Les holocaustes/05
V — Ville-Marie !
Le lendemain, la température fut à souhait. Du soleil, de la chaleur, une brise excellente permirent le départ de très bonne heure. Dès l’aube, la grève de Québec devint animée, bruyante même. Les canotiers, quelques matelots, des porte-faix s’empressaient, mettaient tout en ordre dans les embarcations qui attendaient les voyageurs. On vit paraître ceux-ci, un peu après sept heures, précédés de soldats. Le gouverneur, M. de Lauzon-Charny, M. de Maisonneuve, M. Gabriel de Queylus, abbé de Loc-Dieu, le Père de Quen, supérieur des Jésuites, venaient d’abord ; puis, M. Gabriel Souart, qui descendait plus lentement, en causant avec MM. d’Ailleboust de Coulonges et Jean Bourdon ; MM. Galinier et d’Allet, de Saint-Sulpice, suivaient avec deux autres Pères Jésuites ; enfin, les nouveaux colons à destination de Ville-Marie, parmi lesquels se trouvaient Jacques Le Ber, ses sœurs, sa femme et son fils, fermaient la marche.
Tous s’embarquèrent dans une belle rumeur. Il y avait beaucoup de bagage. Chacun réclamait le sien ou bien voyait à ce que tout fût placé en sécurité.
« Lise, que fait donc Perrine ? demanda Charlot en s’approchant de la chaloupe où sa femme avait pris place, avec le petit Pierre qui dormait à poings fermés, dans les bras de sa gardienne, une brave normande.
— Mon ami, je l’ignore, répondit Lise.
— Il serait temps qu’elle parût, reprit Charlot, avec un peu d’impatience dans la voix. M. de Maisonneuve semble désireux de voir tout le monde en route.
— Tenez, Charlot… la voici, en haut de la falaise, à gauche… Mère de Repentigny l’accompagne… Oh ! voyez quels yeux rouges !… Perrine m’avait promis d’être raisonnable.
— Ici, ici, Perrine, appela Charlot. Ta place est préparée près de Lise… Embarque vite. Je t’en prie ?… Mes hommages, Madame, dit-il à madame de Repentigny. Quelle bonté vous témoignez sans cesse à ma sœur !
Une voix féminine, joyeuse et vibrante, s’entendit. Mme Jean-Paul Godefroy accourait à son tour avec quelques jeunes filles venant saluer une dernière fois Perrine.
— Qu’attend-on pour partir ? fit M. de Maisonneuve à un matelot qui se promenait près d’une chaloupe, où s’affairait M. d’Ailleboust. Celui-ci se retourna.
— Chomedey, il me manque une petite caisse de reliques. Un frère convers, chez les Jésuites, s’est aperçu de la chose et l’apportera ou la fera apporter d’un moment à l’autre, m’a appris un des matelots.
— Combien en aviez-vous donc ?
— Dix en tout. Et empaquetées avec quel soin par ma sœur Gabrielle, à Nantes. À l’abbaye de Saint-Pierre de Reims, les moniales, d’ailleurs tout comme ma sœur, n’en finissaient plus de leurs recommandations, au sujet de ces quarante petites choses. Les ai-je entendues me répéter : « Vous apportez, n’oubliez pas, des ossements de saint Denis, de sainte Clotilde, de saint Benoît, de saint
le Montréal seulement… Ah ! voici le matelot que l’on a chargé de la caisse…
— Hâtez-vous, Ailleboust, de tout mettre en sûreté… Oui, oui, M. l’abbé, vint dire à M. de Queylus, le gouverneur de Montréal, nous allons donner le signal du départ… Tous à bord, tous !… ajouta d’une voix plus forte M. de Maisonneuve. Il rayonnait. Quelle joie d’amener à Ville-Marie son premier clergé paroissial. Et quels sulpiciens distingués allaient le former…
Enfin, les embarcations, chaloupes et canots, contenant chacun quatre, cinq et même dix personnes quittèrent la grève, prirent le large, au milieu des exclamations, des souhaits, des signes d’adieux des Québécois, venus assister au départ.
