Revue L’Oiseau bleu (4p. 126-146).

VIIILa mission volontaire et secrète de Charlot


Novembre, décembre, janvier se passèrent en de continuelles alarmes. Agniers, Onneyouts et Onontagués ne cessaient de parlementer avec les Français, puis de s’assembler perfidement entre eux, afin de faire fi de toutes les promesses échangées avec leurs ennemis. Ceux-ci se tenaient avec fermeté sur la défensive. Ils veillaient. Sous le commandement énergique du gouverneur général intérimaire, Louis d’Ailleboust de Coulonges, les choses avaient d’ailleurs changé du tout au tout. Les sauvages s’en rendaient compte et cachaient mal leur dépit.

À Ville-Marie, la vigilance était encore plus parfaite. M. de Maisonneuve ne permettait à personne de sortir seul et sans armes. Il tolérait peu les goûts de chasse manifestés par ses soldats, encore moins par ses officiers.

Charlot prenait très mal toutes ces mesures de prudence. Sa patience était soumise à une rude épreuve. Lise pleurait souvent près du berceau de son fils, se demandant comment tout cela allait finir. Perrine se permettait de faire quelques observations à son frère. Elle s’étonnait de le voir si peu raisonnable dans des circonstances fort critiques pour tous.

— Tu ne comprends donc pas, Perrine, dit Charlot, que cette inaction à laquelle nous condamne M. de Maisonneuve nous irrite, nous énerve ? Nous sommes des soldats, voyons. Alors, convient-il d’attendre que les périls foncent sur nous avant d’y parer ?

M. de Maisonneuve, mon frère, est aussi prudent que brave, tu le sais. Et il ménage le sang de ses soldats. Qui pourrait sérieusement l’en blâmer ?

— Oh ! si tu te places à ce point de vue.

— Pourquoi ne pas penser comme moi ?

— Je songe, moi, aux pauvres missionnaires d’Onontagués, aux colons qui s’y trouvent. Que ne peut-il pas leur arriver en ce moment ?

— Que veux-tu dire ?

— Écoute Perrine, je vais te dire à toi seule ce que je viens d’apprendre. Mais jure-moi que tu n’en souffleras pas un mot à Lise. La pauvre petite est trop souffrante en ce moment, pour entendre le récit de quoi que ce soit d’un peu pénible. Dans quelques jours, je ne dis pas.

— Tu m’effraies, Charlot. Qu’y a-t-il ? Mais d’abord, dis-moi, en as-tu fait la confidence à ton beau-frère ?

— André ? oui. Je n’ai pas plus de secrets pour lui que pour toi.

— T’approuve-t-il ?

— Il ne m’approuve ni ne me désapprouve. Lise, seule, le préoccupe sans doute en tout ceci.

— Il est question de Lise ?

— Indirectement. Mais dis, Lise dort, elle ne peut entendre ?

— Allons, parle, mon frère, Lise ne peut en effet nous entendre. Je te promets, en outre, de ne pas t’interrompre et de chercher à comprendre les motifs qui te guident et te porteront peut-être à quelques excès périlleux.

— Tu te rappelles, Perrine, lorsque M. de Maisonneuve se décidait à envoyer chez les Onontagués un prisonnier de cette nation détenu ici ?

— Oui.

— Tu te rappelles que je n’avais eu aucune confiance en un pareil messager pour avertir nos missionnaires et nos compatriotes du danger imminent qui les environnait ?

— Oui.

— Eh bien, mon flair ne m’avait pas trompé. Je viens d’apprendre par un Iroquois chrétien du bourg d’Ossernenon, venu pour m’en avertir malgré les périls qui le guettaient, et retourné aussi vite en son pays, que jamais Onontagué plus déloyal n’avait été envoyé en mission. Au lieu de narrer les faits véritables, il nous a accusés des pires attentats contre les sauvages de sa nation, et mis les esprits en un état d’hostilité terrible contre tous les Français. Les Agniers, mis au courant dernièrement de ces faits, ont décidé notre extermination en tous lieux, et commenceront leur carnage en tombant à l’improviste sur les missionnaires et les colons d’Onontagué. J’ai mis M. de Maisonneuve au courant tout de suite. Il a envoyé avant-hier un Iroquois converti avec de nouvelles lettres pour les missionnaires. Évidemment, ce sauvage est sûr, sincère. Il fera son devoir aux dépens de sa vie. Mais se rendra-t-il à destination ? Tant d’embûches le guettent, sans compter les misères matérielles, et tous les embarras de la saison. Je ne vis plus depuis avant-hier. Je ne songe qu’à cette course confiée non à l’un des nôtres, mais à un sauvage. Je le déplore, tout en reconnaissant l’humanité habituelle de notre gouverneur. Bref, je me sens dans un état de fièvre qui m’enlève tout repos, toute paix d’esprit. Je veux… je veux…

— Tu veux partir, Charlot ? cria derrière lui une douce voix angoissée. Oh ! mon ami, mon ami, que tu es à la fois cruel et… héroïque ! Et Lise se pressa, muette, les yeux en détresse sur le cœur de son mari.

