Louis Perrault, imprimeur (p. 37-57).

II



LE soleil était au milieu de sa course ; un air serein commandait la paix dans l’atmosphère. Gonzalve assis tristement sous l’ombre d’un chêne, tenait un papier à sa main, qui tremblait en le froissant convulsivement. Il le portait parfois à ses lèvres et l’inondait de ses larmes.

Il arrive souvent qu’une imagination exaltée se crée un monde chimérique, se fait une vie d’infortune par la seule pensée qu’elle s’y croit destinée. Tel, sous l’influence de cette cruelle illusion, croira l’univers déchaîné contre lui, se sentira sans cesse dans le malheur sans en connaître la cause, et comme y étant invinciblement entraîné.

Tels on rencontre tous les jours ces caractères mélancoliques pour lesquels le reste des mortels semblent autant de persécuteurs. Tel on pourrait penser de Gonzalve si, ignorant le sujet de ses tourments, on pouvait le juger d’après les apparences, plqs souvent trompeuses que réelles. Mais son cœur venait de recevoir un choc propre à énerver les plus fortes résolutions et à déjouer les ressorts de l’âme la plus favorablement douée. Jamais sa force et son énergie n’avaient été mises à une plus violente épreuve. Mais la magnanimité saura encore prendre le dessus.

Bientôt on le voit se lever précipitamment, comme venant de prendre une résolution ferme et énergique. Ses yeux étaient mouillés de pleurs, mais ses, traits, que la tristesse et le malheur avaient formés, mettaient sur les plus fortes expressions de ses peines un voile impénétrable aux regards les plus éclairés. À quelques instants de là on le voit, tout en armes, sortir du camp appuyé sur le bras d’Alphonse et prendre le chemin de la forêt.

Quoiqu’il y eût une bien intime similitude entre le caractère de ces deux amis, l’humeur semblait en faire une différence extrême. Alphonse, aussi jovial et plaisant que Gonzalve était triste et sérieux, abondait en reparties de toutes espèces.

Dès qu’ils furent éloignés du camp et qu’ils eurent fait quelques pas dans la forêt, ils entendirent le bruit des mousquets de leurs amis, qui, comme nous l’avons vu, étaient partis quelques heures avant eux en la compagnie des deux assassins. Ils les eurent bientôt rejoints et Gonzalve prenant à part l’un des deux jeunes officiers de la troupe, lui demanda mystérieusement où il se proposait d’aller passer la nuit. « Sous le pin noir, » répondit-il. La chasse était heureuse, il ne le retint pas plus longtemps. Le Pin-Noir était un endroit bien connu où se faisait ordinairement les rendez-vous des chasseurs. C’était un amphithéâtre formé de vignes sauvages et dominé par un pin énorme dont la tête semblait toucher aux nues. Soit que cela tînt de la nature du sol ou de quelqu’autre raison inconnue, ce pin était couronné de branches noires, et on eut dit que son écorce avait été peinte de cette couleur.

On se sépara sans aucune autre explication et Gonzalve prit avec son compagnon le chemin le plus frayé qui conduisait au Pin Noir.

Plus on avançait, plus le colonel devenait triste et oppressé d’un poids énorme. Enfin épuisé de douleur il sent ses jambes plier sous lui, et tombe comme si son courage ne voulût lui permettre d’aller plus loin. Alphonse court à lui et s’informe de ce qui vient de causer cette faiblesse. Son amitié lui avait, depuis longtemps, fait connaître l’état de son frère d’armes.

Mais comme la familiarité n’était pas encore bien établie entre eux, il n’avait osé l’interroger sur les secrets qu’il semblait vouloir celer aux yeux de tous. Quand il le vit dans un si complet état d’accablement, il ne douta pas que son âme ne fût seule le siège du mal, et pensa avec raison qu’un épanchement confidentiel lui rendrait le courage qui s’affaiblissait insensiblement en lui « Gonzalve, lui dit-il, qu’avez vous donc ? Pourquoi ne pas me laisser partager vos chagrins ? Je sais que vous souffrez ; me jugez vous indigne de souffrir avec vous ! »

— Hélas ! non, mon ami ; mais l’infortune qui me poursuit ne saurait se partager. Quoiqu’il en soit reposons nous un instant et apprends si le cœur de l’homme peut être soumis à plus d’épreuves, que l’a été le mien ; apprends si ton âme saurait me soulager de mes peines. Tiens, lis cette lettre, et explique toi ma présence en ces lieux.