Pauvre Perrine ! Elle n’avait ni parlé, ni souri beaucoup, toutes ces dernières minutes, bien qu’elle pressât avec affection les mains tendues vers elle. À madame de Repentigny, elle avait murmuré d’une voix mouillée de larmes : « Ne m’oubliez pas ! »… Elle laissait vraiment à Québec une partie de son cœur. Elle y avait connu de si douces heures, des heures de douleur aussi ! Elle y avait de si chères tombes. Son émotion extrême ne s’expliquait que trop. Puis elle s’en allait vers une nouvelle vie… si rapidement décidée… Cette installation dans la sanglante Ville-Marie, qu’elle prévoyait peu, il y avait deux mois ! Qu’allait-elle lui réserver ? Sans doute, son besoin de dévouement et de tendresse serait comblé. Elle tiendrait une large place au foyer de son frère. Déjà, sa belle-sœur la consultait en tout, se rangeait plus volontiers à son avis qu’à celui de son mari et même de son frère. Celui-ci, Perrine l’avait constaté, s’était incliné chaque fois avec un éclair de mécontentement, puis d’ironie, dans le regard. Pour la première fois, il se voyait supplanter dans ses fonctions de conseiller, et sans doute l’attribuait-il à la versatilité d’humeur des femmes. Un peu d’ombre parut dans les yeux de Perrine à ces souvenirs. Oh ! comme les sentiments contradictoires qu’elle éprouvait vis-à-vis d’André de Senancourt pourraient compliquer les choses à l’occasion !… Perrine se promit d’être sur ses gardes, et toujours bienveillante, par amitié pour Lise et Charlot. Quel chagrin Lise avait manifesté la veille en apprenant que son frère ne ferait point route avec eux… « Pourquoi ? avait-elle demandé. Mais pourquoi ? »… Puis, voyant Charlot hausser les épaules sans répondre, et Perrine baisser la tête, un peu gênée, la jeune femme s’était tue, tout en demeurant durant quelques instants songeuse et triste, si triste !… Perrine tressaillit soudain, arrachée à sa rêverie. Sa belle-sœur lui prenait affectueusement la main.
— Perrine, interrogea-t-elle, vous avez l’expérience de ces voyages, ce sera long cette traversée ?
— Sept jours au plus, Lise. La saison est belle.
— Et les Iroquois ? Nous en rencontrerons ?… Oh ! n’allez pas croire que je craigne pour moi, mais pour mon bébé ; je ne veux pas si tôt autour de lui de pareilles horreurs.
— Ma pauvre Lise, nous sommes trop bien gardés, cette fois. Et M. de Maisonneuve est la prudence et la sagesse même. Ne pensez plus à ces choses.
Perrine avait prédit juste. On fut sept jours en route. Un matin, vers cinq heures, on fut en vue de l’île de Montréal. Un des soldats joua longuement du cor tandis que l’on approchait avec précaution des rives. Un cor répondit au bout de quelques minutes. Le son venait de la direction du Fort, et bientôt, un roulement de tambour annonça que l’on accourait. Soldats et civils se groupèrent nombreux sur le bord du fleuve. L’animation semblait avoir quelque chose d’inusité. M. de Maisonneuve fit remarquer avec surprise à MM. de Queylus et Souart la mine élégante des habitants à une heure si matinale. « Sûrement, dit-il, il se passe quelque chose d’inaccoutumé. On célèbre un événement, et des plus joyeux. Tant mieux ! »
Le débarquement prit un caractère solennel, émouvant, inoubliable. Le major Closse reçut le gouverneur M. de Maisonneuve avec les honneurs militaires ; puis souhaita la bienvenue, ainsi que le Père Claude Pijart aux distingués sulpiciens, attendus et désirés depuis si longtemps. Le Major eut aussi quelques mots agréables pour les nouveaux colons. La mêlée devint générale. On fit connaissance. Des invitations furent adressées de part et d’autre.
Monsieur de Maisonneuve s’entretint à part avec le major Closse et Charles Le Moyne.
