Éditions Édouard Garand (p. 42-44).

CHAPITRE VIII
LA FERME AUX ÉRABLES.


Pendant ce temps, l’armée canadienne, ou plutôt ses débris, s’était réfugiée à Montréal, et le chevalier de Lévis, qui avait pris le commandement de cette poignée de braves, s’occupait de concentrer toutes ses forces pour commencer l’attaque au printemps. Digne successeur de l’héroïque Montcalm, il rêvait d’arracher la Nouvelle-France aux mains de l’oppresseur.

Bob n’avait pas quitté ses amis, mais ceux-ci ayant essayé de gagner sa confiance, il s’était renfermé dans un mutisme absolu.

Georges, voyant que ces questions déplaisaient à l’Indien, cessa de l’interroger ; d’ailleurs, Bob ne faisait pas de longs séjours à Montréal. Marcheur infatigable, insouciant du danger, il servait d’intermédiaire entre les soldats et leurs familles. Aussi, malgré le mystère dont il s’enveloppait, il était devenu le favori de tout le monde, surtout de Philippe qui, avec l’exubérance de sa nature méridionale, s’était attaché à ce silencieux dont l’éducation première perçait, en dépit de sa volonté, sous l’enveloppe de l’enfant des bois.

Un soir que Bob revenait de l’une de ses expéditions, il fut accosté par un individu qui le pria de lui indiquer où se trouvaient les casernes.

L’Indien ne put retenir un mouvement de surprise. Cet homme ne pouvait être que Paul Merville. Philippe lui avait affirmé que ces deux jeunes gens se ressemblait à tel point que l’œil d’une mère pouvait s’y tromper.

— Suivez-moi, dit-il, je vais vous conduire. Et il se mit à marcher d’un pas rapide, mais sans retourner la tête.

Arrivé à la caserne, Bob fit entrer l’inconnu dans une grande salle où plusieurs officiers étaient en train de jouer aux cartes. Un cri de joie poussé par trois voix différentes se fit entendre, et Paul fut pressé dans les bras de Georges, de Philippe et du capitaine Levaillant !

— Enfin, te voilà, dit Georges ; le capitaine nous avait annoncé ton arrivée pour hier, aussi, nous commencions à être inquiets.

— J’étais si fatigué lorsque nous nous sommes quittés, le capitaine et moi, que j’ai dû me reposer dans une ferme ; mais, me voici, prêt à prendre part à vos misères. Hélas ! la ville qui renferme ce que j’ai de plus cher est au pouvoir de l’ennemi.

— Ce n’est qu’une question de mois, dit Philippe avec son insouciance ordinaire. Au printemps, nous aurons du secours, et nous expédierons messieurs les Anglais dans leur île qu’ils ne devraient jamais quitter.

Cette boutade du jeune homme fut accueillie par un éclat de rire général.

— Pour ma part, je leur donnerais de grand cœur une fameuse poussée, dit Levaillant, mais j’ai peur que la partie ne soit perdue. Sans doute, on m’a promis des secours, mais, en réalité, on se soucie de nous comme de l’an quarante. Le moindre sourire de la « vieille déesse » qui règne a la cour tient plus au cœur du roi que toute la Nouvelle-France.

— Vous avez raison, capitaine, dit Georges. « Fais ce que dois, advienne que pourra » : c’est là la devise de tout bon Français. Donc, nous nous battrons jusqu’au dernier, et si nous sommes vaincus, eh bien ! nous dirons, comme François Ier : « Tout est perdu, fors l’honneur ».

En prononçant ces mots, le jeune homme attira ses amis dans un coin de la chambre, et lorsqu’ils furent assis, il demanda à Paul :

— As-tu vu tes sœurs et Mme Merville ?

Mme Merville était absente, mais tu l’as vue, toi. Mme Bernier m’en a dit un mot. Raconte-moi tout.

Georges lui raconta son entretien avec Ellen.

— Quelle cruauté, dit Paul, de persister à faire croire à ces enfants que j’étais disparu lorsque tu lui affirmais le contraire. Comme elles te savent gré de les avoir détromper, et comme elles voudraient te connaître. Marguerite m’en a dit quelques mots avant de partir, j’espère que tu les connaîtras un jour. As-tu ici un messager sûr ?

— Oui, l’Indien qui t’a conduit ici.

— Alors, je vais écrire à Marguerite. Odette ne sait pas que je suis ici ; je suis parti sans la revoir, je craignais une crise, la pauvre petite est si impressionnable. Je vais aussi lui écrire pour lui expliquer mon absence ; je serai censé voyager avec toi pour affaires.

— Je vais chercher Bob, dit Philippe.

Il revint au bout de quelques minutes avec l’Indien.

— Connaissez-vous l’auberge du « Rat-Musqué », à Québec ? demanda Paul.

— Je la connais, répondit laconiquement le sauvage.

— Quand pourrez-vous partir ?

— Cette nuit même, si mon frère le désire.

— Il s’agit de porter des lettres à l’auberge, dit Paul. Mme Bernier les remettra elle-même à mes sœurs. Revenez dans une heure, ami Bob.

Paul écrivit d’abord à Mme Bernier : il ne fallait pas qu’Odette vit la lettre de Marguerite, le jeune homme comptait sur la prudence de la bonne hôtesse.

Bob partit en effet cette nuit même, et il s’entendit si bien avec Mme Bernier qu’elle lui raconta une partie de l’histoire des jeunes filles, ce qui amena un éclair de colère dans les yeux du jeune Indien.

