Éditions Édouard Garand (p. 77-80).

CHAPITRE XI


CE QUE C’ÉTAIT QUE BOB L’INDIEN.


Un grand changement s’était produit chez Marguerite. Avec l’espérance, la santé était revenue, et la jeune fille avait repris ses visites à l’église et ses occupations habituelles.

M. Jordan était venu, inquiet à la suite du voyage où Harry avait trouvé sa fiancée si faible ; mais il était reparti, rassuré sur l’état de santé de la jeune fille. Bob arriva un soir, et sourit en apercevant la jeune fille, dont le teint coloré et les yeux brillants n’avaient plus rien de la Marguerite d’antan.

— Je vous attendais avec impatience, mon ami, dit-elle, en lui tendant la main, allez-vous venir me chercher bientôt ?

— Dans une quinzaine de jours, j’espère, mais ce n’est pas un palais que j’ai à vous offrir.

— Que m’importe, pourvu que je voie Odette.

Un silence tomba entre eux : Marguerite comparaît dans sa pensée, l’Indien qu’elle avait connu deux années auparavant, et le jeune homme aux manières distinguées qui se trouvait devant elle.

Cette idée la fit rire ; elle posa sa main sur le bras de Bob :

— Vous parlez très bien pour un enfant de la forêt, mon ami !

Le jeune homme tressaillit, l’instant était venu, de tout dire à Marguerite.

— Je suis Français par ma mère, dit-il, mais mon père était Indien. Écoutez : Mon grand-père maternel se nommait le baron de Kermor, il était Breton. Ainsi que plusieurs de ses compatriotes, il était venu au Canada pour refaire sa fortune. Il n’avait qu’une fille, Yvonne, une enfant de 20 ans, blonde comme Odette. Une tribu sauvage, dont le chef avait eu le bonheur de recevoir une instruction supérieure, voyait souvent la jeune fille, et dans son cœur il souhaitait de l’avoir pour épouse. Il confia son secret au missionnaire qui avait fait son éducation et qui continuait de le guider par ses conseils. Le bon prêtre lui dit d’attendre, que la jeune fille ne pouvait quitter son père que la maladie minait chaque jour.

Un jour, on vint chercher le jeune chef de la part du baron… Il trouva Yvonne en larmes et le vieillard qui touchait aux dernières limites de la vie.

— Approche Robert, dit-il. M. le curé affirme que tu aimes ma fille, je te la donne ; sois bon pour elle…

Il mourut une heure plus tard, heureux de laisser sa fille sous la garde de l’homme, dont il avait pu apprécier les qualités.

L’union des deux jeunes gens fut heureuse, et lorsqu’un an plus tard, un fils naquit, ils crurent avoir fait un pacte éternel avec le bonheur.

L’enfant reçut au baptême les noms de Robert-Yvon.

Le petit Robert avait de son père, les cheveux d’un noir de jais, mais il avait les traits délicats de sa mère et les yeux couleur de violette.

— Les vôtres, murmura Marguerite.

Bob sourit et continua. J’avais huit ans lorsqu’une tribu voisine implora le secours de mon père contre un ennemi commun. Il partit après les plus tendres adieux, nous laissant ma mère et moi en proie à l’inquiétude.

Deux jours après son départ, un de ses guerriers, couvert de blessures, arrivait au village avec la nouvelle que mon père et sa troupe étaient tombés sous les coups des cruels Iroquois qui, grisés par leur victoire, marchaient vers notre village qu’ils avaient juré de détruire. Il fallait fuir.

Ma mère fit un paquet de quelques hardes, des provisions pour le voyage et nous partîmes droit devant nous. Nous n’avions plus qu’une idée : mettre le plus de distance possible entre nous et nos ennemis.

Le soir du deuxième jour, les forces de ma mère étaient à bout ; elle se laissa tomber sur l’herbe et ferma les yeux. Je crus qu’elle allait mourir. J’appelai au secours : Un vieillard qui sortait de derrière un bouquet d’arbres, s’avança vers moi.