— Que se passe-t-il, mes amis, en ces lieux ? Pardonnez-moi, Major, mais je vous trouve l’air très singulier, ce matin, et puis, ces beaux habits, ceux aussi de tous les habitants.
— Vous permettez que je réponde pour vous, Major ? dit en riant Charles Le Moyne. Et sur l’assentissement amusé de Lambert Closse, il prononça : Notre brave Major convole dans une heure, M. le Gouverneur.
— Non ! Vraiment ? fit celui-ci, je suis heureux d’être arrivé avec un pareil à-propos. Sûrement un de vos témoins me cédera la place tout à l’heure. J’y tiens absolument.
— Et vous ne demandez pas qui l’on épouse ? reprit Charles Le Moyne.
— Inutile, mon ami. La charmante Elisabeth Moyen n’a pas dirigé en vain ses timides et admiratifs regards, vers notre héros… Je me trompe ?
— Je vous en prie, M. le Gouverneur, fit un peu confus Lambert Closse. Il demanda la permission de s’éloigner. Tous les préparatifs de la noce n’étaient pas encore au point. Il salua, puis libéra, avant de retourner chez lui, tous les soldats en service d’occasion. Le transport des bagages se ressentit de l’aide apportée aussitôt par les militaires.
Monsieur de Maisonneuve retient encore Charles Le Moyne.
— Je ne vois pas Mlle Mance. Je m’en étonne. Serait-elle malade ? Je ne puis croire que la robe de la mariée la préoccupe au point de ne pas être accourue saluer M. de Queylus et ses compagnons. N’est-ce pas un de ses plus vifs désirs qui se réalisent ce matin : le débarquement du premier clergé paroissial de Ville-Marie, choisi par M. Olier, si peu de temps avant sa mort.
— Hélas ! M. le Gouverneur, un accident des plus pénibles est survenu, en effet, en janvier dernier, à l’Administratrice de l’hôpital. Elle s’est fracturé le bras, disloqué le poignet. Bref la voilà infirme pour toujours, je le crains. Sans doute, n’a-t-elle pas voulu accaparer tous les soins, ce matin, et elle attend avec patience son tour. On doit l’habiller comme on ferait d’un enfant, savez-vous ?
— Quelle nouvelle fâcheuse m’apprenez-vous là ? commença M. de Maisonneuve. Il dut s’interrompre, le Père Pijart et les Sulpiciens s’approchaient :
— M. le Gouverneur, Mlle Mance vous exprime tous ses regrets de ne pouvoir se rendre elle-même ici pour recevoir des hôtes qu’elle espère depuis si longtemps. Elle m’a chargé, en outre, de mettre à la disposition des MM. de Saint-Sulpice le logement provisoire qu’elle a préparé pour eux avec quel bonheur… Vous me suivez, messieurs ?… M. le Gouverneur, vous savez quel sacrement j’administrerai dans une heure, finit en souriant le Jésuite.
— Oui, notre Major me réservait cette surprise d’un mariage… bien assorti, ma foi !
— Mais il n’est pas seul à prendre femme aujourd’hui. Une heure après la cérémonie qui l’unira à la jeune Elisabeth Moyen, je marie un nouveau couple, M. le Gouverneur, apprit encore le Père Claude Pijart : Pierre Gadois, fils de notre premier habitant de Ville-Marie, épouse Marie Pontonnier. Eh ! mon ministère à Ville-Marie prend fin très heureusement, je puis le dire.
— Bravo ! fit encore M. de Maisonneuve. Nous tombons au milieu de réjouissances et de fêtes et n’avons qu’à nous en féliciter. N’était l’état douloureux de la Directrice de l’hôpital, mon retour s’effectuerait par un soleil éclatant… tout comme celui qui monte rapidement à l’horizon… Retirons-nous tous un peu, avant de reparaître à l’église, autour du major, qui compte tout à fait sur notre présence. Vous viendrez, un instant, messieurs ? pria Paul de Chomedey, en s’inclinant devant les Sulpiciens qui prenaient la route de l’hôpital. Ce sera un véritable honneur pour notre petite population qui se prépare à festoyer, il n’y a pas à dire.
