Revue L’Oiseau bleu (4p. 40-56).

IV. — Le départ pour Ville-Marie


Depuis six jours, Catherine de Cordé reposait dans la crypte de Notre-Dame de Québec, « sous le banc de famille de feu M. de Repentigny, son fils, le premier du côté du chœur à main gauche ».

Il fallait chaque jour se rendre à l’église pour arracher à ses prières et à sa peine la pauvre Perrine. Elle semblait prostrée dans son chagrin, incapable de réagir en face de ce vide subit dans sa vie. « Une deuxième fois je suis orpheline », avait-elle murmuré. Elle s’effrayait de son isolement. Le foyer de son frère lui avait paru apporter, à ceux qui le composaient, une belle plénitude de sentiment, la sécurité relative, un centre où rien d’essentiel ne manquait, où elle serait toujours, non pas une intruse, certes, mais une unité en marge, sans caractère indispensable. Elle s’étonnait qu’une semblable vérité s’imposât à son esprit, alors que son cœur s’abîmait dans la douleur. Cerveau clair et âme très noble, Perrine expérimentait pour la première fois, à la lumière de l’épreuve, cette phrase de toute vie sans égoïsme, de toute personne, qui ayant été jusque là nécessaire à des êtres aimés, se trouve soudain vis-à-vis d’aucune obligation précise envers ses proches, forcée de se replier sur elle-même, inadéquate à cette tâche qui veut, parfois, que « charité bien ordonnée commence par soi-même ».

La vue du petit Pierre, cependant était une douceur pour Perrine. Autour de cette frêle existence que menaceraient bientôt les événements, elle sentait qu’une garde incessante multiple, une vigilance, aussi étroite qu’affectueuse, s’imposeraient. La jeune mère s’aperçut que la présence de son petit Pierre opérait une diversion excellente au chagrin de sa belle-sœur. Elle l’aimait déjà beaucoup cette sage et précieuse Perrine ! Chaque jour, elle venait donc mettre son fils dans les bras tendus de la jeune fille.

Un après-midi, alors que Perrine se croyait seule, n’ayant pas entendu sa belle-sœur pénétrer dans la pièce, elle murmura soudain, en embrassant avec ferveur le petit Pierre : « Pauvre enfant, puisses-tu ne jamais connaître ce que c’est qu’être orphelin » !

— Oh ! Perrine, s’exclamait alors, dans un cri, la jeune femme, dont les yeux se remplissaient de larmes.

— Pardon, Lise. J’ai tort de parler ainsi. Je vous chagrine.

— Oui, car j’ai besoin de croire que la Providence aura pitié de mon petit Pierre, comme elle a eu pitié de vous et de moi ? N’avez-vous pas rencontré le grand cœur maternel que vous pleurez aujourd’hui, madame Le Gardeur ; et moi, n’ai-je pas eu André, mon frère, dont l’affection me tient vraiment lieu de tout.

— Vous avez raison, vous avez raison, approuva Perrine, en essuyant encore quelques larmes. Puis, elle s’efforça de sourire au bébé dont les petits doigts tentaient de déranger les boucles dorées, bien rangées, sur le front de sa tante.

Dans la soirée du même jour, Perrine pour la première fois consentit à descendre dans le salon des Repentigny. Elle y aperçut, en entrant, Marie-Madeleine Godefroy, fille de madame de Repentigny, le mari de la jeune femme, Jean-Paul Godefroy. Près d’eux se tenait debout, près de la porte du fond, qui avait accès sur la grand’route, un officier chargé d’un message. Dans un angle du salon, silencieux, sombre, réservé à son ordinaire, André de Senancourt était assis. À la


À la vue de Perrine, André de Senancourt se leva…

vue de Perrine, il se leva, tout comme Jean-Paul

Godefroy. Un peu de surprise se peignait sur la physionomie du frère de Lise. Ce ne fut qu’un éclair, car il s’inclina devant la jeune fille, l’air indifférent ailleurs.