À Gonzalve de R. Colonel de l’état major de la milice, stationnée à Chateaugay.

Mon cher Gonzalve,

Encore un moment et c’en était fait de nous deux. À peine ai-je la force de t’annoncer les derniers coups qui me frappent. Mais je ne veux pas d’avance répandre le deuil dans ton cœur sensible. Tu souffres déjà, j’en suis certaine. En te disant que dans quatre jours, je serai près de toi, j’espère tempérer les tristes nouvelles qu’il me reste à t’apprendre. Je dérobe le temps le plus précieux pour t’en écrire quelques mots. Ma position ne pouvant subsister sans ton secours, je ne saurais exécuter mes projets sans t’en donner avis. Depuis ton départ je n’ai appris de toi que la nouvelle de ta promotion au grade de Colonel. J’avais espéré que ta renommée adoucirait les scrupules de mon père ; mais vain espoir. Sa passion dominante en a reçu un nouvel échec et bien loin que ton avancement ait servi nos intérêts, il n’a fait qu’accroître les difficultés. Sans cesse obsédée malgré moi de mille prétendants importuns, j’en suis venue au point de déclarer à mon père, ma résolution de renoncer au mariage. Ce fut là, de sa part, le terme d’une patience depuis longtemps lasse de mes dégoûts pour ses volontés. Sans me donner un moment de réflexion, il m’a nommé l’époux qu’il me destinait et le jour qu’il entendait célébrer mon mariage. Depuis ce jour mon esprit n’a plus porté que sur ces mots : faut-il vivre ou mourir ? Sans aucuns moyens de résistance que pouvais-je faire ? Tout ce que la nature m’a donné de pleurs et de fermeté, je l’ai employé auprès de mon père. Mais tout servit contre moi. Je t’ai entendu maudire, j’ai entendu maudire les serments de notre amour ! Dans l’excès de mes peines, j’en vins souvent sur le point de me perdre et te perdre en même temps. Puisqu’il faut, disais-je, passer ma vie dans le malheur, ne vaut-il pas autant souffrir en obéissant à mon père qu’en agissant contre son gré, sans pouvoir aspirer à des moments plus heureux ! Est-il de pire état que d’être séparée de celui que j’aime. Pardonne moi, Gonzalve, ces pensées funestes. Elles n’eurent jamais de source que dans le désespoir. Enfin soit par inspiration du ciel ou bienfait de l’amour, mon énergie n’était pas encore éteinte. J’ai conçu le projet de me soustraire à la puissance paternelle et de faire sans plus tarder le pèlerinage de l’amour. En quatre jours je toucherai le même sol que toi, je confondrai mes larmes aux tiennes, et si le ciel exauce mes vœux, nous mettrons le dernier sceau à notre union. Sans l’espoir de terminer ainsi ma course je fuirais plutôt à cent lieues de toi. Maurice, ton homme de confiance, a préparé tout ce qu’il faut pour mon départ. Mais comme il ne peut m’accompagner jusqu’à Chateaugay, je suis forcée défaire le trajet seule. J’ai, à cause de cela, résolu de cacher mon sèxe sous des habits que Maurice a fait exécuter ces jours derniers. Ainsi mardi prochain tu pourras m’attendre dans l’équipage d’un Gentleman Anglais. Adieu ! je n’ai pas de temps à perdre. C’est demain que doit se célébrer mon mariage. Quelques préparatifs me restent encore à faire ; adieu, te dis je, adieu.

Louise.
Le 14 Juin 1812.


— Mais comment ! nous sommes partis pour deux jours. C’est aujourd’hui mardi ! Est-ce ici que vous allez la recevoir ! à qui en avez vous confié le soin ?