Un soir que Mme Merville était sortie, Marguerite, prévenue par Mme Bernier, put venir elle-même porter ses lettres à l’auberge ; elle eut un long entretien avec Bob, qui la mit au courant de tout ce qui concernait son frère et ses amis, et lui donna l’assurance qu’il ne les quitterait pas au moment du danger.

L’hiver s’écoula rapidement. Au printemps, M. de Vaudreuil réunit ce qui lui restait de troupes et confia le commandement de cette petite troupe au chevalier de Lévis, qui partit aussitôt pour Québec dans l’intention de s’en emparé. Le 28 avril, eut lieu la bataille connue sous le nom de Bataille de Ste-Foye. Les Français furent vainqueurs, mais 800 des leurs restèrent sur le champ de bataille.

Au plus fort de la mêlée, nos amis, emportés par leur ardeur, se trouvèrent séparés de leurs camarades. Ils essayèrent de se frayer un chemin à travers les rangs ennemis, mais une double rangée de baïonnettes leur barrait le passage.

— Nous allons mourir ici, mes amis, cria Georges, vendons chèrement notre vie. En avant ! Et joignant l’action à la parole, il allait s’élancer, lorsqu’il fut atteint par une baïonnette qui lui traversa la jambe. Au même instant, Paul tombait, frappé d’une balle en pleine poitrine.

— Ah ! bandit ! s’écria Bob, et son casse-tête redoutable s’abattit sur la tête de l’Anglais qui venait de tirer. Mais les Français arrivaient de toutes parts, et les Anglais prirent la fuite.

— Mille noms de nom ! dit tout à coup une voix rude, dans quel état je vous retrouve, mes pauvres enfants ? Et le capitaine Levaillant, noir de poudre, les vêtements souillés de sang, vint s’agenouiller auprès des blessés.

— Nous ne pouvons rester ici, dit Philippe, il doit y avoir quelques fermes de l’autre côté de ce bosquet d’érables ?

— Il y en a une en effet, dit Bob, j’y cours.

Dix minutes ne s’étaient pas écoulées que Bob revenait, suivit d’un jeune garçon conduisant une charrette dans laquelle on avait eu soin d’étendre un matelas. Avec des précautions infinies, on plaça dans la voiture les corps inanimés des deux amis, et le triste cortège se mit en marche.

— Je vais tâcher de trouver un médecin, dit le capitaine en serrant la main de Philippe, du courage !

La nuit était tout à fait venue lorsque nos amis arrivèrent à une grande maison bâtie au centre même de l’érablière.

On rencontre encore, ça et là, dans nos campagnes, de ces constructions massives dont le carré bas semble ployer sous le poids d’un énorme toit pointu que surmontent trois cheminées gigantesques.

En entendant la voiture, une jeune fille apparut sur le seuil, une chandelle à la main.

— Voilà des blessés qu’on nous amène, dit-elle, vite, tante Gertrude, venez les recevoir.

Et sans attendre, elle descendit en courant les marches du perron. Mais à la vue des corps ensanglantés étendus au fond de la charrette, elle fit un pas en arrière en s’écriant :

— Oh ! mon Dieu, ils sont morts.

— Non, mademoiselle, dit Philippe, qui déjà, avec l’aide de Bob, avait retiré de la voiture le corps inanimé de Paul, ils ne sont qu’évanouis. Dites-nous où les déposer, s’il vous plaît ?

La jeune fille les précéda et les conduisit dans une vaste chambre où se trouvaient deux lits ; Paul fut placé sur l’un de ces lits et celle que la jeune fille venait de nommer tante Gertrude s’approcha de lui.

— Mon Dieu, Madeleine, c’est M. Paul ! Vite, ma fille de l’eau et des bandes de toile.

Pendant ce temps, Philippe, toujours aidé par l’Indien, avait étendu, sur l’autre lit, Georges qui commençait à reprendre connaissance. Bien que très douloureuse, sa plaie n’était pas mortelle ; malheureusement, celle du jeune Merville était sans remède.

— Il nous faudrait un médecin, dit Philippe avec désespoir.

En ce moment, la porte de la chambre s’ouvrit et livra passage à un homme enveloppé dans un ample manteau noir.

L’inconnu s’approcha du lit où Paul venait de rouvrir les yeux, mais à peine eut-il aperçu le visage du blessé qu’il tomba à genoux et couvrit les mains du pauvre mourant de baisers et de larmes.

— Harry ! murmura Paul. Ah ! c’est Dieu qui t’envoie. Va chercher Marguerite.

— Mais c’est un docteur qu’il te faut ?

Paul eut un triste sourire.

— C’est inutile, je vais mourir… je sens la vie qui m’échappe… Tu sais où demeure ta cousine… Marguerite est chez elle… Va…

Harry serra les mains de son ami, et le cœur serré par une horrible angoisse, il lança son cheval sur la route de Québec.

À peine avait-il franchi le seuil que le capitaine Levaillant entrait suivi d’un prêtre.

— Le docteur Laurin va venir, dit-il en passant près du lit de Georges, comment vous trouvez-vous ?

— Bien faible, répondit le jeune homme d’une voix éteinte ; et mon pauvre Paul ?

— Nous avons l’espoir de le sauver. Du courage. Ne vous agitez pas. Dieu aura pitié de nous. Tenez, voici le docteur.

Celui-ci entrait en effet. Après un examen minutieux des blessés, il ordonna de transporter Georges dans une autre chambre.

— Ce pauvre Merville ne verra pas le lever du soleil, dit-il. Sauvons au moins celui-ci ; sa blessure n’est pas grave, c’est la perte de son sang qui l’a mis dans cet état de faiblesse, mais il serait dangereux pour lui d’assister aux derniers moments de son compagnon.