— Lise, ma chérie, dit Charlot, je te croyais endormie… Jamais, jamais, je n’aurais voulu en ce moment te causer du chagrin… Oh ! Lise, ne me regarde pas avec ces pauvres yeux sans larmes… Quel malheur que tu m’aies entendu… Tiens, viens sur ce fauteuil… Perrine va bassiner tes tempes… Et me voilà à tes genoux, ma femme chérie… Pardonne-moi ! Je ne sais que torturer ton cœur… Je t’aime de tout ce misérable cœur pourtant… Lise, regarde-moi, dis que tu me pardonnes ?… Je t’en supplie !


Tu veux partir, Charlot ?

— Mon pauvre Charlot, dit enfin la jeune femme, tandis qu’un pâle sourire glissa sur sa physionomie, tu espérais donc me cacher quelque chose… Comme si je n’avais pas deviné ton trouble depuis deux jours… Comme si je ne t’avais pas compris… et pardonné.

— Lise, pourquoi n’as-tu pas parlé ?

— À quoi bon ? Et puis, je voulais gagner du temps, m’habituer à ce nouveau sacrifice que tu me demanderais.

— Ma chérie !

— C’est accompli, mon ami, ce dur sacrifice. Pars… Charlot ! Je t’aime et… suis fière de toi. »

Épuisée par l’excès de son émotion, la jeune femme ferma un moment les yeux, puis, les ouvrant elle tendit les bras et s’appuya en sanglotant sur l’épaule de son mari.

Perrine, discrètement, s’était retirée depuis quelques instants dans sa chambre. Les larmes l’aveuglaient. Pauvre petite épouse au cœur déchiré, si aimant, qu’elle la plaignait !

Le lendemain matin, les rôles semblèrent renversés. Lise apparut au déjeuner souriante, animée. Un peu de nervosité s’y mêlait toutefois. Charlot, au contraire, se montra contraint. Il observa un silence profond. Seule, Perrine ne se départit pas de la gravité sereine qui lui était habituelle.

« Si tu pars demain, Charlot, dit soudain la jeune femme, tu ferais bien de te hâter. M. de Maisonneuve ne sait pas encore que tu as avancé l’heure de ton départ.

— J’attends André, Lise, avant d’aller au fort.

— Tu te chargeras bien d’un message pour Catherine d’Ailleboust, mon frère ? demanda Perrine. Je devais y aller cet après-midi. Ton départ fait varier mon programme…

— Entendu, Perrine. J’irai. »

Charlot se leva de table et vint regarder au dehors, par un unique mais large châssis à carreaux vitrés, un luxe rare à cette époque.

La jeune femme le suivit, tandis que Perrine s’occupait des soins du ménage. Bébé Pierre dormait encore, sous l’œil vigilant de la bonne.

— Pourquoi sembles-tu sombre, Charlot ? demanda Lise.

— Tu me trouves sombre ?

— Oui.

— Vois-tu, Lise, maintenant que j’ai ton assentiment, je sens mieux quel dur sacrifice je t’impose… Je sais combien je t’aime aussi. Ma pauvre petite, ton courage souriant de ce matin, est-ce que tu crois que j’en suis dupe ?

Et Charlot, entourant de ses bras la jeune femme, la pressa contre lui.

— Alors, ne pars pas, Charlot, proposa Lise, la voix mi-taquine, mi-émue.

— C’est ce que j’aurais de mieux à faire, en effet, répartit Charlot en soupirant.

— Mais alors quel regret, mon ami, au bout de deux jours d’inaction près de moi !… Non, je ne varie pas ainsi, moi, en mes décisions. Charlot, ton geste est aventureux, mais non sans d’excellentes conséquences pour nos compatriotes. Ils courent de si grands dangers en ce moment à leur petit poste chez les Onontagués. Tu ne pourras qu’aider à les tirer de cette impasse. Ta connaissance de la langue iroquoise, ton adresse manuelle lorsqu’il s’agit de manœuvrer le canot ou de faire du tir, toutes ces routes entourant les grands lacs que tu connais si bien… tout cela est inappréciable, vraiment.

