Louis Perrault, imprimeur (p. 58-76).

III.



LE quinze Juin 1812 l’Île qu’habitait l’amante de Gonzalve était tout en émoi. Louise St. Felmar avait laissé la maison de son père avant le lever du soleil. La moitié du jour était écoulée, et on n’avait encore pu trouver aucune trace de son départ. Des perquisitions s’étaient faites dans toutes les parties de l’île, mais personne n’en avait rapporté de nouvelles. St. Felmar n’avait pas un instant douté des causes de cette disparition. Il connaissait le sort dont il avait menacé son innocente enfant. Les remords que lui donna le souvenir de ses brutalités le tirèrent enfin de son endurcissement. Il comprit que ce n’était pas la force qui implantait l’amour dans les cœurs, ni qui pouvait l’y éteindre.

Les sentiments d’un père prirent alors la place de ceux du despote. Il ordonna sur tous les points des recherches qui demeurèrent toutes infructueuses. Ses vives inquiétudes lui firent pour un moment oublier les dissensions qui l’avaient toujours éloigné de la maison de Gonzalve. Il alla demander au vieux gardien de son voisin, s’il ne connaissait rien du départ de son enfant.

— L’absence de votre fille, dit Maurice, n’est pas une chose qui ait pu exciter ma curiosité. Depuis longtemps la réclusion qu’elle subit, m’a accoutumé à la croire morte ou bien loin d’ici. Elle serait passée devant moi que je ne l’aurais pas reconnue.

St. Felmar fronça le sourcil. Ces paroles lui remirent sa conduite sous les yeux, et avec un déchirement de cœur, il s’écria : « Vous ne pouvez donc rien m’en dire ? »

— Non, monsieur ; mais je me rappelle un incident qui pourrait peut-être éclaircir un peu le mystère de cette absence. J’ai vu hier passer ici un inconnu qui s’arrêta souvent pour examiner votre maison et les dépendances. Je ne sais ce qui l’a amené dans l’île, ni ce qui l’attirait vers votre demeure. Pendant plusieurs heures, il s’est tenu à l’extrémité de votre jardin, ayant un cahier à la main et paraissant y tracer des figures. Je vous disais que la venue de cet inconnu pourrait servir à vous mettre sur les traces de votre fille. Voici comme je l’entends. Votre demoiselle pourrait être sortie sur, le soir et être tombée dans quelque piège tendu par cet homme. Voilà tout ce que je puis vous dire là dessus.»

St. Felmar sortit encore plus embarrassé que jamais. Ses fautes, cependant, attendaient un châtiment qui devait mettre un nouveau comble à ses chagrins. En entrant chez lui, on lui l’émit une lettre portant le timbre de Québec. À peine eut-il le courage de l’ouvrir. En brisant le cachet il reconnut l’écriture de son frère et lut ce qui suit :

Mon cher frère,

À mon retour d’Europe, j’espérais pouvoir t’amener ton fils ou du moins t’en donner des nouvelles satisfaisantes. Je ne sais comment tes sentiments de père recevront ce que j’ai à t’en apprendre. En arrivant à Toulon, je pris aussitôt la diligence de Paris, afin de voir Gustave que je croyais retrouver à l’Université. Je m’y dirige en entrant dans la capitale, et je m’informe de ton fils. On me répond qu’il n’y a dans la maison personne du nom de St. Felmar. Je me fais conduire près de l’Intendant qui me dit que le seul élève qu’il connaissait du nom de Gustave était un jeune Canadien appelé Duval. M’étant annoncé comme son oncle, l’Intendant fut surpris de me trouvera Paris cherchant mon neuveu. « Il est parti, me dit-il, depuis trois ans. Les motifs de son départ étaient si impérieux, que pour sa sûreté, il n’a laissé aucune trace de la route qu’il a prise. »

J’appris aussi que c’était à la suite d’un duel qu’il s’était enfui. On a souvent écrit pour en savoir quelque chose. Nous n’avons pu ni l’un ni l’autre recevoir ces lettres parce qu’elles portaient toutes l’adresse de Duval. Gustave n’a pas d’autre nom à Paris.

Voilà tout ce que j’ai pu apprendre. Après avoir terminé mes affaires de commerce, j’ai visité nos parents de Dijon. Notre neveu suit les drapeaux de l’Empereur, depuis près de six mois. Il a déjà figuré dans plusieurs batailles, où, avec quelques blessures, il s’est créé une petite renommée. Il est maintenant sur les frontières de Pologne dans l’armée du général Moreau. L’empereur continue ses conquêtes. Je ne sais, quand il aura subjugué l’Europe, s’il ne viendra pas saluer l’Amérique de quelques bordées. L’agitation est extrême en France. Chacun désire vivement la paix, et chacun court s’enrôler pour combattre. La gloire dont se couvrent maintenant les Français ne me ferait pas trop envie. J’aime mieux l’obscurité… et mes os… Dijon est beaucoup plus paisible que la Capitale ; mais on y rencontre plus de femmes que d’hommes ; car la plupart sont à l’armée. Ceux que j’y ai vus de nos parents m’ont chargé de mille amitiés pour toi, et doivent travailler activement à découvrir les traces de Gustave. Ils n’ont appris son départ que par ma bouche. Tout est si agité qu’ils avaient à peine pensé à lui. Ils lui ont écrit ; mais les postes sont si mal conduites, qu’ils attribuèrent son silence aux difficultés de communication.