Que devenait Charlot durant ces diverses scènes d’arrivée ? Et Perrine ? On pouvait les voir tous en ce moment s’acheminer vers le Fort, en compagnie de M. et Mme d’Ailleboust. Cette dernière, venue au-devant de son mari, avait témoigné une joie très vive à la vue de Perrine. Elle l’aimait beaucoup et l’avait vue très souvent, à Québec, lors de son séjour, en qualité d’épouse du Gouverneur de la Nouvelle-France. En outre, Perrine lui apportait des nouvelles et une longue missive de sa sœur Philippine de Boullongne, religieuse chez les Ursulines depuis maintenant neuf ans. Aussi bien, les d’Ailleboust, habitant au Fort, se montraient heureux du voisinage que constitueraient Charlot, sa famille et surtout Perrine. La jeune fille marchait un peu en arrière avec madame d’Ailleboust.
— Perrine, dit celle-ci en désignant la femme de Charlot, ta petite belle-sœur me paraît fort attachante. D’une grande distinction aussi.
— Elle est la parente éloignée des Souart d’Adoncourt, cousins eux-mêmes de M. Gabriel Souart, sulpicien, dont vous venez de faire la connaissance.
— Vraiment ?… Elle est frêle, trop frêle, cette jeune femme, pour être ainsi transplantée dans un pays éloigné et difficile… à tant de points de vue. Pourvu que nos hivers rigoureux ne lui soient point préjudiciables. Je crois, au fond, que ce sont encore nos paysans et nos paysannes de France qui supportent le mieux le climat du Canada.
— Je le crois aussi, Madame, tout en maintenant qu’il puisse y avoir de brillantes exceptions. Et Perrine pressa le bras de sa belle et agréable interlocutrice.
— Et cet officier, le beau-frère de Charlot, il a un front sévère, un peu énigmatique, mais des yeux fort remarquables. Où est-il donc ? Il nous suivait tout à l’heure.
— Charlot a prié André de Senancourt de voir à une installation immédiate quelconque, dans la chambre du Fort, qui lui est affecté. Lise a besoin d’un repos absolu d’ici à quelques heures. Tenez, Madame, voyez, le jeune homme est en route pour le Fort, au pas de course.
— Et toi, ma petite Perrine ? La fatigue t’empêchera-t-elle d’assister au mariage du Major et d’Élisabeth ?
— Non, le temps seulement de me rafraîchir un peu… Le voyage m’a fait du bien, plutôt, Madame… J’ai eu tant de chagrin dernièrement… Vous savez quelle perte mon cœur pleure, tout comme au premier jour ?
— Je le sais, mon enfant. Mais voyez comme la Providence arrange toutes choses pour notre bien. Vous avez votre place à un nouveau foyer bien attachant… sans compter que vous pourriez en créer un vous-même… Mais pardon, je connais et j’admire la réserve dans laquelle vous aimez à vous envelopper. C’est la grande affection que je vous porte qui me fait ainsi bavarder… Mais nous approchons de l’hôpital… Nous allons nous quitter ici. Pour quelques instants… Mon ami, dit-elle à son mari qui se rapprochait d’elle, vous m’excuserez si je rentre chez Mlle Mance tout de suite… J’ai promis à notre petite mariée de jeter un coup d’œil sur sa toilette, avant le départ pour l’église. Perrine, si vous ne vous attardez pas trop, venez m’y retrouver dans un quart d’heure. Quelle bonne surprise vous causeriez aux petites pensionnaires de Mlle Mance, Marie et Geneviève Macart, Marie Moyen surtout. Elles seront de ravissantes petites filles d’honneur.
— Comptez sur moi, madame. À tantôt, madame.
— Mademoiselle Perrine, dit Louis d’Ailleboust de Coullonge, qui se mit à marcher tranquillement à ses côtés, Ville-Marie me paraît très calme, cet été. Nos ennemis les Iroquois se tiennent sagement à leur place, c’est votre avis ?