— Je croyais mon frère au salon, fit Perrine un peu confuse, après avoir salué tout le monde. Lise devait être ici également.

— Viens t’asseoir près de moi, Perrine, s’écria Marie-Madeleine Godefroy. Quelle satisfaction de te revoir enfin dans notre cercle familial… Non, non, tu ne te sauveras pas cette fois. Je vais y veiller… Tu ne nous aimes donc plus, Perrine ?

— Votre frère, mademoiselle, apprit Jean-Paul Godefroy, est sorti depuis une heure environ. On lui a annoncé l’arrivée à Québec, ce soir, du procureur Jean Bourdon, qui revient enfin de son voyage du nord… Cet officier, ajouta Godefroy, en présentant le soldat visiteur à la jeune fille, est le sous-lieutenant Marbeau. Il apporte un mot de Charlot pour sa femme.

— Laquelle, reprit vivement Marie-Madeleine, est bien vite remontée à sa chambre, n’apercevant pas son mari, ici, tout à l’heure.

— Je vais porter votre billet à ma belle-sœur, dit Perrine, en tendant la main vers le jeune officier.

— Pardon, mademoiselle, je me chargerai de ce soin, repartit André de Senancourt en s’avançant. Il sortit aussitôt de la pièce, suivi du messager, qu’il semblait fort bien connaître.

— Perrine, dis-moi, s’empressa de demander Marie-Madeleine, dès que les soldats se furent éloignés, c’est bien là le frère de ta charmante belle-sœur. Brr ! Il me glace. Est-il toujours ainsi ? Je crois qu’il n’a pas prononcé dix paroles depuis que nous sommes ici. Qu’en dites-vous, voyons, ma toute belle ? Ma curiosité n’a plus de bornes.

— Ma chère amie, reprocha son mari, n’êtes-vous pas un peu indiscrète ?

— Bah ! fit celle-ci, Perrine sait très bien ne pas répondre quand cela lui chante. Ne vous inquiétez pas, Jean-Paul.

— Et cette fois, remarqua tranquillement celle-ci, je ne pourrais rien dire, le voudrais-je. Je connais à peine le frère de Lise.

— Mais enfin Charlot t’en a parlé. Ils ont l’air de si bien s’entendre, malgré l’air déférent de ton frère, parfois. À la place de ce monsieur, je ne me fierais pas trop à la condescendance du lieutenant Le Jeal.

— Pourquoi ? interrogea Perrine. Il a plusieurs années de plus que Charlot. Mon frère lui doit beaucoup, sans doute.

— M. de Senancourt a de bien beaux yeux, continua Marie-Madeleine.

— Bleus ou noirs ? demanda son mari, qui s’amusait de l’insistance de sa femme.

— Encore une fois, Marie-Madeleine, reprit Perrine, si tu savais comme tout cela me laisse indifférente, en ces jours de deuil. Puis, je n’ai pas échangé beaucoup plus de paroles que toi avec M. de Senancourt. Pourquoi d’ailleurs ? C’est un étranger pour moi. Je le crois bon, car sa sœur Lise l’aime et l’admire profondément. Mais… je ne sais pourquoi, je partage ton effroi à son égard… Je le préfère un peu à distance… Allons, ajouta la jeune fille confuse, je ne devrais pas parler ainsi, car…

Perrine n’acheva pas. André de Senancourt entrait au salon sur les pas d’un domestique qui apportait les lampes. Peu après Lise entra, le bébé dans les bras.

À l’entrée du jeune homme, Perrine avait éprouvé un véritable malaise. Le frère de Lise devait, certes, avoir entendu ses dernières réflexions. Elle avait eu tort, contre ses habitudes, de penser tout haut d’outrepasser la mesure en parlant des sentiments hostiles qu’elle éprouvait envers le jeune homme. Oh ! près de cette Marie-Madeleine, aux manières spontanées, sans beaucoup de nuance, un peu brusque, qui jugeait vite choses et gens, elle avait été entraînée un peu loin… Elle le regrettait.

