Éditions Édouard Garand (p. 80-82).

CHAPITRE XII
LA MORT D’UNE COUPABLE.


Le silence embarrassant menaçait de se prolonger lorsque Françoise entra en disant :

— Venez vite, madame se meurt !

Marguerite prit la main de Robert.

— Venez, mon ami, dit-elle doucement.

Ellen, déjà livide sous la lumière crue qui tombait d’une haute fenêtre, paraissait toucher aux limites extrêmes de la vie. Bob eut un sursaut répulsif, en constatant ce que le vice avait fait de cette femme, qu’il avait connue dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté.

Marguerite s’approcha du lit, mais Bob demeura près de la porte, incertain s’il devait avancer… La malade délirait.

— Ils sont tous là !… disait-elle. Marguerite, viens-tu me maudire !… Laverdie et Gabrielle qui m’avez aidée à pousser cet enfant, qu’était Robert de Kermor, vers le suicide… vous avez péri tous deux, laissez-moi mourir à mon tour… Mais que vois-je ?… les morts sortent-ils du tombeau ?…

Robert s’avança vers le lit et s’agenouilla à « ôté de Marguerite.

— Je ne suis pas mort, dit-il d’une voix douce. Revenez à vous, madame, j’ai été sauvé par miracle et je vous pardonne… Ellen joignit les mains.

— Marguerite aussi m’a pardonnée… Oh ! que Dieu est bon !… Mes deux victimes vont prier pour moi…

Elle se tut, épuisée. Nanette rentrait avec le prêtre.

— Elle n’a que peu d’instants à vivre, dit-il. Je vas lui administrer les derniers Sacrements.

En un clin d’œil, tout fut prêt pour l’auguste cérémonie. Il était temps. Le bon curé n’avait pas terminé la dernière prière lorsqu’un grand cri s’échappa des lèvres de la malheureuse Ellen.

— Robert !… Marguerite !… priez… Oh ! priez pour moi !…

La grande coupable était devant Dieu.

Marguerite lui ferma les yeux ; mais elle-même brisée par cette scène pénible, dut s’appuyer au bras de Robert pour regagner sa chambre.

Le curé les avait suivis, il serra la main de Bob qu’il connaissait.

— Vous viendrez me voir avant de reprendre vos courses, ami Bob ?

— Oui, monsieur le curé, j’ai un conseil à vous demander.

— Vous serez le bienvenu, mon enfant.

— Monsieur le curé, dit alors la jeune fille, voudrez-vous être assez bon de vous charger de tout ce qui est nécessaire pour les funérailles de Mme Merville ? Voici de l’argent, je voudrais que l’on place une croix sur sa tombe. Si la somme n’est pas suffisante, vous m’avertirez.

Le curé compta l’argent et se mit à rire.

— Le service anniversaire se trouve payé d’avance, dit-il, et il restera de l’argent pour des messes. Au revoir, mes enfants. À bientôt Bob.

Et le bon curé regagna son presbytère.

— Il faut que je vous quitte aussi, dit Bob. J’ai une longue course à faire. Je vais être quelques jours sans revenir. On commence à s’inquiéter là-bas de mes fréquentes absences. On est un peu jaloux de la confiance que me témoigne M. de Seilhac. Mais ces randonnées fréquentes pourraient inquiéter Georges et je trouve qu’il a assez d’inquiétudes sans cela.

— Il faudra pourtant qu’il me rende Odette.

Bob secoua la tête.

— Odette ne voudra pas quitter Georges ; elle est trop attachée à lui. Sa guérison est certaine, mais quand elle saura la vérité, je crois qu’elle n’hésitera pas à suivre en France M. de Villarnay.

— Ainsi, je ne l’aurai retrouvée que pour la perdre, dit Marguerite avec un geste désespéré. Que me restera-t-il ?

Bob devint très grave.

— Ce qui vous restera ! dit-il avec force. L’amour d’Harry O’Reilly et la chaude affection de la famille Jordan ; il vous restera la douce certitude d’avoir fait le bonheur de votre sœur en la confiant à l’homme loyal qu’est Georges de Villarnay. Ah ! Marguerite, combien de pauvres déshérités paieraient du meilleur de leur sang, ces bienfaits que vous oubliez…

Sa voix se brisa, et Marguerite comprit qu’elle avait été trop loin.

— J’ai été injuste, dit-elle. Merci, mon ami de m’avoir arrêtée sur cette route ; je laisserai Odette parfaitement libre, mais il faut que je la vois.

Robert s’était ressaisi.

— Vous congédierez Françoise, aussitôt après les funérailles, dit-il. Alors Je viendrai vous chercher, vous et Nanette. Mais silence, même avec Harry : s’il insiste pour vous emmener, dites-lui que vous voulez passer encore quelques jours, ici, pour vous rétablir complètement. À bientôt, ma petite sœur. Soyez prête.

— Je le serai, mon frère Robert, dit la jeune fille en serrant la main de Bob qui s’élança hors de la chambre.

Marguerite revint près de la couche funèbre, où reposait celle qui l’avait tant fait souffrir. Nanette veillait seule ; la jeune fille et la servante récitèrent le chapelet, puis la bonne vieille reconduisit sa jeune maîtresse à son lit.

Le surlendemain, eurent lieu les funérailles de Mme Nadeau. On lui avait laissé ce nom pour éviter les questions indiscrètes. Une croix fut placée sur sa tombe avec un nom « Ellen », et au bas, on pouvait lire les dernières paroles prononcées par la mourante : « Priez pour moi. »

Quelques jours plus tard, Françoise remerciée de ses services et rétribuée largement par Marguerite, quittait la maison close pour n’y plus revenir.

Et le lendemain de ce jour, le bruit courut dans le village que Mlle Nadeau et sa servante étaient disparues.