Éditions Édouard Garand (p. 44-45).

CHAPITRE IX


PRÈS DU LIT D’UN MOURANT.


L’hiver avait paru bien long aux deux orphelines, séparées de tout ce qu’elles avaient de plus cher.

Lilian avait écrit plusieurs fois, mais ses lettres ayant été interceptées, les pauvres enfants se croyaient abandonnées de tous.

Harry avait fait connaître à sa sœur son arrivée à Québec, la suppliant de lui donner des nouvelles de Marguerite ; elle n’avait pu lui dire qu’une chose : c’est que les deux sœurs étaient gardées plus étroitement que jamais. Désolé, le jeune officier s’était présenté chez la veuve ; il avait trouvé une servante inconnue qui lui avait dit que ces dames ne recevaient pas.

Sans se lasser, le jeune homme était revenu à la charge, mais sans plus de succès.

On comprend, si la vie devait être triste pour les pauvres recluses, surtout pour Marguerite qui craignait toujours qu’Odette ne vint à apprendre quelle était l’occupation qui retenait son frère loin de Québec.

Pour cette enfant si frêle, dont la captivité à laquelle les assujettissait leur belle-mère achevait de miner les forces, Paul s’occupait de commerce. Afin de lui laisser cette illusion, Paul joignait à toutes les lettres adressées à Marguerite quelques lignes où il parlait à Odette de l’importante maison qu’il ouvrirait après la guerre, et de leur vie heureuse lorsqu’ils seraient enfin réunis.

On comprend les angoisses de Marguerite lorsque les bruits de la bataille parvinrent jusqu’à elle. Son frère était là, parmi ces désespérés, qui tentait un dernier et courageux effort pour garder à la France ce coin de terre que le cynique Voltaire appelait « quelques arpents de neige ».

Odette, très nerveuse ce soir-là, vint se jeter dans les bras de sa sœur.

— J’ai peur, dit-elle ; oh ! Marguerite, c’est encore la guerre… j’ai peur.

— Prions, ma chérie, afin que Dieu nous protège et que les nôtres soient vainqueurs, répondit Marguerite en l’entraînant au pied du crucifix.

Elles prièrent quelques minutes. Les échos de la bataille ne parvenaient plus que faiblement à leurs oreilles. Odette, apaisée, appuyait sa tête alourdie par le sommeil sur l’épaule de sa sœur.

— Viens dormir, mignonne, tout est tranquille maintenant ; demain, nous aurons des nouvelles, viens.

Docilement, Odette se laissa mettre au lit et s’endormit aussitôt.

Un soupir de soulagement s’échappa de la poitrine de la jeune fille ; elle était libre, Mme Merville était sortie, elle irait jusqu’à l’auberge de Mme Bernier savoir des nouvelles ; elle descendit rapidement l’escalier et prit un manteau dont elle s’enveloppa.

La jeune fille se disposait à sortir, lorsque la porte s’ouvrit sous une main impatiente, et un homme entra dans la pièce.

— Harry ! s’écria Marguerite. Oh ! mon Dieu ! Paul est mort. Le jeune officier s’empara des deux mains de la pauvre enfant.

— Non, chérie, dit-il, il n’est pas mort, mais sa blessure est grave. Je viens vous chercher. Où est Odette ?

— Elle dort ; je vais envoyer Mme Bernier auprès d’elle. Le temps de prévenir Nanette et je suis à vous.

— Nanette, dit Marguerite en entrant dans la cuisine, je vais rejoindre Paul, blessé grièvement ; Mme Bernier va me remplacer près d’Odette. Tâchez qu’elle n’apprenne pas la triste nouvelle avant mon retour, elle en mourrait peut-être. Priez, ma bonne Nanette.

— Oui, ma chère petite, dit la bonne vieille en embrassant la jeune fille, Dieu nous conservera le cher enfant, je vais tant prier. Du courage.

Marguerite rejoignit Harry. On monta en voiture. Arrivé à la porte de l’auberge, la jeune fille descendit et entra résolument dans la salle commune.

Mme Bernier trônait encore derrière son comptoir ; quelques buveurs se trouvaient là encore. Marguerite faillit se heurter à l’un d’eux qui sortait précipitamment ; une pâleur plus grande vint aux joues de la jeune fille : elle venait de reconnaître Laverdie ; aussi, ce fut d’une voix tremblante qu’elle exposa à la bonne veuve le but de sa visite.

— Je viens d’apprendre votre malhéhr, ma pauvre enfant. Allez auprès de votre frère et soyez sans inquiétude, je ne quitterai pas Odette avant votre retour.

Puis, désignant la porte qui venait de se refermer sur le chevalier, elle dit tout bas :

— Vous l’avez reconnu ?

— Hélas ! murmura Marguerite en serrant les mains de la brave femme, il ne manquait que cela à mon malheur.

Pendant le trajet, Harry raconta à la jeune fille ses tentatives infructueuses pour obtenir une entrevue avec sa cousine, et lui demanda si elle avait reçu les lettres de Lilian.

