Les femmes qui tombent/01/3
iii
La baronne de Monthaut déjeune seule dans sa chambre, près du feu, allongée, sa robe traînée dans les cendres. En mangeant, elle parcourt les journaux, le coude appuyé sur le guéridon, la tête renversée.
On la nomme dans tous les comptes rendus des fêtes et des bals. On l’a admirée partout, même où elle n’était pas.
Elle rit largement, sa poitrine saute, blanche, dans le bâillement du peignoir à peine noué.
Le baron est venu tout à l’heure demander de l’argent. Elle a répondu qu’elle n’en avait pas. Mais que, s’il le désirait, elle prendrait un amant pour lui en donner. Il l’a menacée d’un soufflet. Elle lui a ri au nez.
Maintenant qu’il est parti, elle déjeune, gaie, épanouie. Ensuite elle ira rue de la Paix chercher un saphir en flèche dont elle veut piquer son corsage au prochain bal de l’ambassade d’Espagne : elle est riche pour huit jours, à la condition qu’elle ne paye pas ses dettes.
Sa femme de chambre vient lui dire qu’une espèce de dame demande à lui parler.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? cela a-t-il un nom ?
— Madame Yvonne.
— Mettez à la porte.
La servante revient :
— Cette personne insiste pour être reçue : elle dit qu’elle vient pour un manteau…
La baronne leva la tête, puis fronça les sourcils et se mit debout. Elle se rappelait. On lui avait volé sa fourrure, hier, chez Edwards. Quelque solliciteuse qui s’était enfuie après le rapt, laissant là sa guenille de vêtement, qui l’embarrassait.
Il était impossible qu’on la lui rapportât. Cependant, cette coïncidence… il fallait voir.
— Qu’elle entre, et vous fermerez les portes.
Yvonne Le Boterf entra.
Elles se regardèrent : Yvonne, le front haut, le regard clair ; la baronne, froide, les yeux demi fermés. Elle prononça du bout des lèvres :
— Qu’y a-t-il ?
Ce grand air n’intimida point la petite bourgeoise. Elle resta debout comme la baronne, mais très digne. Son visage, à l’expression dure, marqué d’une volonté implacable, donnait à sa personne exiguë, drapée de vêtements simples, un relief qui n’était point banal.
— Il y a… Sommes-nous seules ?
La baronne demeura impassible.
Yvonne fit un geste indifférent.
— Fort bien. C’était pour vous. Il y a que nous étions deux, hier, dans les petits appartements de M. D… En partant, nous avons échangé nos manteaux. Je vous rapporte le vôtre. Vous plaît-il de le faire prendre dans ma voiture ?
Sans répondre, d’un geste lent, la baronne toucha le cordon de soie de la sonnette.
La femme de chambre entra et la baronne lui donna l’ordre de monter sa pelisse de renard bleu qu’elle trouverait dans une voiture en bas devant la porte.
Puis elle éplucha distraitement le bout de ses ongles roses.
Alors Yvonne se mit à rire, et, la voix railleuse :
— Bonjour, madame ; je n’ai point dit que ma voiture fût en bas. Elle est… où je l’ai fait m’attendre. Et je vais de ce pas vers M. le baron, qui daignera me répondre, je l’espère, quand je lui apprendrai où et comment j’ai trouvé votre manteau.
Une colère rougit tout le visage de la baronne. Elle s’écria impétueusement :
— Qu’ai-je à vous répondre ?
— Vous avez à me répondre : « Merci ! » répliqua durement madame Le Boterf. Ensuite…
— Ensuite ?
— … À me payer mon silence.
— Combien ? demanda la baronne avec un geste de dégoût et touchant du doigt un petit portefeuille gonflé, posé sur la cheminée.
— Ce n’est pas l’argent d’Edwards D… que je vous demande, riposta Yvonne, gardez-le.
La baronne bondit sous l’injure et vint à deux pas de la petite créature audacieuse qui la bravait, prise d’une envie folle de la jeter sous ses pieds. Elle lui cria dans le visage :
— Que demandez-vous ?… Parlez ou sortez d’ici !
— Ce que je veux ? répondit tranquillement Yvonne ; je vais vous le dire… Le baron de Monthaut est président du comité d’administration de la Compagnie des Assurances financières. Je désire que M. Le Boterf, mon mari, soit placé dans cette administration aux appointements d’environ huit à dix mille francs. M. Le Boterf est actuellement employé au Gaz ; il gagne trois mille francs. M. D… allait le faire arriver chef de bureau : mais je renonce à sa protection. Je ne veux point affaiblir votre influence sur lui.
» Entendez-moi, madame, je vous abandonne l’homme, l’argent… et je vous laisse l’honneur. Seulement, c’est vous qui seconderez mes ambitions : voilà tout. Mon silence est à ce prix. Vous me comprenez ?
La baronne ne comprenait pas ; mais elle perdait de son assurance et se sentait vaguement dominée.
Cette femme s’emparait d’elle sans qu’elle pût s’en défendre. Son intérêt la liait aux intérêts de cette petite bourgeoise ambitieuse dont elle devinait les supériorités de caractère, d’esprit et de volonté.
Comme elle n’avait aucune valeur morale, elle fut vite domptée.
La peur, la mollesse de sa nature grasse et douillette, le désir de ne point troubler la sécurité et les avantages de ses relations avec Edwards D… la plièrent comme un chiffon sous l’autorité d’Yvonne.
Elle s’assit en murmurant :
— Sais-je, moi, si le baron se prêtera à mes désirs ?
— Avec de l’argent, répliqua Yvonne, pour de l’argent.
— Sans doute, dit-elle d’un ton maussade, cet article la touchait désagréablement ; mais encore ?…
— Bah ! fit madame Le Boterf, dont l’œil eut un éclair, nous réglerons cela ensemble. Vous traiterez, je payerai.
— Je ne comprends pas, dit la baronne, très interdite.
— Vous comprendrez… plus tard. C’est donc convenu. Voici une note que j’ai préparée sur la situation de mon mari, ses aptitudes, ses références. C’est pour le baron. L’adresse est au bas. Ne la perdez pas, on ne sait pas ce qui peut arriver. Dans un moment difficile, on se souvient que quelqu’un peut vous tirer d’embarras… Au revoir, madame, si vous voulez me faire reconduire, je vous remettrai votre manteau.
Yvonne sortit sans que la baronne fût revenue de son ébahissement.