— Hum ! Tu n’oublies rien, ma petite Lise ? dit Charlot en souriant malgré lui. Ce qui veut dire, continua-t-il, en devenant soucieux, que tu n’as pas beaucoup dormi cette nuit. Dis la vérité ? Ton imagination a chevauché terriblement autour de mon départ, n’est-ce pas ? Et Charlot se penchant baisa, l’une après l’autre, les mains pâles et fines de sa femme.

On frappa à la porte. André de Senancourt entra, un rouleau sous le bras. Il salua rapidement Perrine, Charlot, puis embrassa sa sœur avec une sorte de triste impatience. Celle-ci se mit à rire.

— André, toi non plus, ça ne va pas ce matin ? Charlot t’aurait-il communiqué son humeur, ou bien y a-t-il autre chose ?

— Charlot n’a pas raison d’être ainsi. Il veut partir. Il part. Tandis que moi…

— Comment, André tu aurais aimé t’aventurer avec mon mari dans ces bois sans fin, ces lacs interminables, ces précipices affreux ?

— Oui, interrompit laconiquement son frère. Dans ce pays, c’est la tâche des soldats d’être en chemin pour de périlleuses expéditions.

— Mais alors ?

— M. de Maisonneuve souhaite me voir rester à Ville-Marie. « Il est préférable et plus prudent que Charlot ne se fasse accompagner que d’un Iroquois chrétien », m’a-t-il donné à comprendre.

— Alors, tu viendras bien demeurer ici, mon frère, en l’absence de mon mari ? Je te le demande sérieusement.

— Quelle idée ! fit André surpris. Est-ce bien nécessaire ? Je ne sais si je dois. J’hésite…

— Pourquoi ? reprit Lise. Nous en serons tous heureux. N’est-ce pas, Perrine ? N’est-ce pas, Charlot ?


Mademoiselle Perrine, fit avec amertume André.

— Il est certain, dit lentement Charlot, qui regardait avec attention son beau-frère, dont le regard s’était rivé avec une douloureuse fixité sur Perrine dès les premiers mots de la proposition de sa sœur, il est certain que ce serait me donner un sentiment de sécurité incomparable. Dès que je songerais à vous, je vous reverrais, assis autour du foyer, chacun à sa place habituelle et devisant parfois du fol absent. Et puis, en cas d’attaque sournoise, messieurs les Iroquois passeraient un vilain quart d’heure avec André et n’oseraient tenter quoi que ce soit.

— Mademoiselle Perrine, fit avec amertume André de Senancourt, c’est votre réponse à vous, sans doute, tout ce soin que vous prenez à me préparer un verre de bière fraîche… Vous êtes mille fois bonne, continua-t-il d’un ton ironique. Vous m’excuserez de n’en point prendre, ne serait-ce que pour vous prouver que je ne troublerai en aucune manière mes hôtesses, si je viens demeurer ici, pour les protéger, uniquement pour les protéger.

Perrine ne répondit pas tout de suite. Elle replaça verre et bouteille, puis, sans regarder le jeune homme, elle se dirigea vers sa chambre. Avant de disparaître, elle se retourna et dit avec douceur, les yeux bas : « Ne savez-vous pas encore, Monsieur de Senancourt, que ce que veut et désire Lise est parfait ? J’y acquiesce de tout cœur, je vous assure. »

— Que la volonté de Lise s’accomplisse alors, reprit André de Senancourt, en haussant les épaules. Tu m’entends, ma sœur ? Toi aussi, Charlot ?

— Merci, André, ma chère providence, toujours, fit Lise avec émotion.

Charlot vint serrer la main de son beau-frère en silence.

— Il serait temps que tu étudies ce plan, Charlot, dit alors André de Senancourt. M. de Maisonneuve m’a prié de te le remettre. Viens le voir.

Charlot se mit à rire, tout en dépliant le plan. Lise se pencha sur la carte avec Charlot.

— Pourquoi ris-tu, Charlot ? fit avec surprise son beau-frère. Ce plan ne vaut rien ?

— Parce que je connais les routes pouvant conduire chez les Onontagués mieux que quiconque ici. Que me vaudra ce plan ?

— Charlot, dit Lise tout à coup, les yeux brillants, étudie-le, avec moi, pour moi. Trace en rouge ton itinéraire. Je te suivrai par la pensée ainsi, de toutes manières. Oh ! ne me refuse pas. Je t’en prie ?

