Imprimerie Beauregard (p. 39-48).

VI

Rapsodie


Petit grain de blé
De forces comblé,
Dis-nous quel mystère
Te lève de terre,
Petit grain de blé ?

C’est Dieu, c’est la Nature, et c’est l’ordre des mondes,
Qui versent dans le pré l’or de mes perles blondes.
Un hasard m’a fait naître au regard des humains,
Et j’ai mis l’avenir en leurs fébriles mains.
Je surgis de la mort et je produis la vie,
Pour que jamais la faim demeure inassouvie
Chez les êtres égaux voués au même sort.
C’est pour l’égalité que des javelles sort
Le fluide qui passe en l’orbe des planètes,
Et que n’attire pas l’éclair des baïonnettes.
Je contiens tout le sang des cœurs miraculeux,
Et mes ferments sont nés dans l’âme des aïeux,
Afin que la fierté des fécondes jeunesses,
En qui le juste voit les fougues vengeresses,
Abatte les abus sans cesse renaissants,
Comme une ivraie éparse aux toxiques puissants,
Qui soude à mes côtés son écaille hypocrite.
La fausseté, partout, cherche un Bien qui l’abrite :
Le vice en ma douceur invente un vitriol,
Et transforme mes sucs en poisons d’alcool.

De ta frêle tige
Vas-tu, sans vertige,
Jusques au palais
Épuiser l’ablais
De ta frêle tige ?

Dieu commande, et je marche où m’attend le sillon.
De l’aurore endormie au couchant vermillon,
Pendant que les pierrots chantent mes épousailles,
Je vole dans la joie immense des semailles.
Le paysan loyal me donne plus d’amour,
En broyant sous ses pas l’étape d’un long jour,
Que le riche orgueilleux n’en garde en sa vieillesse
Pour le trésor qui fuit sa tragique faiblesse.
C’est aux humbles que parle en son langage pur
Le crépitement vif et chaud de mon fruit mûr ;
Sur leur front rayonnant du prodige des marnes,
Et dans leurs bras nerveux que la tâche décharné,
Passe un courant divin descendu d’outre-ciel,
Mais le courant se brise au porche solennel,

Dont la grille forgée où la pitié s’enferme
Ne veut pas s’entrouvrir aux appels de la ferme.
Je vais où me conduit le sort de l’épillet.
Ma fleur y tombe, et voit les flammes de juillet
Semer sur le vallon des prismes de victoire,
Où ta pensive main recommence l’histoire.

Petit grain de blé
D’œuvres accablé,
Ta vigueur s’évade
Aux lointaines rades,
Petit grain de blé.

Je m’élance en tous lieux où m’appelle un devoir,
Et j’apporte avec moi les baumes du terroir.
Je veux que le parfum de mes plaines fauchées
Soutienne mes enfants à l’assaut des tranchées.
Ceux qui portent là-bas l’audace des bois-francs,
Sont issus de la glèbe et sortis de nos rangs.
Ils viennent du pays où la vague française
Roule son flot puissant qu’aucun môle n’apaise ;

Trois siècles ont pour eux gardé le souvenir,
Malgré l’oubli des lois qui le voudraient ternir,
Et l’âme qui vibrait aux chocs de Sainte-Foye,
A pour devise, encor, les mots : « Jamais ne ploye ! »
Ils ont vu Courcelette, Ypres et Festhubert,
En marchant aux Prussiens le cœur à découvert.
C’est pour ceux-là que je travaille et que je peine,
En dorant les grains lourds qui font pencher leur gaine.
Je hâte la récolte, afin que nos Poilus
Passent victorieux l’homicide talus,
Aux côtés de Barré, d’Asselin, et De Serres,
Pour prendre l’Aigle Noir et lui rompre les serres.

Bon pied, bon œil, le regard vif,
Et le sourire aux commissures,
Ils ne craignent pas les blessures
Qui leur entreront dans le vif.


Ils iront à la baïonnette,
Malgré la grêle des obus,
Vers les inattingibles buts,
Mais ils y feront place nette.

Ils culbuteront l’Allemand
Dans la tranchée ou dans la plaine,
Et vaincront sans reprendre haleine,
Quand, même, on ne sait trop comment.

Sous les armes, ils ont la Gloire,
Et voient dans les plis du drapeau
Paraître le Petit-Chapeau,
Comme un présage de victoire.

Le sang fort de la Liberté
Coule dans leurs membres robustes,
Et l’on sent battre sous les bustes,
Dans ces nobles cœurs, la Fierté.

Pour guérir la détresse humaine
Qui clame vers le Ciel : « Je crois ! »
Au nom des peuples mis en croix
Ils triompheront. Dieu les mène !

Petit grain de blé,
Quel deuil a troublé
La paix de nos chaumes ?
Tu mouilles ma paume,
Petit grain de blé.

Ceux qui sont morts viennent parler à ceux qui vivent.
Ils brisent un moment les liens qui les rivent
À leur monde invisible où ne vont pas nos yeux.
Dans la tranquillité des soirs mystérieux,
J’entends sourdre la voix du passé, qui sommeille
Dans les alluvions où j’enfouis l’oreille.
Elle dit, cette voix, que le droit du plus fort
A les mêmes rigueurs contre le saint effort.
L’Europe n’est pas seule où la Justice pleure.
On veut qu’en mes vertus la générosité meure
Pour avoir trop aimé l’âme du sol natal,
Et jusque dans mes bois, un gendarme brutal
Veut me faire oublier le doux parler des mères,
Qui depuis si longtemps berçait mes œuvres chères.

C’est un crime onéreux que d’être blé français,
Il ne faut pas germer dans les champs que je sais
Avoir été foulés par nos femmes normandes,
Mais obéir aux vœux des sentences gourmandes,
Qui voudraient étouffer de nielle et d’arrêts
Les ferments immortels cimentés aux guérets.

Voix mélodieuse de France,
Tu chantes en Ontario
Le poème de la souffrance
En un clair élan de brio !

Ta parole est une harmonie,
Qui s’amuse aux gammes des sons
En virtuose d’ironie,
Et change le deuil en chansons.

Ta vigueur est toujours vivante.
(On n’enchaîne pas un gosier.)
Tes mots sont la flamme mouvante
Dont s’illumine le brasier.


Toute lumière des Coupoles
Cherche ta suave beauté,
Car en l’altitude où tu voles,
Tu reflètes la Vérité.

Tu restes la porte de l’âme
Et des vœux meilleurs de l’esprit.
Toute largesse te proclame.
Toute ignorance te proscrit.

Tu dis les volontés divines,
Et brûles des feux de la Croix
Les taudis cachés des ravines
Et les domaines où tu crois.

Tu demeures hautaine et libre,
Depuis le geste de Brûlé.
Et sur nos fronts ton rayon vibre,
Que le ciel soit pur ou voilé.

Car tu fus ici la première ;
Aux ruines tu survécus
Dans ta vaillance coutumière,
Et tes fils ne sont pas vaincus.

  
Lève ta voix victorieuse
Sur le sol que tu fécondas.
Il n’est d’étape glorieuse
Sans ton cri, dans les Canadas.

Monte vers des hauteurs nouvelles,
Malgré les fers, malgré la Loi.
Toujours grande tu te révèles,
Et notre loyauté, c’est Toi !

Petit grain de blé
Trop souvent criblé,
La vivace flore
Renaît à l’aurore,
Petit grain de blé !