Marie-Madeleine Godefroy, au contraire, paraissait satisfaite que le jugement de Perrine fût venu aux oreilles de ce nouveau et intimidant colon, « qui les regardait tous d’un peu haut ». Très bonne, au fond, mais rieuse, un peu coquette, n’aimant à envisager que la surface des choses, la jolie Marie-Madeleine Godefroy ne détestait pas que l’on rendît hommage, à l’occasion, à sa grâce et à son esprit. Elle en voulait à ceux qui ne lui témoignaient pas un peu d’intérêt.


Je le préfère un peu à distance.

La conversation devint bientôt générale, car madame de Repentigny entrait peu après. Elle fut mise au courant des dernières nouvelles : l’arrivée de M. Bourdon, la démarche de Charlot qui voulait être des premiers à accueillir cet ancien protecteur de sa petite enfance.

Un peu avant onze heures, Charlot revint auprès de sa femme. Il semblait rayonnant.

— Tu n’as pas pensé un instant à nous, à notre cercle de famille, j’en jurerais, dit doucement sa femme. Comme tu nous as manqué !

— Je t’en prie, Lise, ne parle qu’en ton nom, répliqua en riant son mari, en lui baisant la main. Mais si je n’ai pas eu le temps, sinon l’intention de penser à vous, vous me le pardonnerez dès que je vous en ferai connaître la raison ; Perrine, écoute bien ceci, et vous aussi André, nous partons tous après-demain pour Ville-Marie. Madame, reprit-il en se tournant vers la maîtresse de la maison, notre seul regret est de quitter votre maison hospitalière.

— Mais pourquoi, Charlot, remarqua avec sa bienveillance habituelle, madame de Repentigny, votre femme, votre fils et notre Perrine n’attendraient-ils pas ici que vous ayez procédé, M. de Senancourt, et vous, à une sommaire installation ?

— Oh ! merci madame, mais c’est impossible je vous assure, répliqua vivement la jeune femme. Que pourraient faire ces soldats sans nous ? Que connaissent-ils en fait de ménage ?

— Voyons, Lise, remarqua Charlot, qui s’amusait des craintes de sa femme, ne savez-vous pas que des soldats, comme vous dites avec trop de mépris, savent pendre la crémaillère un peu partout ?

— Madame de Repentigny a raison, dit soudain André de Senancourt. Je partirai en éclaireur dès demain.

— Qu’est-ce qui vous prend, André ? interrogea avec surprise Charlot. Pas plus tard qu’hier, vous me disiez…

— Peu importe ce que je disais hier, Charlot. Je partirai demain.

— Évidemment si vous en avez ainsi décidé, il faut se résigner… murmura Charlot assez vexé.

— André, tu agis vraiment bien à notre égard, s’exclama au contraire la jeune femme, en lançant un regard de reproche vers Charlot.

Comment n’aurait-elle pas trouvé tout à son gré ? Charlot ne la quitterait pas, ferait non loin d’elle le voyage de Québec à Montréal. Lise ne voulait voir rien d’autre que ce désir satisfait.

— N’allez pas vous mettre trop en peine, mes enfants, je vous en prie, dit encore madame de Repentigny. Nous avons quelques amis à Montréal. Ils seront enchantés de vous offrir un logement provisoire.

— M. de Maisonneuve nous cède quelques pièces au Fort, appuie Charlot. Car les Messieurs de Saint-Sulpice se retireront à l’Hôpital, à la demande expresse de mademoiselle Mance. Et tout Ville-Marie est d’avance en liesse. Un clergé paroissial des plus distingués lui arrive.

— Comment, malgré son accident, mademoiselle Mance pourrait recevoir ces Messieurs, demanda Marie-Madeleine Godefroy ?

— Son accident ? Quel accident ? s’écria Charlot.

On mit Charlot au courant de la chute sur la glace, en janvier dernier, de l’infirmière de Ville-Marie. On parla, sans commentaires désobligeants, de l’erreur des chirurgiens, qui avaient guéri la fracture du bras, sans s’apercevoir d’une grave dislocation du poignet… Puis ce fait rapporté amena le souvenir de quelques autres…

Enfin, la soirée s’acheva par une dernière tentative de Charlot auprès de son beau-frère.