— Sauvez ma mère, monsieur ! criai-je. Voyez, elle est là toute blanche… Sauvez-la.

— Pauvre petit ! dit l’inconnu en se penchant vers ma mère qu’il souleva dans ses bras. Ne crains pas, ta mère vit ; regarde, elle ouvre les yeux.

En effet, ma mère revenait à elle, elle esseya de se mettre debout.

— Appuyez-vous sur mon bras, ma pauvre enfant, et ne craignez rien. Je suis le comte de Mériadec…

— Et moi, Yvonne de Kermor, dit tout bas ma mère.

— Yvonne ! la petite Yvonne que j’ai fait sauter sur mes genoux. La fille de mon vieil ami ! Ah ! chère petite ! comme nous allons vous soigner.

Le comte nous installa dans sa maison, où il vivait avec deux serviteurs. Comme il était très riche, il mit tout en œuvre pour faire oublier à ma mère les chagrins qui avaient brisé sa vie.

On m’avait placé au Séminaire de Québec. Mon bienfaiteur avait fait des démarches auprès d’amis puissants à la cour. Ancien officier des armées du roi, lui-même, il avait droit aux faveurs royales. Aussi il obtint pour moi, à la grande joie de ma mère, le droit de reprendre le titre et le nom de mon grand-père maternel.

Sous les soins délicats et l’affection paternelle du comte de Mériadec, la santé de ma mère était revenue, et, tout en gardant un souvenir attendri à ceux qu’elle avait perdus, elle jouissait, avec délices, de la douce vie qui lui était faite.

D’un caractère naturellement sérieux, tous mes goûts tendaient vers le sacerdoce. La vie de missionnaire surtout m’attirait.

Je m’en ouvris à mon bienfaiteur, lorsque mes études terminées, il m’interrogea sur mes projets d’avenir…

— J’avais rêvé de te garder près de nous, mon enfant, car je suis très vieux, et ta mère et toi me donnez l’illusion d’une famille. Tu seras mon héritier, les seuls parents que je possède sont de petits cousins, très riches eux-mêmes. Cependant, je ne m’opposerai pas à ta sainte vocation, mais tu ne connais pas ce monde que tu veux quitter. Veux-tu attendre six mois ? Tu n’as que àl ans.

Comment refuser une telle demande ! Le comte me présenta dans le monde, comme son fils adoptif et son héritier. J’avais un beau nom. Je fus accueilli partout avec bienveillance, mais les plaisirs ne me disaient rien et je demeurais froid au milieu de cette foule brillante qui ne vivait que pour le plaisir.

Mme Merville, votre belle-mère, était alors l’une des reines de cette société frivole. Je la voyais souvent en compagnie de Laverdie et d’une jeune femme que l’on disait veuve d’un officier français. Cette femme produisit sur moi une impression étrange. Mme Merville, qui la patronnait dans le monde, la présenta à moi comme l’épouse idéale qu’un jeune homme de mon rang devait rêver.

— Laverdie est très épris de cette jolie Gabrielle de Nérac, me dit-elle un soir, en confidence, mais depuis qu’elle vous a aperçu, je crois que vous lui avez donné le coup de foudre.

— Et vous pensez que je serais agréé ? dis-je tout joyeux.

— Je le crois, mais elle est très pressée de se remarier, elle n’a pas de fortune, et sa fierté répugne à accepter une position subalterne.

— J’en ferai une reine, dis-je au comble du bonheur.

Je fis part à mon bienfaiteur et à ma mère de mon intention d’épouser la belle Gabrielle. Le comte secoua la tête :

— Il court d’étranges bruits sur le compte de cette belle veuve, dit-il. On prétend que c’est une espionne au service de l’Angleterre. Son désir de se marier, n’a pour but que de s’implanter dans la société québecquoise, afin de servir impunément nos ennemis.

Je promis d’être prudent, mais je n’étais pas convaincu.

Mon bienfaiteur avait gardé de sa vie de marin, le goût des promenades sur l’eau, et souvent, lorsque le temps était calme, ma mère l’accompagnait.

