Éditions Édouard Garand (p. 68-69).

CHAPITRE III
UN PÉNITENT.


« Je ne parlerai pas de la traversée, qui fut très ennuyeuse, commença de Seilhac. J’arrive tout de suite, à l’instant où je posai le pied sur le sol français.

Malgré la joie de revoir cette patrie si chère, je ne pouvais me défendre d’un vague effroi en songeant que j’étais proscrit. M. de Vaudreuil m’avait bien dit qu’il appuierait ma cause auprès du roi, mais je n’espérais guère. Aussi, ce fut en me cachant, comme un malfaiteur, que je gagnai les Vosges.

J’arrivai au château de ton père à la nuit tombante, sans me faire connaître. Je demandai l’hospitalité.

— Asseyez-vous, me dit le vieux Jacques. Je vais demander à Mme la comtesse.

J’attendis quelques minutes, le cœur me battait bien fort… Enfin, un pas léger résonna sur les dalles du corridor, et une grande jeune fille entra, un bougie à la main.

Comme j’étais vêtu en paysan, elle ne me reconnut pas. Me prenant pour un fermier des environs, elle me demanda avec douceur :

— Que désirez-vous ? mon ami.

— La faveur de t’embrasser, petite cousine, dis-je.

— Philippe ! Oh ! mon Dieu, où se trouve Georges ?

— Toujours au Canada ; sa blessure l’a empêché de me suivre, mais tu peux être sans inquiétude, ma chère Éva, je l’ai laissé avec des amis.

— Pauvre frère, comme je voudrais le revoir. Venez mon cousin, c’est maman qui va être surprise.

Éva prit mon bras, et m’amena au salon, où se trouvaient M. et Mme de Villarnay.

À la vue de sa fille, appuyée au bras d’un paysan, ta mère s’avança vers nous d’un air sévère :

— Que signifie ceci, Éva ? dit-elle.

— Regardez-moi, ma tante, dis-je.

— Cette voix ?… murmura la comtesse…

Oh ! mon Dieu !… c’est Philippe…

Elle me serra dans ses bras, et brisée par l’émotion, elle se laissa tomber sur un divan… Je pris place à côté d’elle.

— Parle-moi de mon fils ! ce furent les seuls mots qu’elle put prononcer.

Je racontai tout ce qui s’était passé depuis notre départ de France : notre naufrage, les batailles auxquelles nous avions assisté, puis la suprême lutte où vous étiez tombés, toi et Paul Merville. Puis je dis la scène des fiançailles du jeune O’Reilly et de Mlle Merville auprès du lit où Paul agonisait.

Ma tante et Éva avaient les yeux pleins de larmes.

— Ainsi, il est mort, ce charmant garçon, le vivant portrait de mon Georges. Comme il a dû manquer à ce cher enfant.

— Oui, surtout après mon départ, mais son ami, Harry O’Reilly, fils d’une française et Irlandais de naissance, le remplacera auprès de Georges. Celui-ci est soigné dans une ferme qui appartient à un Français, l’oncle de ce jeune officier.

— Ah ! c’est un officier ce M. Harry, dit Éva.

— Oui, ma chère, le propre cousin du général Murray qui le tient en haute estime ; de sorte que Georges est entre bonnes mains. Et j’espère, ajoutai-je en terminant, que vous aurez bientôt le bonheur d’embrasser Georges, car M. de Vaudreuil, avec qui j’ai fait la traversée, m’a promis de plaider notre cause auprès du roi.

Je n’ose espérer.

— Et pourtant, le droit est pour nous, chère tante : si le marquis de P… ne nous eût pas provoqué, ce duel n’aurait pas eu lieu… S’il y a un coupable, c’est lui ! À propos, qu’est-il devenu ?… Est-il mort ?

— Non, il a survécu à sa blessure, mais il n’était plus qu’un cadavre vivant. La maladie et le remords avaient fait de ce brillant gentilhomme, une ruine. Aujourd’hui, le marquis de P… si fier de son blason, porte l’humble robe des Chartreux, et se nomme le père François… Déjà, plusieurs fois il s’est présenté à la cour pour solliciter votre rappel en France, mais son oncle, qui rêvait pour ce neveu un brillant mariage, ne peut oublier que cette belle carrière s’est brisée sous l’épée de Georges.

