RÉPONSES AUX CORRESPONDANCES DE M. SULTE

(avec reproduction de ces correspondances.)


Ottaoua, 30 mars 1883.
Fiat justitia, ruat Sultum.
Monsieur le Rédacteur,

Vous ne m’avez pas fait, par exploit d’huissier, la sommation que M. Sulte vous a chargé de me faire ; mais, ne voulant pas me retrancher derrière des exceptions à la forme, je me déclare servi, d’une façon suffisante, à toutes fins, du document qui suit, dont acte :


« Monsieur le Rédacteur,

« Veuillez, je vous prie, dire à M. Taché que, depuis vingt ans, nous attendons la réfutation qu’il promet de faire de l’Histoire du Canada de M. Garneau. M. Taché, qui est un crieur et un ignorant en matière d’histoire, n’a jamais pu répondre à Garneau. Je répète les accusations formulées par Garneau et dix autres. Jusqu’à présent il n’a été rien répondu à Garneau, mais on a entassé des phrases, des phrases, des phrases. M. Taché se bat les flancs pour continuer à faire des phrases. Ces enfileurs de mots ne méritent que la risée. Mon livre répondra.

[Signé] Benjamin Sulte. »


Si M. Garneau n’avait point des défenseurs naturels, tenus de protester en son nom, je me ferais volontiers un devoir de démontrer que M. Sulte met à la charge de cet écrivain des infamies dont il ne s’est jamais rendu coupable.

Le « mon livre répondra » n’est pas si fier que le mot de César ; mais, après tout, on ne fait pas ce qu’on veut, on fait ce qu’on peut.

L’auteur de son livre a, dans son malheur, les consolations que peut donner l’idée d’être appuyé par M.  Cyprien, le chroniqueur. Je laisse le héros se morfondre dans les accolades fraternelles de son panégyriste, en m’écriant, comme le poète, toutes mesures gardées :

Que ces deux grands débris se consolent entre eux !

Ottaoua, 2 avril 1883.
Monsieur le Rédacteur,

Tout bien considéré, il y a lieu de croire que M. Sulte n’est pas très content de sa pantalonnade de l’autre jour. À la vérité, ce n’était une fugue ni fière, ni habile ; la retraite des dix mille valait mieux que cela. Son mot de la fin — « mon livre répondra » — ne lui paraît plus suffisant, il risque une petite réponse, dans la Minerve de samedi. Cette réponse a trois paragraphes ; je vais les citer in extenso et seriatim. La parole est à M. Sulte :

« Permettez-moi, dit-il, de vous faire observer que je n’ai rien écrit au sujet de la traite des fourrures imputée aux Jésuites. M. Taché, m’attaquant sur ce sujet, prouve qu’il n’a pas lu mon livre. »

Par exemple, avoir la cruauté de me dire que je n’ai pas lu son livre, quand je ne suis pas encore remis de l’ennui et du haut-le-cœur que cette lecture m’a causés ; c’est trop fort.

M. Sulte est donc incapable d’analyser quoi que ce soit, quand sa vanité et son outrecuidance sont en jeu. Je n’ai point attaqué M. Sulte sur le sujet de la traite imputée aux Jésuites, pas plus que je ne l’ai attaqué sur la guerre qu’on a voulu faire, il n’y a pas longtemps, aux Hospitalières ; cette partie de ma première correspondance était une réparation faite par moi, d’une faute commise par un des miens, et une déclaration de principes. L’occasion de cette réparation et de cette défense des religieux et des religieuses m’était seulement fournie, par les attaques de M. Sulte contre les prêtres est contre les œuvres d’évangélisation.

Loin d’avoir attaqué M. Sulte, sur ce point, j’ai pris grand soin, au contraire, de dégager sa responsabilité de cet incident, en faisant la citation de l’un des deux passages de ses trois volumes publiés, où il est question de ce sujet, citation que j’ai accompagnée de la remarque élogieuse qui s’y lit ainsi : « M. Sulte reconnaît, il faut le dire, l’existence de cette disposition, dans des termes convenables. »

Quelle n’est donc pas l’étourderie de M. Sulte ? Quel n’est donc pas son mépris de toute dignité et de toute franchise, en fait de procédés littéraires ? J’aimerais mieux me faire amputer la main droite que de l’employer à commettre une injustice envers qui que ce soit. Si ce malheur m’arrivait, par accident, je m’empresserais de réparer le tort ou le dommage causé, même innocemment.

M. Sulte voit, par ce qui précède, que j’ai mieux lu son livre que lui-même, puisqu’il affirme n’avoir rien écrit sur le sujet, tandis que, de fait, il en a bien parlé, en deux endroits.

Voici le second paragraphe de la communication de M. Sulte :

« Lorsque j’ai reproché, dit-il, à Mgr  de Laval de n’avoir pas créé un clergé canadien, je ne m’attendais pas que M. Taché, ou un autre, ferait mentir les dates, reculerait de quarante ans, afin de se trouver en présence d’enfants de sept ans. Mgr  de Laval a exercé comme évêque de 1659 à 1688 et la moyenne des garçons canadiens, âgés de seize à trente ans, durant cette période, était de quatre cents. »

Des garçons de trente ans ; c’est presque des vieux garçons : confrérie qui demeure très respectable, mais qui, d’ordinaire, ne va plus à l’école. Passons. Les ruses et les feintes de M. Sulte ne sont pas de celles qui font perdre la voie ; il est plus facile de chasser le lapin que le loup, et M. Sulte, ça n’est pas le loup.