— Alphonse, que ton langage soit désormais plus amical. Comprendstu maintenant, si j’ai sujet de m’affliger ? Devrait-on à cette heure me voir en ces lieux ? Tu m’as suivi sans savoir pour quel but je t’entraînais dans les bois. Mais bientôt tu apprécieras ma démarche, et tu connaîtras ce qui m’a fait sacrifier le bonheur de recevoir mon amante fugitive à l’ennui et l’horreur d’une nuit qui aurait été la plus heureuse de ma vie. »

— Ton ange arrivera toujours ; elle opérera une révolution dont le camp se réjouira autant que toi. Car chacun souffre de te voir si occupé de souvenirs qui te consument. Mais ne me diras-tu rien sur ce modèle de courage et d’amour. Je lui ai déjà dressé un autel, mets y l’encens et je l’adore ; en sous ordre, bien entendu. »

— Pourquoi, mon digne ami, te celer plus longtemps ce qui torture la vie de la plus aimable des femmes, et ce qui a changé le charme de la mienne en une vie de douleurs ? Approchons du Pin-Noir et si le jour nous favorise encore, nous causerons en attendant la nuit.

Il ne s’était écoulé que quelques heures depuis leur départ du camp. Le soleil était encore haut ; et en peu de temps ils eurent gagné le lieu indiqué sous le nom de « Pin - Noir. » Comme les desseins de Gonzalve ne leur permettaient pas de s’y arrêter avant la nuit, ils avancèrent encore et quand ils eurent atteint un lieu propre à se reposer, ils déposèrent leurs armes et leur bagage.

« Mon ami, dit Gonzalve, la lettre dont tu viens de faire la lecture, te fait assez connaître le sujet de mes tourments. À ton âge, tu n’es pas sans avoir déjà senti l’influence de l’amour, et sacrifié sur son autel. Doué d’une sensibilité extrême, mon cœur, encore novice dans les secrets du monde, éprouvait les puissantes passions qu’inspirent les charmes d’un sexe enchanteur. Le premier sentiment profond dont il fut atteint fut celui de l’amour. Mais, Alphonse, tu excuseras cette faiblesse quand je t’aurai dit un mot de celle qui en fut l’objet. Comment pourrais-je t’en donner une idée ? Le soleil qui éclaire le monde, le vent léger qui soupire dans la forêt, la sirène qui fend les flots de l’océan n’ont rien qui puisse égaler ses charmes. Dans son état le plus simple, dénuée d’ornements et de parure, ma Louise te paraîtrait unique sur la terre, si tu avais le bonheur d’obtenir un de ses regards.

« Quoique mon cœur ne reçoive pas entièrement ses impressions de la conformance du corps et de la figure ; néanmoins, comme la première sensation se puise dans le regard, tu saurais me dire si mon premier sentiment fût injuste.

« Louise, dès ses premières années, a reçu d’une constitution faible et d’une santé imparfaite une délicatesse qui a passé de son corps à ses qualités intellectuelles. Toutes ses actions, toutes ses pensées respirent cette délicatesse. Sa taille svelte et dégagée n’a, pas eu besoin des secours de l’art pour prendre cette tournure élégante qui distingue si éminemment son sexe. La rose peinte au naturel sur sa bouche et ses joues répand un feu qui embrase. Son regard, comme cette faible lumière qui tantôt brille d’un vif éclat, tantôt vacille débilement, reprend et perd tour à tour sa splendeur, porte dans l’âme un trouble mêlé d’espoir et de tristesse. Quand elle me disait ces mots enchanteurs : Je suis à toi pour la vie. » Comme je voyais se balancer mollement cette belle poitrine qui reflétait sa couleur sur un cou d’albâtre !

« Mais que sont encore toutes ces qualités corporelles ! Sont elles capables de donner une idée de mon adorable Louise ? Comment pourrais-je te peindre ce caractère angélique ? Il suffirait cependant pour l’apprécier que tu entendisses un seul mot de sa bouche divine. Enfin, mon ami, je l’aime, oui je l’aime de toute la force de mon âme. Je l’aime comme le fils aime sa mère, comme la mère aime sa fille. Je l’aime plus que tout cela encore. Son souvenir resserre et brise mon cœur. Je dévore ce souvenir, je ne le laisse pas un instant. Mon cœur est vide sans lui… et elle est digne des adorations de la terre ! »

En finissant ces mots les larmes coulèrent de ses yeux. Il était en effet dans toute la fureur de l’amour. Il est si doux de pleurer pour un amant !…. Le malheur est nécessaire à l’amour… il lui faut des pleurs… les pleurs lui sont aussi doux que la présence de l’objet chéri.

