

Et tandis que Lise s’habillait à la hâte, Perrine avait demandé au jeune homme : « Comment cette malheureuse tragédie est-elle arrivée ? Le sait-on maintenant ? »

— Pas encore, Mademoiselle. Mais l’interrogatoire de demain apportera sans doute quelque lumière. Puis, M. de Maisonneuve fera faire une battue générale dans les bois, demain. Nous devrons arrêter tous les Iroquois séjournant dans l’île de Montréal, à quelque nation qu’ils appartiennent ».

Lise parut. « Venez, André, dit-elle. À tout à l’heure, Perrine chérie ».