Éditions Édouard Garand (p. 82).

CHAPITRE XIII
LES INQUIÉTUDES DU PÈRE VINCENT.


Bob était de retour au camp depuis quelques jours ; les chasseurs, et surtout le père Vincent, l’avaient interrogé sur sa longue absence, mais il s’était contenté de hausser les épaules en riant.

Ce silence exaspérait le vieux cuisinier qui voulait savoir ce qu’il supposait le secret du sauvage.

— Vous avez été ben longtemps, Bob ! dit-il.

— Vous trouvez ! dit le jeune homme, railleur.

— Ben oui, on travaille nous autres. On se promène pas.

Un éclair de colère passa dans les yeux de l’Indien.

— Je ne reconnais à personne le droit de m’interroger, répliqua-t-il. J’obéis au capitaine et au lieutenant. Venez père Yves. Et suivi du Breton, il gagna la porte du camp où se trouvait Odette.

Le père Vincent était furieux. Il avait cru que quelqu’un des chasseurs prendrait son parti. Aussi, devant l’immense éclat de rire qui avait accueilli la riposte de Bob, le vieux serra les poings avec rage :

— Oui, riez bandes d’innocents !… Quand les Anglais vous grilleront la « couenne » comme des porcs, vous rirez pas tant, tas de craqués bonnasses !

— Je l’connais Bob, moi, dit Corentin, j’ai passé l’hiver avec lui. C’est un bon gars, rangé comme une fille, et qui s’mettrait dans le feu pour nous épargner une misère. Pourquoi que vous le haïssez, mon père Vincent ?

— C’est un sournois qui nous causera des malheurs… J’sus quasiment sûr que c’est un espion !

Charlot poussa Corentin du coude.

— Laisse-moi faire, dit-il à voix basse. Je vais le faire changer d’air.

Et les mains dans ses poches, il s’avança vers le vieux qui grognait toujours.

— Vous parlez comme un gros livre, père Vincent, dit-il d’un air bonasse. Voulez-vous me dire quelle est la chose la meilleure et la plus mauvaise en même temps ?

— Bon, encore tes plans d’fou, laisse-moi tranquille.

— Pas si fou que ça, mon vieux ; c’est la langue. Une bonne langue fait du bien ; mais une mauvaise ne vaut pas l’diable.

Le père Vincent qui n’avait pas la conscience tranquille sur le chapitre de la langue se fâcha tout rouge :

— Toé, mon galopin du diable, tu vas avoir l’fouète, je va…

Il voulut se jeter sur Charlot, mais celui-ci, avec l’agilité d’un écureuil, bondit sur un banc et s’accrochant aux aspérités des patois à peine dégrossies ; il gagna une excavation qui se trouvait dans un angle du toit.

— Venez me prendre, père grogneur, dit-il en lui faisant un magistral pied de nez.

Le bonhomme trépignait de colère. Les chasseurs riaient, frappaient des mains, c’était un tapage à ébranler le ciel. L’entrée du lieutenant rétablit un peu de calme.

— On dirait d’une ville prise d’assaut, dit-il, en s’efforçant de garder son sérieux devant toutes ces figures encore contractées par le rire. Voyons, qu’y a-t-il ?

— C’est ce damné insécrable, dit Vincent en montrant Charlot qui cassait des petites branches et les jetait sur le poêle. L’attitude de l’espiègle était si comique que Philippe ne put garder son sérieux.

— Ah ! c’est toi, méchant gamin ! Arrive à l’ordre !…

Charlot dégringola de sa haute position et vint tomber sur les épaules de Philippe.

— Voilà lieutenant. Celui-ci secoua un peu le gamin incorrigible.

— Va te coucher maintenant, dit-il.

— Pardon, mon lieutenant, dit Jacques, le Normand : Nous avons fait les fous, et notre chapelet n’est pas dit.

— À genoux !

Tous s’agenouillèrent ; Philippe les imita, et pendant un quart d’heure, les sublimes invocations se succédèrent, implorant le ciel pour les êtres chers dont ils étaient séparés depuis si longtemps.

— Bonsoir les amis, dit Jacques. Nous allons coucher au petit camp, ce soir.

Tous trois sortirent, et le père Vincent grommela :

— C’est bête, ils vont encore partir pour aller j’n’sais où ; au saba, peut-être. Ben, ah ! que j’ai hâte d’être loin d’icite. Si on m’y r’prend un aut’hiver… j’veux ben être pendu !…

— Par le cou ! dit l’endiablé gamin qui pouffait de rire sous sa couverture. Mais tous les chasseurs s’étaient endormis, et bientôt le silence, qui régnait dans la hutte, ne fut troublé que par les ronflements des dormeurs et le cri lugubre des hiboux perchés sur le toit. Laissons-les dormir en paix, et rejoignons nos amis dans le camp voisin.