Les femmes qui tombent/01/1

Calmann Lévy (p. 1-6).

i

Il est huit heures. La petite salle à manger est toute chaude, avec une bonne odeur de cuisine bourgeoise qui vient d’une porte entr’ouverte. La lampe suspendue éclaire, sous son chapeau vert, la table mise, les serviettes nouées, les verres étincelants. Le buffet, très propre, lustré, reluit, avec ses assiettes peintes, adossées, jouant les vieilles faïences.

Devant le poële ouvert, se grillant les jambes à la flambée rougeâtre du coke, un petit homme en veston court, le bonnet de velours derrière la tête, se balance, impatient, affamé, lorgnant la table.

De temps à autre, il lève le nez vers le cartel, frotte sa calotte sur son crâne et grommelle :

— Que diable fait-elle dehors à cette heure-ci ?

Une jeune fille va et vient, avec une lenteur rêveuse ; elle ajoute quelque chose au couvert, avance les chaises, retourne à la cuisine, revient, regarde l’heure, s’approche de la fenêtre, et le rideau écarté, cherche à voir au dehors.

La neige tombe très fine, brouillant les objets, enveloppant le gaz d’une buée grise qui l’éteint. Les passants très rares, filent vite sous le parapluie qui les coiffe. Les voitures roulent sur la ouate.

— À quelle heure est-elle sortie ? demande pour la dixième fois le petit homme.

La jeune fille se rapprocha, anxieuse maintenant, répondant plutôt à elle-même.

— C’est étrange, elle avait audience pour six heures. Elle est partie à cinq heures et demie…

Il reprit :

— Eh ! au fait, il n’y a pas de temps de perdu. Il y avait peut-être beaucoup de monde. Elle a pu n’être reçue qu’à sept heures.

— Eh bien, dit-elle, une audience dure à peine cinq minutes : rappelle-toi les autres fois. Elle serait rentrée si quelque accident…

— Bon, on dirait que tu ne connais pas ta mère ! Jamais pressée, celle-là. Il neige, les omnibus passent complets, et elle attend. Tu crois qu’elle songe à notre inquiétude ? Ah ! ouiche ! Elle préfère bien économiser les trente sous d’une voiture et nous tenir là, l’estomac vide…

— Huit heures et demie, murmura la jeune fille toute pâlissante. Je t’assure, père, qu’il est arrivé quelque chose. Le cœur me bat. Si tu sortais…

— Par ce temps-là ! merci…

Il se ramassa plus près du poêle, l’air grognon.

Elle resta plantée devant lui, les mains jointes, avec un peu de colère dans les yeux.

Tout à coup elle dit brusquement :

— Ce n’est pas aux femmes d’ailleurs à faire ces corvées. C’est toujours ma mère qui a sollicité pour ton avancement. C’est honteux à la fin ! je sais bien qu’à sa place…

— Tais-toi donc, fillette, dit-il en clignant de l’œil avec malice, tu n’entends rien à ces choses-là. Les femmes, vois-tu, il n’y que ça pour réussir.

Il se frotta les mains par petits coups secs qui sonnaient comme des claques et sa figure niaise s’épanouit dans une grosse joie.

— Tu vas voir, tu vas voir, disait-il d’un air finaud, ta mère aura enlevé la situation. Passer chef de bureau avec six mille francs d’appointements, quand on est simple employé à trois mille, c’est un fameux saut, et il faut un rude coup d’épaules pour y arriver.

Mais, si M. Edwards le veut, c’est chose faite. Et ta mère a une façon d’entortiller les gens, tu sais, quand elle fait sa belle parleuse ?

Il éclata de rire, et fit chavirer sa calotte d’un geste extravagant.

— Hein, dis donc, Évah, six mille francs !… C’est Goyanne qui crèvera de dépit. Et sa mijaurée de femme donc ! Je t’achèterai une toilette magnifique pour les faire rager…

— Neuf heures moins le quart. Cette fois, il faut sortir, père, il le faut… Il est arrivé un accident…

La jeune fille combattait ses larmes, suffoquée, se raidissant pour violenter la lâcheté du père.

Elle le tira au milieu de l’appartement, essayant de le vêtir. Il se débattait comme un enfant, retenait son veston à deux mains, et se reculait vers le poêle, tout effaré, geignant déjà du froid qu’il faisait dehors. Et puis il avait faim. Cela le rendrait malade. On serait bien avancé ensuite s’il ne pouvait plus aller au bureau. Il toussa.

Évah lui secoua le bras, ainsi que le faisait sa mère pour le faire obéir, et elle grossit sa voix.

C’était affreux, ce qu’il faisait là ; il n’avait pas de cœur. Non, pas de cœur, il n’aimait personne… sa pauvre femme était peut-être blessée, mourante…

Il resta béant de cette peur qu’elle lui donnait. C’est qu’elle était sa force à lui, cette femme. Allons, il allait sortir. Mais où aller ? Là… où ? Il ne savait pas…

— Mais chez M. Edwards, dit-elle, s’informer et suivre sa trace…

Elle l’avait enveloppé de son pardessus, coiffé de son chapeau. Il cherchait ses gants. Elle le poussa vers la porte. Neuf heures sonnaient.

À ce moment, la porte s’ouvrit avec fracas, comme si on l’eût enfoncée, et une femme se jeta dans l’appartement, toute blanche de neige sur la fourrure sombre de son manteau.

— Mère ! cria Évah.

— Laisse-moi, laisse-nous…

— Ah ! soupira le petit homme, qui se dévêtit lestement et vint s’attabler, impatient de la pâtée, la serviette au menton, la cuiller au poing.

Évah ne bougeait pas, saisie, effrayée du regard noir de sa mère

Celle-ci reprit, la voix brève :

— Je t’ai dit de rentrer dans ta chambre.

La jeune fille s’enfuit.

— Eh bien, dînons-nous, madame Le Boterf ? as-tu réussi là-bas ? hein !…

Madame Le Boterf se coucha à demi sur la table, en face de son mari, le brûlant de ses yeux enfiévrés et lui souffla au visage :

— Il m’a violée !

Le petit homme eut un clignotement vif des paupières. Il la regardait et ne comprenait pas.

Alors, d’une main, elle lui rabattit le poing qui tenait la cuiller en l’air, et, lui broyant le poignet dans ses doigts, elle répéta, les dents serrées :

— Entendez-vous, il m’a violée !

— Est-ce possible ! balbutia Le Boterf devenu blême.

Elle ajouta nettement :

— Il faut le tuer.

Le petit homme s’effondra sur sa chaise, demi-mort d’épouvante ; il bégayait :

— Comment ?…

— Avec cela, dit-elle.

Elle dégrafa son manteau qui tomba, la laissant demi-vêtue, sa robe déchirée, sa poitrine nue, ses manches arrachées. Elle tira de son corsage en lambeaux un paquet de papiers froissés, d’enveloppes parcheminées et scellées de sceaux larges, de lettres ouvertes, et jeta cela devant elle, comme elle eût fait d’un poignard, le geste violent.

Le Boterf s’était penché et regardait silencieux, ses yeux ronds, fixes et terrifiés. Bientôt un tremblement agita sa nuque. Il souleva la tête, envisagea sa femme avec une sorte d’effroi dans le regard et balbutia, la voix basse :

— Oh ! oh !… mais c’est terrible, cela… C’est son honneur que tu lui as volé !

Elle se renversa, ouvrant les bras, dévoilant sa poitrine, et s’écria dans un sanglot :

— Eh bien, et moi !…