Éditions Édouard Garand (p. 76-77).

CHAPITRE X


LE PETIT CAMP.


Nous retrouvons le campement des chasseurs par une belle soirée des premiers jours de mars.

Une grande animation régnait dans la grande pièce où la plus grande partie des chasseurs étaient réunis.

Le père Vincent mettait la dernière main au souper qui répandait une odeur délicieuse. Un jeune Canadien, du nom de Charlot, taquinait le vieux cuisinier, dont l’humeur grognon excitait sa verve railleuse, à la grande joie des chasseurs.

— Père Vincent, disait l’espiègle, mon père avait semé des patates dans son jardin ; savez-vous ce qui est venu ?

— Mais des patates, imbécile !

Le gamin fit une grimace comique.

— Vous n’y êtes pas, père Vincent. Il est venu des cochons qui les ont tous mangées.

— Arrête un peu, mon galopin, j’vas t’faire rire du monde !… Et grandissant un bâton, l’irascible vieux se précipita sur le jeune garçon qui sauta par-dessus la table, et vint tomber dans les bras d’un chasseur qui entrait.

— Qu’est-ce qui t’prend, mon p’tit gars ? dit le vieux Breton. Encore de tes méchants tours, j’suppose ?

Les compagnons du père Yves entraient à leur tour. Ils étaient six uniformément vêtus de capots, de couvertes blanches et coiffés de bonnets de la même couleur.

Un hourra général accueillit leur arrivée.

— Doucement les amis, dit Marcel, un loustic à figure de singe. Vous n’avez pas l’air de penser que j’somme des grands personnages, quasiment comme on dit des m’sieu su vo’t respect. Voyons, père Vincent, vous aimez les « devins » (énigmes, etc) devinez ce que nous sommes ?

— Pas d’autres que vous autres, tas d’innocents ! riposta le bonhomme toujours grincheux.

— Pas du tout, mon père Vincent, dit Corentin. Ce que vous avez devant vous, c’est sensément, comme qui dirait des habitants de l’autre monde, des revenants en personne naturelles, sans mentir.

Un éclat de rire accueillit cette boutade du petit breton.

— Vous êtes bien gais, ce soir, les enfants, dit Georges en entrant.

— Il y a de quoi aussi, capitaine, riposta Marcel en clignant de l’œil, figurez-vous que les bons habitants de St-Thomas ont une peur effroyable de nous. Ils disent, comme ça, que nous sommes des loups-garous déguisés en r’venants.

— Tant mieux, dit Georges en riant. Restons fantômes, puisque fantômes il y a. Alors on vous a vus ?

— Faut croire, capitaine, car hier, en nous enr’venant, j’avais laissé les autres à l’entrée du bois, pour chercher de l’eau à une « r’source » que j’connais. Y avait des bûcheux (bûcherons) pas loin qui parlaient des fantômes blancs, et disaient que c’était les pauvres âmes qui étaient mortes pendant la guerre, qui erraient dans la campagne pour demander des prières.

— Quelle bonne farce ! dit Philippe. Alors nous pouvons voyager sans crainte.

— À condition de rester fantômes, répliqua Georges. Nous n’avons plus qu’un voyage à faire, il ne faut pas donner l’éveil. À propos, je ne vois pas Bob, il était pourtant avec vous !

— Oui, mais il est resté au p’tit camp avec Jacques ; ils avaient des provisions à déposer là.

— Bob aime ben ça l’p’tit camp ! dit le père Vincent. Qu’est-ce qui peut ben manigancer là-dedans ?

La haute taille du père Yves se dressa devant le cuisinier :

— À qui en as-tu, vieux grognard ? dit-il. On vit avec Bob, Corentin, Jacques et moi. Viens donc l’attaquer, si tu l’oses, espèce de commère.

— Mais ce n’est pas un sauvage, dit le bonhomme exaspéré, ça vous a des manières de m’sieur. Et pis ses yeux couleur de violette !… J’en ai vus des sauvages, moi qui vous parle, ils n’ont pas des yeux comme ça.