— C’est assez, dit Alphonse tout ému, avançons ; je crois entendre les pas d’un cerf près de la fontaine que tu sais.

— Non, viens près de moi, parlons encore de Louise ; parlons de mes malheurs.

— Je le veux, mais je sens que ce jour est trop rempli d’événements, pour te laisser paisiblement reporter ta pensée sur des souvenirs aussi pénibles.

—Pénibles !… non, doux !… doux comme les baisers d’une amante… doux comme les faveurs d’une épouse. »….

Alphonse s’assied, mais comme son ami ouvre la bouche pour reprendre son discours, un cri de stentor les met aussitôt sur pieds.

« Here Brandsome. » Et l’écho de la forêt porta au loin la voix d’un géant armé de pied en cap, portant l’uniforme républicain. À peine eurent-ils le temps de se crier « aux armes » qu’ils se virent en face de trois grands Yankees, qui leur ordonnèrent de leur remettre leurs épées, et de les suivre. Comme nos deux jeunes Canadiens ne paraissaient pas disposés à se conformer à ce langage, qu’ils n’auraient pas même compris, s’il eût été Français ; chacun prend une attitude hostile, et le bruit des armes annonce déjà qu’il va se répandre du sang. Ces sévères civilités s’échangèrent de part et d’autre avec ardeur, et le combat devint de plus en plus animé et dangereux.

Gonzalve et Alphonse pour faire face aux trois ennemis dont ils avaient à parer les coups, firent un pas en arrière et prirent un arbre à dos. Leurs adversaires crurent apercevoir un succès dans cette démarche et déjà leurs regards étincelaient d’un feu vainqueur et orgueilleux. Ils se virent néanmoins assaillis d’une grêle de coups qui les fit reculer et en désarma un à l’instant.

La partie se trouvant alors égale, chacun puise une nouvelle vigueur, les uns dans le succès les autres dans la honte de la défaite. Le sang coule de part et d’autre. Gonzalve, emporté par son intrépidité, veut mettre fin au combat ; mais il reçoit dans le moment un coup violent qui lui perce le bras gauche. Cette blessure le met en fureur. Il porte partout des coups terribles, et son adversaire tombe à ses pieds, frémissant de rage, et cherchant vainement un dernier souffle de vie qui s’échappe en mettant à peine un terme à sa fureur.

Celui qui venait d’être désarmé, en voyant ainsi tomber son compagnon, saisit un des pistolets qui pendaient à sa ceinture, et prend la fuite en le déchargeant au hasard. Il n’avait plus la force de viser à un but ; son courage n’avait trouvé de retraite qu’en ses jambes.

Heureusement ce coup de lâche n’eut d’autre effet que de terminer la lutte. L’interpellé Brandsome, n’en pouvant plus, et Alphonse le chargeant toujours avec la même adresse et la même vigueur, il remit noblement son épée et se confessa vaincu.

Fatigués de cette lutte sanglante, nos trois champions se reposèrent un peu en s’aidant mutuellement à bander leurs plaies.

Le fier Bostonnais paraissait triste et humilié, mais l’air noble du brave ne l’avait pas abandonné. Son premier sentiment fut celui d’une indignation outrée contre son lâche compagnon qui s’était enfui. Il s’exprimait par des exécrations dont la force n’était comprise que par ses gestes et le ton de sa voix. Il regardait tristement le brave qui venait d’expirer à ses côtés. Les traits du défunt étaient ceux d’un noble et preux jeune homme, d’une beauté éblouissante. La mort avait un peu contracté les muscles de sa figure et, entre l’expression de la rage et du désespoir, on découvrait encore sur sa bouche les derniers vœux de l’amour, qu’elle avait prononcés pour « mother and Eliza. » Brandsome lui rendit les derniers devoirs et jura sur sa tombe de le venger de la lâcheté de son camarade.

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Le Pin Noir projetait déjà ses ombres au loin. Aucun bruit n’avait encore annoncé la venue des chasseurs. Gonzalve instruisit alors son ami de ses desseins et emmenant avec eux leur captif, ils allèrent s’abriter à quelques pas du Pin Noir. À peine étaient-ils sous leur gîte, qu’ils entendirent une décharge de mousquet et virent bientôt approcher les chasseurs.


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