— Et ma visite au Fort ?

— Tu la feras cet après-midi. Envoie un mot au gouverneur par André. Vois, déjà, mon frère veut nous quitter.

— Il le faut bien, tu m’imposes un déménagement, fit celui-ci, en s’approchant de Lise. Il lui releva soudain la tête et la regardant bien dans les yeux :

— Ma sœur chérie, tu sais que je viendrai avec bonheur vivre près de toi en attendant le retour de ton mari. Mais sache aussi que n’était le péril certain qui entoure cette demeure une fois son chef parti, et son départ connu des Iroquois qui rôdent dans nos bois, sache que, sans cette raison, je n’y viendrais pas. Non, certes, non. Et tu comprends pourquoi, ou plutôt tu le devines ? Il me reste tout de même quelque fierté.

— Oui, je comprends, mon frère. Je sais aussi que tu décides toujours sagement toutes choses. Quelle confiance tu inspires, va… sinon encore autre chose, finit plus bas la jeune femme, non sans tristesse.

Charlot, durant ce dialogue qui lui avait échappé, écrivait un mot à l’adresse du gouverneur. Il ne pouvait vraiment refuser à Lise le léger plaisir qu’elle lui demandait, la veille même de son départ. Il reverrait avec elle, certes, pour elle, l’itinéraire choisi. Puis, il voulait converser avec son compagnon iroquois cet avant-midi même. Si quelque chose n’allait pas à son gré entre ce sauvage et lui, il voulait être en mesure d’en faire part tout de suite à M. de Maisonneuve. André, son obligeant beau-frère, verrait à lui ménager ces deux entrevues si différentes. Il était donc libre de consacrer quelques heures de plus à Lise.

La journée passa rapidement. Que de petits détails à voir, à côté des préparatifs essentiels. La jeune femme avait obtenu de son mari la permission de ne pas le quitter, de l’accompagner partout où il irait. Cependant, durant l’entrevue avec M. de Maisonneuve, elle avait demandé d’être conduite à l’hôpital, où Charlot viendrait la reprendre. Mademoiselle Mance possédait toute son estime et plus que sa confiance. Depuis son arrivée à Ville-Marie, plusieurs fois elle s’était entretenue longuement avec elle. Au sortir de ces visites, il lui semblait avoir recouvré la paix, avec une sorte d’attendrissement de toute l’âme. Elle avait été comprise totalement, et cela sans qu’elle eût prononcé beaucoup de paroles. La perspicacité de la grande infirmière de Ville-Marie avait vite pénétré l’état de son âme aimante. Elle mettait je ne sais quel baume apaisant sur sa sensibilité trop souvent meurtrie par une vie déjà traversée de deuils et de difficultés de toutes sortes.

Jeanne Mance reçut la jeune femme avec sa réconfortante affection. Elle la conduisit dans sa chambre, l’assit en un bon fauteuil, placé juste en face d’un petit tableau reproduisant les traits du baron Gaston de Renty, l’un des fervents associés du Montréal naissant, décédé en odeur de sainteté il y avait huit ans, à peine, et dont Lise avait connu la fille aînée, Catherine-Alphonsine, comtesse de Choiseul. La chambre de l’infirmière dégageait beaucoup de chaleur sympathique. Elle venait moins, certes, de la grosse bûche ronflante qui garnissait la cheminée que d’une sorte de gracieux agencement des meubles, tentures, portraits et pieux souvenirs de la vieille France jamais oubliée. Et, surtout, il y avait la présence, l’action d’une forte et riche personnalité.

Lise entra aussitôt en matière.

— Chère Mademoiselle Mance, mon mari part demain matin. Le saviez-vous ?

— Vous me l’apprenez, ma pauvre petite. Mais à vrai dire, le voyage se préméditait depuis déjà quelque temps. Vous ne vous en doutiez pas ?

— Je ne voulais pas y croire. Je chassais cette pensée de mon esprit. J’y mettais toutes, toutes mes forces. Folle petite personne que j’étais, n’est-ce pas ?

— Vous aimez à vous qualifier ainsi, mon enfant, mais jamais votre mari, n’est-ce pas ? dit l’infirmière en souriant. Elle approcha sa chaise davantage. Elle prit la main de Lise dans la sienne. Ne voyait-elle pas poindre des larmes dans les yeux de l’aimante jeune femme ?

