Les femmes qui tombent/01/2

Calmann Lévy (p. 7-16).
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ii

Edwards D… a quarante ans. C’est une force, un caractère, un esprit. Son nom n’a pas encore eu le retentissement qu’il aura plus tard. On le signale comme une forte intelligence. Il se trouve mêlé à toute la haute politique de ces dernières années.

L’emploi qu’il occupe dans l’État indique celui qu’il est appelé à remplir prochainement. En attendant, il donne la mesure de sa valeur et de son influence. Il est ce que l’on appelle « tout-puissant ».

Il accorde plus d’audiences qu’un ministre. Mais, pour des raisons qui lui sont particulières, il reçoit chez lui, dans son hôtel de la rue de Varenne, le matin de neuf heures à onze, le soir de cinq à sept. Cette heure-là est réservée aux femmes.

Il est six heures. Une femme vient d’entrer. Petite, blonde ; elle a plus de trente ans ; cependant elle est encore jeune. Elle s’est endimanchée ; la robe de soie noire, sous la pelisse de cachemire à trente-neuf francs. Un chapeau bordé de jais avec des plumes. Son visage est rose malgré la poudre de riz qu’elle a plaquée abondamment. Elle mord ses lèvres minces qui rougissent sous la dent fine et blanche.

Sa carte que l’huissier vient de prendre porte ce nom : Yvonne Le Boterf.

Elle est émue, troublée, elle respire mal ; elle rajuste sa voilette, et regarde furtivement autour d’elle.

L’antichambre est sévère, sombre, d’un vert presque noir. Deux hautes lampes l’éclairent à peine. Le foyer, où le coke s’éteint, croulant sous les cendres, envoie encore une chaleur trop vive. On étouffe.

Yvonne Le Boterf s’est mise debout, suffoquée.

Un grincement de porte ; l’huissier appelle :

— Si madame veut entrer.

Elle marche, très raide. L’huissier la précède.

Un long corridor éclairé par deux lanternes chinoises, et, au bout, une large porte que l’homme pousse, écartant la portière.

— Madame Le Boterf.

La portière est retombée.

Yvonne hésite une seconde, ne voyant personne. Mais l’homme d’État s’est levé ; il fait deux pas vers elle.

— Bonjour, madame ! asseyez-vous.

Elle s’est enfoncée dans un grand fauteuil carré, au coin du bureau sur lequel il appuie son coude, dégageant sa main fine, qui lisse sa barbe soyeuse, d’un blond vif. Le front découronné très loin, le regard voilé, les traits longs, le teint chaud, la lèvre épaisse. Il regarde la femme et sourit.

— La dernière fois que j’ai eu l’honneur de vous voir, monsieur, vous m’avez fait espérer que vous daigneriez vous intéresser à l’avancement de mon mari. Depuis ce temps…

Elle balbutiait et commençait à rougir.

Il dit :

— Il y a un an, je crois, pourquoi n’êtes-vous pas revenue ?

Elle murmura :

— Je craignais…

— Une jolie femme n’est jamais indiscrète.

Edwards D… tira un fauteuil et s’assit près d’elle.

— Voyons, que désirez-vous ?

— Oh ! c’est une grosse ambition. Mais vous êtes tout-puissant. Un mot de vous et nous serons au comble de nos vœux.

— Vraiment ! — Il riait. — Je ferai tout ce que vous voudrez.

— Comme vous êtes bon !

— Et comme vous êtes belle !

— Oh ! une vieille femme…

— Vous êtes adorable.

Il prit sa main, qu’elle tira, un peu effarée ! Mais il la retint et la baisa au poignet.

— Et cette ambition, dit-il lui serrant les doigts, c’est… une augmentation de traitement ? Votre mari est employé ?

Elle feignit d’oublier qu’il la tenait, et débita précipitamment :

— Oui, mais voilà : son chef de bureau est mourant ; demain, peut-être, la place sera libre, et c’est cette place… Six mille francs…

— Diantre ! c’est énorme, ce que vous demandez là. Voyons. Vous y tenez beaucoup ?

— Oh ! oui !