Voici ce que mon retour a de plus important à l’apprendre. J’espère qu’au lieu de te laisser aller au découragement, tu prendras les moyens de retrouver ton fils. Je te conseillerais d’aller toi-même en Europe. Quand même le voyage serait-il infructueux, il ne manquerait pas d’intérêt. J’ai laissé à mes amis d’Europe le soin de travailler de leur côté ; et il est à espérer que nous aurons sous peu de ses nouvelles. Embrasse pour moi ton épouse et ta petite Louise qui doit être à l’âge d’avoir un compagnon.

Ton frère affectionné,

Charles St. Felmar

Québec, 14 Juin 1812.

Il est impossible d’exprimer l’abattement dans lequel cette lettre jeta St. Felmar. C’était dans ce fils que son orgueil avait placé sa dernière ressource. Gustave était né en Canada ; mais dès l’âge de huit ans, il avait été conduit à Paris pour y faire son cours d’études. Il était parvenu à l’âge de dix neuf ans quand il laissa l’Université, où, malgré son caractère rebelle, il avait puisé les premières notions d’un grand nombre de sciences qui pouvaient servir utilement à la vie fugitive qu’il paraissait avoir embrassée. Il avait passé une année à l’école polytechnique où son goût extrême pour les armes et la querelle lui fit faire des progrès éminents. Son père avait appris son habileté dans les armes et il en avait fait la base de la vaine espérance, que dans la lutte entre les États-Unis et le Canada, sa réputation compenserait le litre de noblesse qui lui manquait.

Ce nouvel échec lui apporta encore les remords d’en avoir causé une partie par son orgueil. Depuis près de huit ans il avait fait consentir son frère à changer leur nom de Duval en celui de St. Felmar qui lui semblait plus roturièrement noble. Son fils qui était absolument étranger et ignorant de ce fait, n’avait pu être connu que sous celui de Duval. Il pouvait se faire qu’il aurait écrit à son père et que l’inexactitude de l’adresse eût empêché ce dernier d’en avoir connaissance. L’infortuné St. Felmar se vit en un instant privé des plus chères espérances de sa vie. Cette lettre, le jeta dans une espèce de désespoir mêlé de dépit stupide. Il tourna ses regards vers l’objet le plus pressant et en même temps le plus probable à remédier. Il s’occupa avec activité de la recherche de sa fille.

L’apparition de l’inconnu, dont Maurice lui avait parlé, lui donna de vives inquiétudes. Il savait que sa fille, souvent fatiguée de sa prison, avait l’habitude de sortir tous les soirs dans le jardin ; et il n’entretint plus de doute qu’elle n’eût été enlevée.

Maurice n’était pas plus tranquille que lui. Il s’était rendu au lieu où il devait rencontrer l’amante de son maitre, mais il ne l’y avait pas trouvée.

Il partit lui-même à sa recherche, traversa seul le St. Laurent et alla s’enquérir sur la rive opposée.

Il apprit d’un pêcheur, qu’il était descendu pendant la nuit deux personnes parfaitement mises qui avaient laissé leur esquif à quelques pas de là. C’était deux jeunes gens qui paraissaient agir avec beaucoup de précipitation.

Toutes les perquisitions de Maurice se terminèrent là ; il n’en put savoir d’avantage. Il repassa tristement le fleuve et instruisit sans retard son maître des événements qui venaient de jeter la famille St. Felmar et lui dans une si profonde consternation. À peine eut-il le courage d’en faire le récit ; car il savait que Gonzalve lui tiendrait compte de ce qui arriverait de fâcheux à son amante. Se confiant néanmoins dans la sincérité du dévouement de son cœur, il ne lui cacha aucune circonstance quelque pénible qu’elle dût être.

St. Felmar voyant enfin l’inutilité de ses recherches, tomba dans un attendrissement extrême, provoqué par le repentir d’avoir attiré tous ces malheurs sur sa tête par son opiniâtreté et son orgueil. L’amour paternel avait repris son empire. Il allait chaque jour passer de longues heures dans la chambre qu’occupait naguère son enfant. La première fois qu’il y entra son âme fut percée de douleur en voyant le dénuement dans lequel il l’avait laissée vivre. Quelques habits épars ça et là, des mouchoirs encore trempés de pleurs couvraient le parquet. Pour tous meubles, un piano, une guitare et une table couverte de dessins. Tout lui semblait vivant en cette retraite, tout parlait à son cœur. Il lui semblait entendre encore cette guitare résonner ces chants d’amour qu’il maudissait naguère parce qu’il en voulait dicter d’autres. Ce n’était plus cependant la voix de l’amour, mais celle de l’innocence opprimée qui suivait les vibrations illusoires du sombre instrument et inspirait le désespoir et la mort.