Une après-midi, que tous deux étaient partis pour une de ces promenades, je me rendis dans les bois avoisinants « Beaumanoir », où je savais rencontrer Mme Merville et son amie. Je passai là une après-midi délicieuse ; j’avais la certitude d’être aimé. Je revins au logis le cœur en fête. Hélas ! une nouvelle terrible m’y attendait : Mon bienfaiteur et ma mère s’étaient noyés presqu’au début de leur promenade.

Ils étaient là, dans le grand salon éclairé par la lumière funèbre des cierges, leurs figures étaient calmes et reposées. On eut juré qu’ils dormaient.

La douleur et le remords torturaient mon âme. Au lieu d’aller me griser là-bas, de propos mensongers peut-être, pourquoi ne les avais-je pas accompagnés ?

Les funérailles eurent lieu le surlendemain. Comment ai-je passé ces jours ? Je ne le sus jamais.

Les héritiers vinrent avides et anxieux. On ne trouva pas de testament. On me laissait mes hardes, mes livres et le droit d’habiter ma chambre jusqu’à ce que j’eus trouvé une position.

Dans mon désarroi, je me rappelai que l’un de mes camarades de collège était possesseur d’une maison de commerce à Montréal. Je résolus d’aller lui demander une position. J’avais un peu d’argent, économisé sur la pension que me servait mon bienfaiteur ; je résolus de partir le lendemain, mais je ne pouvais partir sans dire adieu à celle que je nommais ma fiancée.

Je me rendis donc au lieu où elles passaient de longues heures chaque jour, et je me dissimulai derrière les arbres. Bientôt des voix joyeuses se firent entendre, le cœur me battait bien fort. C’était Laverdie qui parlait ;

— Ton mariage est à l’eau, ma belle Gabrielle, disait-il. Vraiment, Ellen, vous n’avez pas la main heureuse. Votre belle-fille jette feu et flamme lorsque vous lui parlez de m’épouser. Et votre jolie espionne ne veut plus de votre jeune peau-rouge.

— Espion vous-même ! cria Gabrielle. Croyez-vous que je ne vous connais pas, vous et cette belle dame qui pose à la vertu. Quant à mon mariage, s’il eut été possible avec le brillant baron de Kermor, il serait ridicule avec le sauvage obligé de travailler pour vivre.

— Vous ne l’aimiez donc pas ? demanda Mme Merville.

L’aventurière éclata de rire.

— Allez-vous jouer à l’ingénue ! ma chère, dit-elle. En aviez-vous de ce bel amour pour votre vieux baron de mari ?

— Ce n’est pas la même chose, riposta Mme Merville. Ce jeune homme n’est pas à comparer à…

— Mais c’est un naïf et un raffiné, interrompit Gabrielle, et je doute encore si la grande fortune du comte de Mériadec aurait pu me faire supporter un mari aussi insipide.

— Je vous avais bien jugée, reprit Mme Merville. C’est pour cela que je voulais jeter ce benêt entre vos griffes d’aventurière.

— Voyons, pas de gros mots, dit le chevalier. Les loups ne se mangent pas entre eux, mes belles. Nous avons trop d’intérêts communs pour nous disputer.

Je n’en entendis pas davantage. Je m’enfuis, la tête perdue, désespéré.

Lorsque le sentiment de la vie me revint, j’étais couché sur un tas de feuilles sèches, recouvert d’une chaude couverture. Au mouvement que je fis, une jeune fille qui portait le costume indien, s’avança :

— Mon frère est mieux ? dit-elle.

— J’ai la tête bien lourde… Où suis-je donc ? demandai-je.

— Mon frère a été bien malade, dit un vieil Indien qui se trouvait près du feu. Le soleil a disparu vingt fois derrière la grande montagne, depuis que le père Fleur-des-bois l’a apporté mourant dans son « wigwam ».

— Et vous me soignez depuis ce temps ? dis-je. Où m’avez-vous trouvé ? Je ne me rappelle de rien.

— J’ai trouvé mon frère sans vie sur la grève de Beauport ; je l’ai réchauffé… Il vivait, mais son esprit était parti.