— André, remarqua Charlot, M. de Maisonneuve dont tu relèves, militairement parlant, n’approuvera pas ton départ précipité. Il aime à s’entourer de ses officiers, tu le sais.

— Au contraire, pour cette fois. Il me demandait il y a quelques heures à peine de me placer à la tête des soldats qui vont partir, sur son ordre, pour Ville-Marie. Il me le demandait, il ne l’ordonnait pas. C’est ce qui fait, Charlot, que je ne vous en ai pas parlé plus tôt.

Perrine ne se sentait guère à l’aise devant les mots échangés entre son frère et André de Senancourt. Si ses paroles inconsidérées étaient vraiment la cause de cette brusque décision ? Elle s’approcha de son frère.

— Charlot, la nuit porte conseil. M. de Senancourt songera peut-être, demain, que sa présence serait utile à Lise…

— Non, non, dit celle-ci. Qu’André agisse à sa guise. Il décide toujours si bien de toutes choses, ajouta-t-elle naïvement.

— Vous le voyez, Charlot, repartit non sans ironie dans la voix André de Sennancourt. Ma sœur elle-même me préfère… un peu à distance, maintenant…

La jeune femme se mit à rire en menaçant du doigt son frère. Qu’allait-il trouver là ? Mais Perrine se mordit les lèvres et la rougeur de la confusion monta à son front. Elle comprenait l’allusion à peine voilée du jeune homme. Ainsi il avait fort bien entendu la remarque qu’elle s’était permise dans un moment d’irréflexion. Il en tenait compte, au point d’ignorer la vexation visible de Charlot. L’embarras de la jeune fille redoubla. Qu’était cela ?… Mais peut-être se trompait-elle ? M.  de Maisonneuve n’avait-il pas désiré ce qu’accomplirait demain le jeune homme ? Madame de Repentigny ne l’avait-elle pas suggéré, pour d’autres raisons ? Il cédait à ces deux pressions, voilà tout. La coïncidence n’était qu’apparente. Les paroles d’une inconnue ne pouvaient avoir un tel effet sur un esprit aussi maître de lui qu’était celui de M. de Senancourt. Perrine se remit donc de son trouble, au point de désirer saluer le jeune homme plus amicalement que d’habitude. Mais lorsqu’elle le chercha des yeux avant de monter à sa chambre, elle vit qu’il avait prestement disparu, dès les premiers bonsoirs échangés.

Le lendemain, sur la prière instante de sa belle-sœur, elle accompagna Charlot, sur la grève dès cinq heures du matin. Une belle journée d’été s’annonçait. La brise soulevait légèrement les courtes vagues bleues, chargées de soleil, du Saint-Laurent. Des chaloupes, quelques canots se voyaient au bord de l’eau, maintenus par des soldats et quelques Hurons. Charlot paraissait d’une humeur fort agréable. Il bavardait avec Perrine, sans paraître s’apercevoir de la mine mélancolique de la jeune fille, qui ne pouvait aussi vite que son frère se mettre au gai diapason général. Au contraire, cela lui faisait un peu mal. Dieu, que l’oubli était chose facile, même chez les meilleurs ! Elle se disait, aussi, que la vie entraînait sans doute dans son orbite impérieux tous ceux dont la mission était d’agir, agir encore,… dussent-ils mourir demain. Elle secoua cet état dolent, se rappelant que sa vieille protectrice lui avait reproché sa tendance aux réflexions sombres. Elle regarda avec intérêt les préparatifs du départ sur la grève. Ils en approchaient de plus en plus. Tout à coup, elle aperçut André de Senancourt. Il causait avec M. de Maisonneuve. Le jeune homme aperçut lui aussi Charlot et sa sœur presque au même instant. Elle vit alors le jeune homme s’incliner devant M. de Maisonneuve, sauter dans une chaloupe et s’y affairer. Charlot ne vit rien de cette petite scène, occupé à donner la main au Père de Quen, qu’il n’avait pas encore rencontré depuis son arrivée au pays.