— Si je fais cela, ce sera uniquement pour vous, mais…

Il passa son bras autour d’elle et essaya de l’embrasser. Elle fit un cri, se jetant en arrière.

— Il ne faut pas être méchante, dit-il, s’animant au contact de cette femme épeurée et frissonnante.

— Laissez-moi…

Elle voulut se lever : il était à genoux et la retenait enfoncée, demi renversée dans le fauteuil large.

Elle luttait, se sentant défaillir.

Une colère le prit : il ne l’avait pas embrassée.

— Un baiser, au moins, folle ?

Yvonne le regarda avec hésitation. Elle pensait : « Rien qu’un baiser ! » Alors une horreur la secoua ; l’étreinte d’Edwards devenait plus hardie, et il lui sembla qu’elle allait mourir. Elle voulut appeler ; il se jeta sur ses lèvres. Elle eut un gémissement étouffé, se tordant, essayant d’enfoncer ses ongles dans la chair des mains qui s’emparaient d’elle.

En se débattant, elle fit ouvrir son manteau et craquer son corsage. Elle haletait, crispée, la gorge serrée, ne pouvant dire un mot, se défendant des poings.

Il répétait, s’affolant :

— Embrasse-moi, embrasse-moi…

Tout à coup, elle s’évanouit.

Edwards D… pensa qu’elle s’abandonnait.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Un pas venait dans le corridor ; puis on gratta à la porte.

Yvonne ne bougeait pas.

D’un geste rapide, l’homme d’État poussa le fauteuil où elle gisait dans un cabinet sombre, dont le rideau retomba. L’huissier s’avançait avec une lenteur discrète ; il tendit un plateau d’argent où Edwards prit une carte armoriée : « La baronne de Monthaut. »

Mais, au même instant, un tapage de jupes envahit le cabinet ; la baronne n’attendait pas.

Elle avait grand air avec son chapeau Rembrandt relevé sur l’oreille par les plumes d’or d’un oiseau de paradis.

Sa robe en queue de serpent venait derrière elle, ondoyante.

Dès qu’ils furent seuls, elle appuya sur le bras d’Edwards ses deux mains fourrées dans un manchon de peluche, que fleurissait au milieu un bouquet de lilas, et elle lui tendit ses lèvres. Puis, d’un air d’ennui :

— Si j’avais espéré que vous prissiez la peine de passer chez moi, je ne serais pas venue ce soir.

Lui, distraitement :

— Pourquoi ?

— J’ai la migraine. Regardez donc mes yeux.

Elle affila, entre ses longs cils retroussés, un regard noir d’une volupté terrible.

Il eut un demi-sourire, et s’assit à son bureau, préoccupé ; il signa plusieurs pièces, ouvrit des tiroirs et classa des notes.

Elle vint s’appuyer derrière lui et lui baisa le cou.

— Tiens, c’est vrai, dit-il légèrement railleur, tu viens pour l’argent.

Elle répondit froidement :

— Oui.

Mais derrière lui son regard s’alluma.

Il se retourna, oubliant ses clefs à la porte secrète d’un compartiment où il venait de serrer des plis.

— Mais c’est donc le tonneau des Danaïdes que ta caisse ?

— À qui le dis-tu ?

Elle levait les épaules.

Il reprit :

— Le baron devrait bien m’aider à la remplir.

Elle murmura :

— Encore s’il ne m’aidait pas à la vider.

— Hein !… Ah ! mais non, par exemple.

Il se leva et s’assit au bord de la table. Maintenant le fauteuil était entre eux. Il prenait l’air maussade ; un bâillement lui venait.

Elle pensa qu’il allait la congédier les mains vides. Une anxiété passa sur sa face hautaine, un frisson des narines gonflées, une pâleur des lèvres.

Elle tourna le fauteuil et vint se planter devant lui, cambrée, provocante, s’éclairant avec art pour que la lumière tombât sur ses cheveux fauves, cette crinière ardente et crêpelée qui faisait si blanche et laiteuse sa chair où couraient des veines bleues.

Et, traînant sa voix chaude :

— Pourquoi dis-tu non, puisque je ne suis libre qu’à ce prix ?