M. le curé nous a aidés à vous soigner, dit la jeune fille. Vous êtes guéri, j’espère…

La mémoire me revint peu à peu, et avec elle, un dégoût si profond pour le monde qui s’était montré si cruel pour moi, que je résolus de vivre avec ces bons Indiens qui me comblaient de soins.

Le curé s’intéressait beaucoup à eux. C’était lui qui avait instruit la jeune fille. Il m’apporta des livres, de sorte que pendant ma convalescence, je continuai à l’instruire. Elle était douée d’une intelligence surprenante chez une enfant des bois.

Le père mourut six mois après mon arrivée. La douleur de Ja jeune fille fut grande ; le père n’était plus là et il fallait nous séparer. Le bon curé me consulta sur mes projets d’avenir.

— Ils sont bien simples, dis-je ; continuer la vie que je mène depuis que je suis ici. Le curé me regarda, anxieux.

— Je lis dans votre pensée, mon père, dis-je. Mon cœur est fermé à l’amour ; vous connaissez mon histoire. Je sais que Fleur-des-bois m’aime et j’ai pour elle une affection de frère. Je l’épouserai, afin qu’elle, au moins, soit heureuse.

Nous fûmes mariés quinze jours après, et nous allâmes nous établir à la Rivière Ouelle. Ce fut là que je vis pour la première fois messieurs de Villarnay et de Seilhac après leur naufrage. La douce vie que me faisait la dévouée créature que j’avais épousée, avait ramené le calme dans mon âme et endormi mes douleurs. La culture, la chasse et la pêche suffisaient à nos besoins. Ma femme, dont j’avais perfectionné l’éducation, partageait mes goûts pour l’étude. C’était le calme après la tempête…

Un jour, que je m’étais attardé à la chasse, je ne retrouvai au retour, qu’un monceau de cendre et quelques os calcinés ; les incendiaires étaient passés par là, et j’étais encore seul au monde. Jusque-là, j’étais resté sourd aux bruits de guerre qui étaient parvenus jusqu’à moi… Qu’importait à celui qui avait rompu avec le monde, ces luttes entre puissances… Ce coup de tonnerre m’éveilla de mon indifférence coupable. J’étais Canadien, je me devais à ma patrie. Après les derniers devoirs rendus aux restes mortels de celle qui avait été mon bon ange, je rejoignis Georges de Villarnay et son cousin. Plus tard, je connus votre frère et je fus mis au courant des persécutions dont vous étiez l’objet… Ainsi, c’était la même femme qui avait brisé ma vie, qui faisait votre malheur !… Sans rien dire à personne, sans faire connaître mon histoire, je jurai à moi-même de seconder vos amis dans leur tâche. Après que Mme Merville fut disparue avec vous de Québec, je me mis à votre recherche et j’ai parcouru une grande partie du Bas-Canada à cet effet. Nous avions souffert par la cruauté des mêmes personnages, cela ne créait-il pas entre nous des liens sacrés ?

— C’est le secret de l’intérêt que je vous porte, continua le jeune homme, dont une émotion continue faisait trembler la voix. Aussi, lorsque je vous vis aux prises avec la mort, je n’hésitai pas : je promis si Dieu vous rendait la santé de me consacrer aux missions… Et je tiendrai ma promesse… Le jour où vous serez l’épouse d’Harry, je vous dirai adieu à tous pour suivre ma première vocation.

— Et pourquoi nous quitter, mon ami ? demanda Marguerite. Vous pourrez demeurer avec nous. Notre amitié vous aidera à oublier le passé. Vous êtes jeune encore ; à votre âge, la vie n’a pas dit son dernier mot.

— Le dernier mot pour moi, Marguerite, c’est la robe du missionnaire et son existence mouvementée. Croyez-moi, enfant, il est des souvenirs qui ne s’effacent pas…

— Pauvre ami ! murmura Marguerite.

Robert de Kermor appuya sa tête sur sa main et resta longtemps silencieux. Marguerite respecta cette douleur, à laquelle un instinct secret lui disait qu’elle n’était pas étrangère.