M. de Maisonneuve s’approcha d’eux, en souriant, chapeau bas devant la jeune fille.

— Mademoiselle Perrine, quelle bonne surprise !… Mais naturellement le plaisir d’accompagner votre frère un peu partout depuis son retour nous vaut l’honneur d’une aussi matinale visite.

— M. le Gouverneur, croyez que c’est à la demande instante de ma belle-sœur que je suis ici. Elle souhaitait se reposer avant le long voyage de demain. Il m’a fallu la remplacer auprès de mon frère. S’il s’avise de partir, je dois le retenir.

— Oui, nous partirons en assez bon nombre, demain, le 8, prononça joyeusement M. de Maisonneuve. Ma petite cité de Notre-Dame va recevoir beaucoup d’hôtes distingués… des colons et des soldats nouveaux.

— Pardon, M. le Gouverneur, dit Charlot en s’approchant et en le saluant militairement, mais, dites-moi, savez-vous où je puis trouver mon beau-frère Senancourt ?

— Mais il était avec moi, il y a un instant… Tenez, voyez-le dans cette chaloupe, au large. Il en étend les voiles.

— André ! André ! appela Charlot en se servant de sa main droite en guise de porte-voix.

— Oui, répondit celui-ci.

— Ne peux-tu venir sur la grève, ou en approcher ta chaloupe ? cria encore Charlot.

— Impossible, répondit celui-ci, beaucoup plus du geste que de la voix.

— Je vais aller le trouver, alors, dit Charlot à Perrine. Ne bouge pas d’ici. Je n’ai que quelques mots à lui dire de la part de Lise… Eh ! continua-t-il, en faisant signe à un Huron d’approcher, eh ! conduis-moi dans ton canot jusqu’à la chaloupe là-bas.

Il en revint cinq minutes plus tard, les sourcils un peu froncés, et assista aux côtés de Perrine au départ général. Il n’ouvrit plus la bouche. Perrine fit longtemps flotter son mouchoir, et il lui sembla soudain qu’au loin un chapeau s’agitait dans sa direction. Enfin. André de Senancourt s’apercevait de son geste amical.

Tandis que tous remontaient la falaise, Perrine se pencha vers son frère et remarqua sa mine soucieuse persistante.

— Qu’est-ce qui te contrarie Charlot ? Tu semblais heureux tout à l’heure ?

— André, répondit-il.

— Ah ! fit simplement la jeune fille.

— Oui, je n’y comprends rien. Il semble la proie, de nouveau, de ses voix mauvaises. Lorsque je lui ai fait remarquer que ce n’était pas très aimable pour toi son refus de venir nous saluer sur la grève, il s’est mis à rire de ce ton railleur et sceptique que je ne connais que trop bien. « Tu t’abuses, mon pauvre Charlot. Pour ta sœur, je ne suis qu’un étranger ». Puis, il me parla tout de suite de Lise.

— Charlot, dit soudain Perrine, j’ai peur de n’être pas très sage, en allant demeurer chez toi. Vois, déjà, ton beau-frère accepte mal ma présence.

— Ou toi la sienne, peut-être ? riposta Charlot en haussant les épaules. Il ne croyait pas si bien dire, tout en ne voulant que plaisanter. Non, tout cela va se tasser, ma petite sœur. Je ne veux faire, vois-tu, ni le sacrifice de ta présence continuelle, chez moi, ni de celle, occasionnelle, d’André, mon beau-frère. Il habitera au corps de garde, au Fort, ne le sais-tu pas ?

— Lise paraît le regretter beaucoup.

— Tout de même lorsque je lui ai demandé qui de vous deux demeurerait avec nous de façon permanente, sans hésiter, elle a murmuré ton nom.

— Elle t’aime tant. Tous les sacrifices lui paraissent possibles.

