Éditions Édouard Garand (p. 69-70).

CHAPITRE IV
LES CHASSEURS DU ROI.


« Je partis le lendemain, continua de Seilhac. Mon voyage fut rapide. Aussitôt arrivé à Paris, je ne pris que le temps de secouer la poussière du voyage et je me rendis à la Cour.

Après quelques instants d’attente, je fus introduit dans le cabinet de travail où l’homme d’État, assis devant un bureau chargé de papiers, paraissait prendre des notes.

Il leva la tête en entendant prononcer mon nom, puis un sourire éclaira sa figure sévère : — Je m’occupais de vous, monsieur de Seilhac, dit-il en m’indiquant un siège. Avant la guerre, qui vient de se terminer d’une façon désastreuse pour nous, j’avais formé le projet d’une compagnie à l’effet d’exploiter les richesses des forêts. Ce projet, un brave marin me propose de le réaliser pour lui-même. J’ai décidé que vous et M. de Villarnay fassiez partie de cette compagnie. Vous devez bien cela au capitaine Levaillant, qui m’a fait les plus grands éloges de votre conduite là-bas… Vous avez des amis bien dévoués, M. de Seilhac, acheva M. de Choiseul avec un sourire un peu railleur. Et sans me donner le temps de répondre, il donna l’ordre d’introduire le capitaine Levaillant. Le capitaine entra, suivi de M. de Vaudreuil. Ils vinrent tous deux me serrer la main.

— Vous avez insisté pour obtenir la grâce de messieurs de Seilhac et de Villarney, leur dit M. de Choiseul. Cette grâce est accordée sous certaines conditions. À partir de ce moment, ils font tous deux partie de votre compagnie, capitaine. À vous de décider en quelle qualité. Vous vous rappelez, capitaine, que je n’ai pas permis ce voyage ; vous avez fait revivre un projet abandonné, voilà tout.

— C’est entendu, monsieur le duc, dit le capitaine. Je vais partir demain pour Cherbourg, où mon navire m’attend. Je nomme M. de Villarnay capitaine et M. de Seilhac lieutenant de ma compagnie, s’ils veulent bien y consentir.

— Ils ne refuseront pas ; car leur grâce est à ce prix, répliqua M. de Choiseul. Adieu messieurs et bon succès !

À peine étions-nous sortis que Levaillant introduisait dans la bouche une énorme chique de tabac.

— Vous espériez mieux, dit-il avec un gros rire. On lui a forcé la main, voyez-vous ! c’est pour cela que les conditions sont si dures. J’ai l’ordre de ne pas vous laisser communiquer avec personne en dehors des hommes de ma compagnie.

— Nous serons vos prisonniers, alors ! dis-je en riant. J’en suis ravi, capitaine ! d’autant plus qu’un hiver ne dure pas toujours, même au Canada… Maintenant, je vais envoyer un exprès au château de Villarnay. Où vous retrouverai-je ?

— Rue de Vaugirard, 5.

Une heure plus tard, nous galopions sur la route de Cherbourg.

Notre traversée s’accomplit sans incident remarquable. Il y a 15 jours, nous jetions l’ancre près d’une île qui se trouve presqu’en face du Cap St-Ignace.

— C’est ici notre première étape, me dit Levaillant. Venez visiter nos futurs magasins.

Je le suivis jusqu’au pied d’un arbre gigantesque dont les branches, dépouillées de leurs feuilles, semblaient des bras de géants prêts à nous saisir.

Le capitaine souleva une pierre à demi cachée par les broussailles et une échelle apparut à nos regards. Cet échelle nous conduisit dans une espèce de caserne, dont une grande partie était l’ouvrage de la nature.

— Nous serons très bien ici, dis-je au capitaine, pourvu que les Anglais ne nous découvrent pas.

Le capitaine se mit à rire :

— Soyez tranquille ; personne ne connaît l’existence de ce souterrain. C’est moi qui l’ai découvert en me promenant dans l’île, pendant que mes hommes renouvelaient notre provision d’eau douce. Prévoyant que cela pourrait me servir plus tard, je fis boucher l’entrée naturelle, trop visible, et pratiquer celle-ci.

On procéda au déchargement du navire, et trois jours plus tard, nous disions adieux à nos camarades qui ramenaient le navire en France.

Nous partîmes, le capitaine et moi, avec une escouade de 15 hommes pour commencer nos préparatifs d’hivernage. Ce fut la nuit que nous abordâmes à la côte sud.

En mettant le pied sur la terre ferme, nous nous trouvâmes en présence d’un individu armé d’un fusil, qui paraissait nous attendre.

À la pâle lueur des étoiles, je reconnus Bob l’Indien :

— Quelle heureuse rencontre ! ami Bob, dis-je en lui serrant la main ; c’est un bon présage pour le succès de notre entreprise…

— Et vous pouvez nous donner des nouvelles de M. de Villarnay ? demanda le capitaine.

— Je l’ai laissé à St-Thomas, au mois de mai dernier ; il devait se fixer là.

— Vous allez venir avec nous, Bob, lui dis-je. Votre connaissance du pays nous sera très utile.

Bob resta un instant silencieux, puis s’adressant au capitaine :

— Connaissez-vous la côte sud ? dit-il.

— Oui. un peu, j’ai déjà chassé dans les montagnes, au sud de St-Thomas. C’est de ce côté que je veux m’établir avec ma troupe. Nous avons besoin d’un guide sûr et discret : Voulez-vous être cet homme, Bob ?

L’Indien serra la main du capitaine :

— J’accepte, dit-il. Je connais tout le pays à plusieurs lieues à la ronde, et j’ai l’habitude de le parcourir. Personne ne songera donc à suspecter mes démarches.

Bob prit la tête de la troupe. Tout en marchant, je lui dis qu’il serait notre capitaine pour l’hiver.

— Alors nous serons ensemble, comme avant la guerre ! dit-il tout joyeux.

Ce ne fut qu’après 24 heures de marche fatigante que nous atteignîmes l’endroit que nous jugeâmes le plus convenable pour un campement d’hiver. Nos hommes se mirent à l’œuvre, et à l’heure où je te parle, on met la dernière main à deux coquettes cabanes en troncs d’arbres, dont quelques-uns ont encore leurs branches. Tout se trouve sur la berge d’une petite rivière murmurante, que j’ai baptisée la rivière du « Retour » : car c’est de là que nous partirons pour revoir les nôtres. Nous allons garder dix hommes avec nous ; les autres vont retourner dans l’île avec le capitaine. Lorsque nos chasseurs auront une charge de fourrures suffisante, ils se rendront, sous la conduite de Bob, au Cap St-Ignace. C’est là que nos compagnons de l’île viendront les rejoindre et apporter des provisions. »

— Maintenant, ajouta Philippe, prépare-toi mon bon : Bob et Corentin nous attendent. Je viens chercher le futur capitaine des « Chasseurs du Roi », conclut de Seilhac avec un éclat de rire.