Voyons cela. Le chapitre x de son troisième volume porte pour en-tête chronologique : « 1625-1657 » et pour titre : « On demande un clergé national. » M. Sulte y accuse les Jésuites d’avoir négligé l’instruction des enfants canadiens. « Durant le dix-septième siècle, dit-il, nous n’avons pas eu de clergé canadien, grâce aux Jésuites. » Le chapitre i, du quatrième volume se rapporte à la période « 1660-1665 ; » — c’est là dedans que M. Sulte nous fait lire, parlant de Mgr Laval : « Il a toujours mis des obstacles à la création d’un clergé canadien. »

Or, j’ai démontré tout le ridicule et toute la vilenie de ces assertions et de ces insultes, en signalant : 1o qu’au commencement de l’époque à propos de laquelle il exclame : « on demande un clergé national », il n’y avait pas un enfant français, né dans le pays, qui fut âgé de plus de sept ans ; 2o qu’à la fin de la même période, celui qui devait être le premier prêtre canadien était âgé de quinze ans et faisait alors ses études chez les Jésuites ; 3o qu’avant 1659, il n’y avait pas d’évêque en Canada et que les ordinations, au pays, commencèrent l’année même de l’arrivée de Mgr de Laval ; 4o que, dès 1663, beaucoup de jeunes Canadiens étaient déjà sortis instruits de chez les Jésuites, plusieurs après avoir fait un cours d’études classiques ; 5o que nous avons eu un clergé canadien dans le dix-septième siècle, grâce aux Jésuites et à Mgr de Laval.

Y êtes-vous, M. Sulte ?

Vraiment, ce M. Sulte traite son public de la façon la moins respectueuse du monde : il se présente à lui dans un débraillé qui n’a pas d’excuse, et paraît lui supposer une naïveté obtuse, impossible à concevoir.

« La moyenne des garçons canadiens, dit M. Sulte dans sa communication, âgés de seize à trente ans durant cette période (1659 à 1688), était de quatre cents. » D’abord. M. Sulte abuse de l’usage des moyennes, dans ce paragraphe, puis, en forçant la note jusqu’à comprendre garçons de trente ans, il se fourre les doigts dans le nez. Notre homme est toujours très positif et très monté : c’est ainsi que se présentait le baron de Crac ; mais cette illustre personnage n’a jamais eu la réputation d’être un homme fort sérieux ; au fait, c’est un mauvais modèle à imiter.

Non, M. Sulte, de 1659 à 1688, la moyenne des non-mariés, hommes, de seize à trente ans, n’a pas été aussi peu que quatre cents ; le chiffre minimum de cette période ne descend pas jusqu’à ce nombre. En 1659, première année de la période indiquée, les non-mariés, de seize à trente ans (garçons) devaient être au nombre de plus de quatre cents ; par le recensement de 1665, on voit qu’alors ils étaient 603, à ne compter seulement que la population fixe ; le recensement de 1667 en accuse 641 : en 1688, le recensement nous indique qu’ils étaient plus de 1 000. Quel historien, quel chronologiste et quel statisticien vous faites, M. Sulte ! Comme philosophe et comme logicien, donc ?

Puisque la chose me revient en mémoire, je vais parler d’un passage de M. Sulte qui intrigue beaucoup le lecteur.

À la page 137 de son troisième volume, parlant de la Compagnie de Jésus, l’un des grands Ordres religieux de la Hiérarchie catholique, il dit :

« Bossuet devait leur dire un jour : Vous êtes plus forts par l’intrigue que par l’estime que l’on a de vous. »

On a déjà demandé à M. Sulte de nous dire à quel ouvrage il a emprunté cette citation de Bossuet : je renouvelle cette demande, en ajoutant qu’il faudrait indiquer non-seulement l’ouvrage, mais l’édition et la page. Si Bossuet avait tenu ce langage, il faudrait le regretter pour sa gloire ; — mais s’il ne l’a pas fait !

Le dernier paragraphe de la communication de M. Sulte se lit comme suit :

« Les attaques de M. Taché et de ses pareils me justifient de tout dire désormais. »

Ceci, traduit en style réaliste, signifie que M. Sulte se propose de renchérir sur les polissonneries qu’il a déjà débitées. C’est ennuyeux et dégoûtant comme les mouches et les puces ; mais c’est plus facile à atteindre, et il y a encore du bois vert. Quant à mes pareils, dans cette occasion, cela constitue l’âme, le cœur et l’intelligence de notre race, et je me suis laissé dire qu’ils sont à se demander jusqu’où on peut être justifiable de payer les frais de pareilles sottises. Les conditions d’un contrat, pour être tacites, n’en sont pas moins des conditions ; les souscripteurs canadiens-français et les catholiques sont, bien certainement, lésés d’outre-moitié dans cette affaire.