— Elle t’aimera beaucoup aussi dès qu’elle connaîtra ta valeur… Allons, n’en parlons plus, Perrine. Jamais, tu entends, jamais, je n’accepterai de te voir vivre loin de moi, désormais. À moins que tu…

— Que vas-tu insinuer là, mon frère ? demanda Perrine en rougissant un peu.

— À moins que tu ne te maries, quelque jour. Ah ! il a besoin d’être parfait le monsieur qui viendra m’enlever ma sœur.

— Assez, Charlot, assez. Tout cela est tellement improbable. Tiens, fit la jeune fille, vois là-bas, la belle jeune femme qui vient au-devant de nous. Ici, Lise, ici, reprit plus haut Perrine, en hâtant le pas vers sa belle-sœur, que Charlot venait de rejoindre en quelques enjambées.

Dans l’après-midi, Perrine dut faire quelques visites d’adieu. Elle alla saluer et recevoir les bons avis de Mère Marie de l’incarnation ; elle s’entretint avec madame de la Peltrie, qui la chargea de messages, pour Montréal, et pour mademoiselle Mance en particulier. Elle en parlait avec la plus vive tendresse.

Perrine alla enfin frapper chez les Jésuites. Elle demanda le Père Jérôme Lalemant. Quelle confiance d’enfant, elle avait en ce haut, ferme et lucide esprit. Sa protectrice, madame Le Gardeur, lui avait vivement recommandé de s’adresser au Père Jérôme, soit de vive voix, soit par écrit dès qu’une difficulté surgirait dans sa vie. Perrine venait donc lui soumettre ses scrupules au sujet de sa présence continue chez Charlot, aux dépens peut-être du propre frère de sa belle-sœur.

Le Père Lalemant sourit du regard anxieux que Perrine levait vers lui.

— Mon enfant, dit-il, je vous vois si bien prête à vous sacrifier afin que Charlot soit heureux et sans souci, que je m’y oppose de toutes mes forces. Il ne faut pas vous laisser exploiter ainsi par ce charmant, trop charmant enfant égoïste qu’est au fond votre frère… Puis, qui sait, s’il n’aura pas bientôt besoin de votre secours auprès de sa jeune femme, qui me paraît bien frêle pour notre dur et sanglant pays. Songez aussi, par ailleurs, que votre frère a voulu, sans vous consulter, aller demeurer au milieu des périls effroyables du Montréal. Non, ne le quittez pas… À moins que Dieu n’en décide autrement pour vous.

— Je vous en prie, mon Père, repartit en souriant Perrine, n’allez pas comme mon frère me parler de… de…

— De mariage ? Mais pourquoi pas, ma chère petite ? Croyez-vous ne posséder aucune des qualités qui rendent un foyer agréable ?

— Je ne désire rien, Père, je vous assure, en fait de bonheur personnel. Que ceux que j’aime soient heureux… alors… moi…

— Dieu y pourvoira, mon enfant. Votre vieille protectrice veille sur vous de là-haut. Qui sait ? Les événements vous indiqueront peut-être plus tôt que vous ne pensez où sera le devoir à remplir. Ce qui n’implique pas nécessairement, en sa composition, que de seuls éléments de… malheur ! conclut le Jésuite en souriant.

— Père, Charlot m’effraie. Il n’a pas perdu ce besoin, ce goût, où il ne met ni bornes, ni mesure, de courir sus aux aventures. Si l’ennemi le prend, je crains tout.

— Mon enfant, si les choses ne vont pas à votre gré, si vous avez besoin de conseils, sachez que je serai heureux de vous aider… Écrivez-moi de Ville-Marie, n’est-ce pas ?

— Bénissez-moi, Père, car dès demain, au petit jour, nous serons tous en route pour Ville-Marie.

— Bien, Perrine, je vous bénis de tout cœur. Je vous souhaite la paix du Christ… au milieu de vos joies comme de vos peines.

Et le jésuite traça les signes sacrés au-dessus de la tête de la jeune fille agenouillée.