— Je n’ai rien reçu, dit Marguerite, et je croyais que Lily elle-même nous oubliait ; dites-lui qu’elle donne ses lettres à Mme Bernier, je les recevrai peut-être.

— Nous voici arrivés, dit Harry.

Lorsqu’ils entrèrent dans la chambre, Paul semblait toucher aux dernières limites de la vie. Il tendit les bras à sa sœur qui s’y jeta en pleurant.

— Emmène-moi, dit-elle farouche.

Le mourant eut dans les yeux une lueur de reproche.

— Et Odette ? dit-il.

— C’est vrai, pardon. Pauvre Petite Odette ! Mais tu ne mourras pas, je vais tant prier, Dieu fera un miracle… Que deviendrions-nous sans toi ?

— Je vais vous donner un protecteur, reprit Paul. Viens, Harry, mon ami, tu aimes Marguerite, et toi, ma sœur, je connais ton secret, ajouta le mourant d’une voix faible, en plaçant la main de sa sœur dans celle du jeune officier, aimez-vous et soyez heureux… La voix lui manqua, ses yeux se fermèrent, on crut que le dernier instant était arrivé. Le prêtre, qui n’avait pas quitté la chambre, s’approcha du lit. Paul ouvrit les yeux et sourit au prêtre.

— Bénissez ces enfants, dit-il en montrant son ami et sa sœur qui pleuraient, et priez, mon père… c’est la fin… Adieu…

Le prêtre commença les dernières prières ; elles n’étaient pas terminées que Paul rendait le dernier soupir. Harry ferma pieusement les yeux de son ami, déposa un baiser sur son front encore humide de sueurs de l’agonie ; puis il se tourna vers Marguerite qui, pâle et immobile comme une statue de marbre, semblait figée dans sa douleur.

— Il faut retourner à Québec, dit-il. Venez, ma bien-aimée, mon service me réclame, et Odette doit s’inquiéter.

Marguerite avait tressailli au nom de sa sœur ; elle leva sur le jeune homme un regard d’où la pensée paraissait absente. Machinalement, elle marcha vers le lit, et posant ses lèvres sur le front du mort, elle murmura : Adieu.

Harry la soutint jusqu’à la voiture. Philippe les avait suivis.

— Georges est beaucoup plus mal, dit-il, une forte fièvre s’est déclarée, accompagnée de délire, je ne puis le quitter. Reviendrez-vous ici, ce soir ?

— Oui, si mon service le permet. Entendez-vous avec le prêtre pour les funérailles de notre pauvre Paul. Je désire qu’il soit enterré à côté de son père. J’ai donné des ordres à la fermière de pourvoir à tous vos besoins, vous êtes ici chez mon oncle Jordan. Soyez sans inquiétude, je suis l’aide-de-camp du général Murray, et j’obtiendrai sa protection pour vous. Gardez Bob avec vous, si vous croyez qu’il puisse vous être utile.

— Merci, oh ! merci, dit de Seilhac en serrant les mains du jeune officier. Merci, et au revoir.

Harry monta dans la voiture à côté de Marguerite, qui ne semblait pas avoir la conscience exacte de ce qui se passait auprès d’elle. La douleur de la pauvre fille était effrayante : pas une larme ne s’échappait de ses yeux qui brillaient d’un éclat fébrile ; un tremblement convulsif agitait tout son être, et les sanglots s’étouffaient dans sa gorge.

— Pensez à Odette, ma chérie, que deviendra-t-elle si vous vous abandonnez ainsi ? Pleurez, ma chère petite fiancée, mais au nom du ciel, parlez-moi !

— Odette ! s’écria Marguerite, ah ! mon Dieu, je l’avais oubliée ! Pauvre petite ! Et les larmes se firent jour, et Marguerite pleura longtemps à côté du jeune homme presque aussi désolé qu’elle, qui cherchait en vain à la consoler.

Enfin, la nature énergique de la jeune fille triompha de cet accablement ; elle se redressa.

— C’est fini, dit-elle. Merci, Harry, de m’avoir rappelé au devoir. Je vais tâcher d’être forte. Comment va-t-elle supporter ce coup terrible, ma pauvre mignonne, elle aimait tant celui que nous venons de perdre.

— Dieu la soutiendra, et vous lui restez.

— Je le sais, mais pourvu qu’elle n’apprenne pas la triste nouvelle en mon absence : elle en mourrait.

Harry serra la main de sa fiancée sans répondre. Lui aussi tremblait pour cette enfant, qu’il nommait sa petite sœur. Et pourtant, il fallait lui apprendre l’horrible vérité. Quelle douleur pour Marguerite !

Les premières lueurs de l’aube apparaissaient à l’horizon lorsque la voiture s’arrêta devant la maison de Mme Merville.

Harry aida Marguerite à mettre pied à terre et la remit aux mains de Mme Bernier, accourue pour les recevoir. La jeune fille, trop émue pour pouvoir parler, serra la main de son fiancé et entra dans la maison.