— Cela ne prouve que votre envie de critiquer, père Vincent, dit Georges sévère. Depuis mon arrivée au Canada, j’ai pu apprécier toute la loyauté qui se cache sous cette personnalité mystérieuse. Il doit y avoir un grand secret dans la vie de cet homme, mais le soupçonner d’une bassesse ! jamais !… Georges avait parlé avec une vivacité qui ne lui était pas coutumière ; les perpétuelles insinuations du cuisinier l’agaçaient, car elles pouvaient troubler la paix de ce petit royaume qui lui avait été confié.

— Bien dit, approuva Philippe qui riait dans sa barbe de l’air piteux du vieux Vincent. Voyons, Yves et toi Corentin, allons rejoindre les amis au petit camp.

Une fois dehors, Corentin éclata de rire :

— M’est avis qui l’a mis à sa place, le capitaine, ce vieux grognon de père Vincent.

— C’est ben bon pour lui, dit le vieux Breton, accuser ce pauvre garçon, qui a les yeux de mam’zelle Yvonne…

— Qu’était-ce cette demoiselle Yvonne, père Yves ? demanda de Seilhac.

— Elle ! c’était la fille du baron de Kermor, notre châtelain. Mam’zelle Yvonne était ma sœur de lait, et jusqu’à quinze ans, nous avons vécu ensembles, puis je suis parti faire mon apprentissage de marin sur les vaisseaux du roi, et lorsque je revins au pays, le baron et sa famille étaient partis en Amérique.

— Vous n’avez jamais prononcé ce nom en présence de Bob ?

— Non, mais c’est une idée, mon lieutenant.

On était arrivé au petit camp, sorte de hutte dont l’architecture ne cédait en rien à celui de la clairière. Voici dans quelles circonstances il avait été bâti. Dès le début de la saison, Georges avait divisé ses hommes en deux groupes. Le premier, composé de Charlot et de deux autres Canadiens, fut confié à Marcel, un ancien chasseur rompu à toutes les fatigues de cette vie d’aventures. L’autre escouade des deux Bretons et du Normand déclarèrent qu’ils suivraient Bob, qui devait les initier aux mystères de cette vie si nouvelle pour des gars qui connaissaient mieux l’océan que le plancher des vaches, disaient-ils.

Un soir, que la neige tombait à plein ciel, et que le vent soufflait en tempête, Marcel et ses compagnons furent surpris par la nuit à une demi-lieue du camp. Ils se blottirent sous des amas de branches coupées à la hâte, et ne durent leur salut qu’à la douceur exceptionnelle de la température, qui tournait à la pluie. Mais le lendemain, ils résolurent de se construire un abri sérieux. Georges, informé, approuva leur projet, dit à Bob d’en faire autant pour lui et ses hommes, de sorte que les deux escouades de chasseurs eurent leur abri respectifs, et il arrivait souvent que les chasseurs ne revenaient que le samedi au campement général.

Le camp de Bob était placé sous l’ombre de gros sapins, qui l’entouraient d’un rempart accessible seulement par une petite ouverture, pratiquée à coup de hache. On comprend que la cabane n’avait pas été longue à construire, les branches hautes avaient été entrelacées et formaient un toit naturel que l’on avait recouvert d’écorces de bouleaux. Les basses branches, coupées à hauteur d’homme laissaient à découvert un espace irrégulier, mais assez spacieux pour abriter plusieurs personnes. Dans un angle, des morceaux de toile à voile et de chaudes couvertures formaient des lits, sinon confortables, du moins très commodes.

Un petit poêle, apporté de l’île entretenait une douce chaleur dans cette pièce, éclairée par une lampe à l’huile.

— On s’inquiète de vous au camp, dit Corentin, allez-y avec le lieutenant, nous passons la nuit ici. N’est-ce pas frère Yves ?

— Oui, répondit le vieux Breton. On est bien ici.