— Pour combien de temps, hélas ?
— La répression qu’exerce notre gouverneur, Lauzon-Charny, me paraît faible… Dieu veuille qu’elle ne devienne pas funeste pour notre sécurité… Entrez, mademoiselle, entrez au-dedans des murs du Fort… Nous filerons par une petite porte, à droite. Je la connais bien. Venez, par ici, Charlot, ajouta-t-il plus haut…
Tous s’engouffrèrent à la hâte dans l’habitation. Aussi bien, à quelque distance, plusieurs soldats de Ville-Marie quittaient la caserne revêtus de leurs meilleurs uniformes. Le mariage du major Closse que tous aimaient, respectaient et admiraient valait ce faste de circonstance.
Enfin, Charlot, sa femme et Perrine se virent chacun dans leurs pièces provisoires.
Perrine ne mit pas grand temps à sa toilette. Elle frappait bientôt à la chambre de sa belle-sœur. Elle entra. Elle trouva celle-ci, les yeux pleins de larmes, assise dans un large fauteuil à oreillettes. Dans l’embrasure de la fenêtre, Charlot, les sourcils froncés, parlait bas avec son beau-frère André. À l’autre bout de la pièce, la bonne Normande essayait de consoler le bébé qui pleurait.
— Lise, s’exclama Perrine, que signifie ta figure bouleversée ? Je t’en prie, n’aie pas ces yeux douloureux… Dis-moi, qu’y a-t-il ? ajouta-t-elle moins haut en se penchant sur sa belle-sœur.
— Mon cher mari, répondit celle-ci, en essayant de sourire, s’oppose à tout ce que je lui demande. Je dois, paraît-il, passer le reste de la journée dans ma chambre. Je prends très mal cela. Il me plaisait de voir la jolie épousée du major Closse. Elle n’a que seize ans et possède une nature délicieuse, paraît-il… J’ai un peu pleuré… et vous savez, Perrine, lorsque je pleure, votre frère ne montre pas beaucoup de patience…
— C’est qu’il a lui-même alors tant de chagrin. Vous le savez bien, les frères et les maris aiment nous voir sourire… toujours. C’est notre courage à nous. Je ne comprends pas, Lise, que vous soyez si peu vous-même… Vous toujours si conciliante, que vous vous rendez sans cesse aux avis des autres, et avec tant de grâce.
— Je le vois, Perrine. Je suppose, en effet, que je dois être très fatiguée… Allons, je vais obéir. Aidez-moi à m’installer sur ce pauvre lit d’occasion… « Nous aurons mieux, dès demain », me dit mon frère… À la bonne heure, le bébé se calme comme sa maman… Perrine, votre vue m’est toujours bienfaisante… reposante. Mais comme vous vous êtes faites belle, mademoiselle ? Charlot, mon ami, voyez, je redeviens docile.
— C’est cela, Lise dit celui-ci, le front rasséréné, en s’approchant et en prenant la main de sa femme dans la sienne. Le repos vous remettra corps et âme. Puis, qui sait, ce soir, vers cinq heures, vous serez peut-être assez remise pour venir présenter, à mon bras, vos vœux aux mariés.
— J’en éprouverais un bien vif plaisir. Embrassez-moi, mon ami. Ma sagesse momentanée vaut bien cette condescendance, acheva la jeune femme avec une moue.
Durant ce dialogue, Perrine s’était rendue près du bébé. Elle caressa les petites mains fraîches. Elle se réjouit de voir que le sommeil prenait enfin le petit être que le voyage avait fort incommodé.
— André, que fais-tu ? demanda soudain la jeune femme à son frère. N’accompagnes-tu pas Perrine à ce mariage ? Ne t’en va pas ainsi, ou je croirai que cela t’embarrasse d’arriver à l’église une très jolie fille à ton bras. Et Lise se mit à rire en menaçant du doigt son frère, que les paroles de sa sœur retenaient bien malgré lui.
— Pour cette fois, Lise, laisse André agir à sa guise. Je conduirai moi-même ma sœur, dit Charlot. Si tu venais, ce serait différent.