Peu de jours s’étaient écoulés depuis le départ de Louise. St. Felmar un peu plus paisible que la veille, examinait les dessins qui avaient dissipé les longs loisirs de sa fille. En soulevant un papier, il s’en détache une lettre qui tombe à ses pieds. Il s’empresse de la reprendre. Elle était à son adresse et de l’écriture de Louise. En l’ouvrant il lut ces mots : « À mon père et ma mère. » II courut à son épouse pour lui en faire la lecture. Elle était ainsi conçue :

Mon Père et ma Mère

Adieu !

J’ai goûté près de vous toutes les douceurs d’une enfance heureuse ; mon cœur en conservera une éternelle reconnaissance. Mais hélas ! combien ce doux souvenir souffrira d’être suivi du déchirant qui me rappellera la cause qui me force aujourd’hui de m’éloigner de vous ! Ô vous, ma tendre mère, que mon départ accablera de douleur pardonnerez-vous à votre enfant d’avoir ainsi méconnu vos bontés ! Si vous ignoriez ce qui m’a portée à cette résolution je mériterais de votre part la malédiction lancée contre les enfants dénaturés. Toute ma vie serait un reproche continuel de cette action. Mais demain ! demain ! si j’étais restée ! quel sort m’attendait ! À quelle vie de malheurs n’étais-je pas condamnée si le ciel ne m’eût donné le courage de fuir !

Je pardonne à mon père les maux qu’il m’a causés et ceux que je souffrirai encore. Jamais je n’ai osé le tromper sur mes sentiments. Dans le temps même que j’attendais de mes aveux les plus terribles châtiments, je courais l’instruire de l’état de mon âme ; cette sincérité a malheureusement tourné contre moi. J’en ai cependant retiré le fruit d’avoir conservé mon âme pure et un cœur éprouvé à mon amant. C’est à présent, ma mère, que je reconnais la vérité de ces paroles de l’Évangile, que vous me lisiez chaque jour : « L’épouse abandonnera son père et sa mère pour suivre son époux. » Oui malgré les liens sacrés que la nature m’avait imposés, malgré mon attachement pour vous et même pour mon père, vous cacherai-je que c’est encore avec une espèce de bonheur que je m’éloigne de vous ! Ne vais-je pas sur les traces de l’époux que le ciel et mon cœur m’ont choisi ?

Je vous conjure de vous épargner la peine de me chercher, Dussiez-vous me retrouver, une force supérieure protégera ma retraite. Mon sort est pour toujours lié à celui de Gonzalve. Je dois suivre ses pas partout où le destin le conduira. Ma vie sera trop courte pour lui prouver la constance de mon amour ; je m’attacherai à lui jusqu’au tombeau.

Si le ciel nous reconduit près de vous, je vous reverrai, si vous revoyez mon époux ; vous serez mon père si vous consentez à être le sien. Sinon, je le jure aux pieds de l’éternel, commencez dès à présent à m’oublier ; commencez à me croire morte, si ce n’est par la nature, ce sera par votre opiniâtreté qui m’éloignera à jamais de vous. Mais j’espère dans les faveurs du ciel… J’espère retrouver bientôt un père et une mère dont la tendresse affectueuse effacera le souvenir du passé.

Dans deux jours je serai réunie à mon époux, le ciel aura entendu et béni nos serments. Mais que ne m’est-il donné, en le pressant sur mon cœur, de partager ses douces caresses avec les auteurs de mes jours. Hélas ! que le ciel m’exauce ! Qu’il ramène mon époux et moi près de leur père ; que nos deux cœurs unis pour toujours goûtent le bonheur de voir leurs enfants sur les genoux de leurs aïeux ! Qu’il me permette de mêler mes pleurs et mes joies aux sympathies affectueuses de ma mère !

C’est le vœu le plus ardent de celle qui aime encore à se croire votre fille affectionnée.

Louise.

14 Juin, 1812.

Cette lettre plongea l’épouse de St. Felmar dans un excès de douleur qui mit sa vie en danger. Le double coup qui venait de la frapper affecta son corps encore plus que son esprit. Sa santé s’affaiblit peu à peu et son orgueilleux époux se vit bientôt sur le point de voir une troisième victime sacrifiée à son ambition.

Il dissimula pendant quelque temps l’irritation dans laquelle l’avait jeté la lettre de sa fille. Mais dès qu’il vit son épouse rétablie, toutes ses passions se ranimèrent plus vivement que jamais. Il accusa hautement Gonzalve de lui avoir enlevé sa fille et jura de la recouvrer, dût-ce être au prix de son sang.

Il lui écrivit de la manière la plus outrageante ; et au moment de partir pour Chateaugay il mit ordre à ses affaires, afin de prévenir quelque coup imprévu. Cette précaution n’était pas inutile, vu les criminels desseins qu’il convoitait. Car il se proposait de détruire son ennemi, s’il ne parvenait à lui arracher sa fille.

Ayant fait venir un notaire, il la déshérita dans toutes les formes, et maudit le mariage qu’elle pourrait contracter avec Gonzalve. Ces dernières dispositions étant finies, il partit la rage et la vengeance dans le cœur.


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