Il répondit d’en haut :

— C’est dégoûtant.

Dans son manchon, elle déchiqueta ses gants.

Mais elle reprit, l’air calme :

— Encore une fois, vous vous trompez. Le baron est un débauché, un panier percé. Il prend dans ma bourse comme dans la sienne, parce qu’il croit à mes mensonges, parce qu’il est persuadé que ces rentrées subites, quand le coffre est à sec, proviennent de mes tripotages à la Bourse. S’il en connaissait la source, il me tuerait.

L’homme d’État eut un rire insultant. Puis, d’un geste lassé, il tira son portefeuille et demanda :

— Nous avons dit : huit cents louis ?

Elle ne répondit pas, blessée. Cependant ses yeux suivirent, demi clos, le feuillètement des billets de banque qu’Edwards comptait.

Il fit un rouleau et, se penchant, le glissa dans le manchon.

— Voilà.

Son accent et son geste disaient : « Bonsoir. »

Elle avait brusquement retiré ses mains, comme pour ne pas recevoir l’argent ; mais, soudain, elle se jeta sur Edwards, appuya sur lui sa gorge opulente et l’étreignit.

— Tu ne m’aimes plus, disait-elle la voix basse.

Alors elle joua sa comédie de courtisane. Elle ne voulait pas être lâchée par ce banquier, qui couvrait d’or son corps de lionne amoureuse. Elle s’entendait à aguicher ce blasé, à donner soif à cet abreuvé de tous les plaisirs. C’était sa force. Si elle perdait cette sorte d’influence magnétique sur lui, elle le perdait tout entier.

Maintenant, enroulée à lui, elle l’électrisait, violente et passionnée, parce qu’il se défendait.

Elle avait jeté à terre son manteau de fourrure, un renard de trois mille écus, et, libre de ses beaux bras, qui crevaient au ras de l’épaule le satin vieil or de ses manches, elle en faisait une chaîne autour d’Edwards, l’entraînant peu à peu.

Une poussée dans la porte d’un cabinet de toilette, vaste, aux larges divans circulaires, aux tapisseries épaisses, aux lampes voilées, et ils disparurent.

Alors, dans le silence qui s’était fait, une draperie s’écarta et Yvonne Le Boterf sortit.

Ses yeux étaient secs, brûlants ; elle avait des plaques rouges sur les joues. Elle regarda autour d’elle sournoisement et sa main s’allongea vers un flambeau. Elle cherchait de quel côté le feu prendrait le mieux. Puis elle s’arrêta.

L’outrage qu’elle avait reçu resterait ineffaçable : c’était une flétrissure éternelle qu’elle voulait imprimer sur la face odieuse d’Edwards.

La honte, la douleur, la haine montaient de son cœur à son cerveau, lui soufflant des fantaisies furieuses de crimes inouïs, des inventions de drames terribles où passait la vision de toutes les tortures qu’ont inventées, dans leur fièvre, l’imagination cruelle des hommes.

Elle voyait rouge. Ses tempes battaient.

Soudain un grand frisson la prit : une idée infernale venait de se poser sur elle.

Là, à deux pas, sur le bureau, des clefs, un tiroir ouvert, des papiers, un secret d’État peut-être, de ces choses qui, dévoilées, font de l’homme à qui on les avait confiées un traître à son pays, un espion, un lâche.

Elle se glissa, sans un bruit, se courba, flaira avec sa haine ce qui était de bonne prise, tourna hardiment dans ses doigts des plis enfouis au plus profond des tiroirs et fit son paquet ; silencieuse, n’éveillant pas un froissement, elle se hâtait.

Elle s’éloignait maintenant, le pas muet, serrée dans son manteau, lorsqu’elle aperçut à ses pieds la fourrure de la baronne. Elle regarda une minute avec un effort de la pensée qui voulait trouver là un moyen.

Tout à coup, elle se rapprocha du bureau, chercha la carte de la baronne, l’examina et la glissa dans sa poche.

Alors, se débarrassant de son manteau, elle le jeta à terre, ramassa la fourrure élégante, s’enveloppa de la tête aux pieds et sortit.