— Notre grâce serait assurée maintenant s’il voulait faire une dernière tentative, avec nos états de service au Canada et la haute recommandation de M. de Vaudreuil, ce serait le succès.

— Le monastère qu’il habite est tout près d’ici. Nous irons demain, si tu veux m’accompagner ?

— J’irai volontiers avec vous, chère tante, quoique je ne puisse oublier que cet homme est la cause de tous nos malheurs.

— Lorsque tu l’auras vu, il ne te restera qu’une immense pitié pour ce pauvre pénitent, mon cher, et comme nous tu pardonneras.

Le lendemain, nous nous rendîmes au monastère. Informé du but de notre visite, le frère portier nous fit entrer dans un vaste parloir, dont les murailles blanches n’avaient d’autre ornement qu’un crucifix de grandeur naturelle : œuvre d’un grand artiste, sans doute, car cette suave figure, idéalisée par la souffrance, révélait tout un poème d’amour et de pardon.

Après quelques minutes d’attente, nous vîmes entrer un religieux dont la figure disparaissait sous un capuchon.

Il s’avança vers nous, du pas silencieux des fantômes, et vint s’incliner devant ta mère.

— Vous m’avez fait l’honneur de me demander, madame la comtesses ? dit-il en rejetant son capuchon en arrière.

Je faillis jeter un cri de surprise… Ma tante ne m’avait pas trompé… Quoi ! c’était là le brillant marquis de P… que j’avais connu dans tout l’éclat de la jeunesse ! Les yeux seuls vivaient dans ce masque décharné, couvert d’une pâleur livide.

Ma tante lui exposa le but de notre visite, en ajoutant qu’une nouvelle démarche de sa part avait maintenant une grande chance de réussite.

— Je vais partir à l’instant même, répondit le père François. Priez madame, les prières d’une mère sont toutes puissantes sur le cœur de Dieu.

Il allait se retirer lorsque ma tante lui dit en me désignant :

— Vous n’avez pas reconnu monsieur ?

Le religieux leva les yeux sur moi, et un cri, où se confondaient la douleur et la honte, s’échappa de ses lèvres, pendant qu’il tombait à genoux.

— Pardon ! s’écria-t-il en tendant ses mains tremblantes, que j’entende ce mot qu’on écrit dans le ciel !… Monsieur de Seilhac, dites que vous me pardonnez…

Je lui pris la main : je crus toucher la main d’un squelette. Une grande pitié me saisit.

— Dieu vous a pardonné, dis-je. Je vous pardonne en mon nom et en celui de Georges. Soyez en paix…

Une expression de joie profonde se peignit sur le visage du malheureux marquis.

— Merci, s’écriait-il avec feu. Ah ! à présent, je suis sûr du succès.

— Je l’espère, dit la comtesse ; adieu, mon père, nos vœux et nos prières vous suivront sur la route de Paris.

Nous revînmes au château et plusieurs jours se passèrent dans des alternatives de crainte et d’espérance. Enfin, un soir, on annonça le père François. À l’éclat fébrile qui animait ses yeux, nous devinâmes qu’il était porteur d’une bonne nouvelle.

— Voici un sauf-conduit qui vous permettra de vous rendre à la cour, dit-il en me tendant une large enveloppe. M. de Choiseul désire vous voir.

— Est-ce pour me donner des lettres de grâce, ou pour me faire enfermer à la Bastille ? demandai-je.

— Mon regard exprimait peut-être cette pensée, lorsque je reçus cette enveloppe des mains de M. de Choiseul, car il me dit en riant : « Rassure-toi Gontran, les braves qui ont si vaillamment combattu pour la France, ont droit à toute la clémence royale. »

Le père François nous quitta après avoir reçu nos remerciements sincères.

— Priez pour un pauvre pécheur ! dit-il en s’en allant.