— Fais à ton goût, mon ami. Mais si j’étais André, je ne serais pas de très bonne humeur. Reviens ici, Charlot, une fois la cérémonie terminée. Tu promets ?
— Certes, Lise ! répondit Charlot, en baisant la main de sa femme.
Et il sembla à Perrine, qui avait observé cette petite scène de loin, qu’une impression de soulagement glissait sur la physionomie d’André de Senancourt, lorsque Charlot offrit de la conduire lui-même au mariage. André nota, de son côté, l’éclair reconnaissant du regard de Perrine à la remarque de son frère. Et chacun en conçut un peu d’amertume, sentiment fugitif aussi involontaire que vivement repoussé.
Charlot ne revint auprès de sa femme que vers quatre heures, dans l’après-midi. Il en semblait un peu confus. Mais la jeune femme le reçut avec une joie sans mélange.
— Eh bien, mon ami, on vous a accaparé de la belle façon. Regardez l’heure !
— J’aime mieux vous regarder, Lise. Quelle bonne mine vous avez ! Le repos vous a été salutaire.
— L’obéissance aussi. Vous êtes content ?
— Lise, vous avez reçu mon message à onze heures, puis à deux heures ?
— Tout. Et si vous saviez comme ces attentions, de votre part, me font du bien.
— Mais je l’espère. Vous me devenez de plus en plus chère, Lise. Aussi, votre santé me préoccupe. Je ne veux pas connaître le regret de vous avoir conduite dans un pays qui aurait raison de votre peu de forces.
— Charlot, écoutez-moi bien. Je vous aime avec une telle plénitude que je vous aurais suivi partout. Au pôle nord, dans les glaces, ou dans l’Afrique, en sa zone la plus torride, si tel eût été votre bon plaisir d’y aller vivre. Ma vie, ma santé, mon bonheur, tout est subordonné à votre présence auprès de moi. Ne vous faites aucun reproche. Le Canada me plaît puisqu’il vous plaît ; Montréal sera le coin que je préférerai, puisque j’y aurai le foyer que vous construirez bientôt.
En entendant la voix de Lise proférer en tremblant ce cri d’affection ardente, Charlot s’était levé et pris à marcher de long en large. Eh ! il savait bien que tel était l’état d’âme de la jeune fille très frêle, extrême en tous ses sentiments, qu’il avait épousée. Et lorsque l’occasion se présentait de réentendre l’expression de sa tendresse pour lui, il en éprouvait une sourde gêne. Jamais, il ne pourrait lui rendre, en tous points, cet amour exclusif… Sa nature aventureuse l’emportait bien au delà du cercle familial. Il avait la nostalgie de l’action au dehors, de l’action quelle qu’elle fût. Parfois, tout en tenant affectueusement la main de sa femme, ou en regardant dormir l’enfant qu’il chérissait pourtant, il rêvait de chasses, de courses lointaines, à travers les forêts, les lacs et les plaines.
Puis, il ne le savait que trop, il ne pourrait résister à un appel au combat… Le sort du moindre de ses frères ferait frémir sa main sur son épée ou son mousquet, et il partirait… quand même les larmes des siens retomberaient sur son propre cœur… Charlot se disait sans cesse en soupirant : « Sommes-nous toujours responsables de ce feu intérieur qui couve sans rémission et commande si impérieusement à nos actes, parfois ? » Mais en ce bel après-midi d’août où tout était à la joie à Ville-Marie, où lui-même voyait ses derniers vœux accomplis : son installation à Montréal, il put secouer assez vite toutes sérieuses réflexions. Il retourna s’asseoir près de sa femme, et avec aisance, en souriant, prit la conversation sur un autre sujet.