— Oh ! Mademoiselle, reprit Lise, je comprends trop la nature active et l’humeur héroïque de mon mari pour oser lui reprocher quoi que ce soit. Je l’aime d’ailleurs ainsi. Et quand même je devrais souffrir davantage de son caractère impétueux, je n’en voudrais diminuer aucun élan. Vous me blâmez peut-être ?

— Je vous comprends. Cela ne m’empêche aucunement de désirer voir un peu plus de sérénité en votre jeune cœur. Vous le brisez, mon enfant, à le vouloir trop entier, trop brûlant.

— Je suis ainsi.

— Vous doublez vos joies, sans doute, mais vos douleurs ? La vie, vous le savez, comporte plus de celles-ci que de celles-là. Vous devez sentir parfois intolérables les peines qui vous surviennent ?

— C’est vrai.

Et tout soudain la jeune femme éclata en sanglots. Elle glissa aux genoux de Mademoiselle Mance. Elle pleura convulsivement quelques instants la tête appuyée sur les genoux de l’infirmière. Elle ne releva la tête qu’en entendant Mademoiselle Mance dire avec douceur :

— Charlot verra donc tout à l’heure les yeux qu’il aime, tout rougis, gonflés par les larmes ? Oh ! comme c’est dommage ? Il emportera demain une vision pénible avec lui.

— Vous avez raison. Mais que faire ? s’était alors écriée avec inquiétude la jeune femme. La réflexion de Jeanne Mance avait comme refoulé aussitôt sa douleur.

— Vous êtes à l’hôpital, enfant. Tous les maux se guérissent, ici, ceux du cœur comme les autres. Allons, venez avec moi, dans mon oratoire, puis nous préparerons une petite pharmacie d’urgence pour votre brave et trop charmant mari. Oh ! je le connais tout aussi bien que vous, allez, lui ayant fait plus d’une remontrance en ces séjours de jadis à Ville-Marie. Mais il échappe à tout conseil de prudence, ce bouillant soldat, et avec une insouciance qui nous désarme…

— Il est délicieux !

— Oui, oui, je sais. Ne nous répétons pas. Mais avant que je baigne vos yeux, petite, dites-moi, que pense la sage Perrine de ce voyage de Charlot chez les Iroquois ?

— Sa résignation m’étonne. Elle regrette surtout pour moi l’éloignement de son frère.

— Évidemment, elle connaît si bien Charlot. Puis, chez cette jeune fille la tête l’emporte souvent sur le cœur. Mais en sera-t-il toujours ainsi ? Tôt ou tard, le cœur prend sa revanche chez des natures aimantes et fines comme votre belle-sœur. Et votre frère ? Le sérieux et un peu mélancolique André de Senancourt ? Que dit-il ?

— Il envie Charlot, vous le pensez bien. Je lui ai demandé de venir demeurer avec nous en l’absence de Charlot.

— Vraiment ?

— C’est une mesure nécessaire, il me semble. Ne trouvez-vous pas ? À cause de bébé Pierre, je ne saurais prendre trop de précautions.

— En effet. Cela vous consolera un peu aussi, vous distraira, ainsi que Perrine, d’ailleurs.

— Oh ! vous savez, Perrine et mon frère, fit en riant la jeune femme… Ils s’entendent surtout au jeu d’échecs, sans doute parce qu’ils se tiennent en échec… chacun son tour.

— Lise, c’est bon de vous voir rire et plaisanter ainsi. Mais espérons toutes deux, n’est-ce pas ? qu’il y ait un jour, entre eux, une suprême partie, avec un vainqueur et un vaincu… à jamais. Ce serait du bonheur pour eux, pour vous tous, j’en suis sûre.

— Puissiez-vous être bon prophète, Mademoiselle. Mon pauvre frère ! Lui si malheureux autrefois ! Il en est demeuré… un peu maladroit. Il ne croit pas beaucoup, figurez-vous, aux natures féminines pondérées comme celle de ma belle-sœur. Il le fait bien voir à l’occasion. Puis, Perrine est distante, indifférente, avec une sincérité trop évidente.

— Allons, la vie, la Providence plutôt, se chargera de régler ce problème qui vous trouble un peu, mon enfant. Venez, venez, maintenant. Le temps passe vite ici. Oh ! j’entends votre mari, je crois. Il est dans le salon voisin à causer avec votre cousin, M. l’abbé Souart… Fuyons de ce côté-ci. Vos yeux ne sont pas assez sereins pour en rencontrer d’autres que les miens.

— N’allez pas si vite, Mademoiselle. Votre bras en écharpe en souffrira. Il vous arrachera beaucoup de crispations. J’ai vu cela durant notre bref entretien.