— Vous ne sauriez croire, Lise, comme Montréal a changé à son avantage depuis quelques années. Je vous ai dit, déjà, que la recrue d’il y a quatre ans avait amené quantités de soldats, d’ouvriers, de défricheurs. Ils n’ont pas perdu leur temps depuis leur arrivée… Il y a bien une quarantaine de maisons à Ville-Marie, actuellement. Les propriétaires m’en ont été présentés, les anciens comme les Nicolas Godé et les Gilbert Barbier, les nouveaux comme les Langevin, les Truteau, les Le Duc… Et que de beaux soldats ! Un entre autres, que l’on dit « un des plus beaux soldats que l’on n’ait vus dans toute la Nouvelle-France ». Un héros dans la bataille, en outre, m’a-t-on appris. Il se nomme Laviolette.
— Il est de plus belle taille qu’André, mon frère ?
— À vrai dire, ils ne se font aucun tort… Lise, puisque tu me parles d’André, veux-tu me dire ce que signifie la réserve ridicule qu’il observe vis-à-vis de nous ?
— Pas vis-à-vis de nous, Charlot, mais vis-à-vis de Perrine, répondit Lise en soupirant.
— Comment ? Mais quelle raison en aurait-il ? Tu t’imagines cela Lise.
— Vois-tu, Charlot, vous les hommes, ne vous rendez pas tout de suite compte des nuances… qui existent en les sentiments de ceux que vous aimez… Voyons, tu admettras qu’André, mon frère, que Perrine, ta sœur, étrangers jusqu’ici l’un à l’autre, sont jetés par les circonstances constamment en face l’un de l’autre, que cela leur plaise ou non. Par amitié pour nous, ils s’efforcent de faire bonne contenance, mais parfois, ils sont aux abois, ne savent que dire ou que taire, que faire ou s’abstenir de faire. Que résultera-t-il de cette situation, difficile pour eux, il n’y a pas à dire, je me le demande.
— Bah ! comme de toutes les situations compliquées où les acteurs principaux sont un beau garçon et une jolie fille, par un mariage. Marions-les, Lise, s’exclama Charlot qui s’amusait des explications données par sa femme.
— Je le voudrais de tout cœur, Charlot, mais il y aura une longue route à parcourir avant d’en arriver là. La sympathie n’a pas éclaté spontanément entre eux. Alors…
— André aime si peu les femmes.
— Il a souffert. Cela l’excuse.
— Enfin, ma chère Lise, comme vous avez une singulière intelligence de la situation, qui m’avait échappé tout à fait, je l’avoue, je vais m’appuyer sur vous pour que les frictions ne se fassent jamais sentir… Nous serions joliment mal à l’aise tous deux. Tu adores ton frère. Je ne veux plus voir s’éloigner Perrine.
— Je compte sur leur tact à tous deux, plus que sur toute autre chose. Puis, les événements décideront s’ils doivent jamais avoir l’un pour l’autre un sentiment plus tendre.
— As-tu vu Perrine cet après-midi, Lise ?
— Elle m’a quittée il y a une heure à peine. Elle voulait aller saluer Sœur Marguerite Bourgeoys, puis se rendre chez Catherine d’Ailleboust, qui est, comme vous le savez mieux que moi, la fille cadette de Mme de Repentigny, et l’amie d’enfance de Perrine. Si nous n’avons pas vu cette jeune femme au débarquement ce matin, c’est que son fils, Louis, un ravissant bébé d’un an, était fort souffrant… Mais, qu’as-tu donc, Charlot, tu me regardes, tu regardes ici et là ? Pourquoi cette inquisition ?
— Une surprise t’attend… La jolie mariée, en robe et bonnet de satin blanc, Mme Lambert Closse, sera ici dans quelques instants avec la jeune femme de Charles Le Moyne, qui a juste ton âge, figure-toi… Alors, j’examine si tout peut aller ici, dans une chambre de frais débarqués comme nous. Il me semble. Et toi, qu’en penses-tu ?
— Cela peut aller, en effet. Mais quel heureux hasard m’a fait tomber sur cette robe d’intérieur en soie pèche et en dentelles d’Alençon… La robe de la mariée souffrira moins du voisinage de la mienne.
— Lise, vous êtes toujours dans la note de très bon goût qu’il faut, consciemment ou inconsciemment, repartit sincèrement Charlot.
— Merci, mon ami, fit la jeune femme ravie du compliment.