Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/38

XXXVIII


Veut-on une dernière preuve de la déraison fondamentale de tout le système ecclésiastique ? Je la trouve en Espagne. Quand les évêques d’Italie comprennent, par les effets pratiques, désastreux, de l’antériorité du mariage religieux, que le respect même du lien matrimonial et des bonnes mœurs exige celle du mariage civil, les savants évêques d’Espagne, dont nous avons vu dans un autre chapitre les hautes qualifications en science religieuse, déclarent péché mortel l’antériorité du mariage civil ! C’est comme au xviie siècle : vertu en deçà des Pyrénées, crime au-delà ! Le paradis en France, l’enfer en Espagne, pour le même fait ! Franchement, n’est-il pas temps que l’on mette fin à ces saintes farces ?[1]

La décision des évêques italiens, prise par quelques-uns d’entre eux avant même la passation d’une loi décrétant l’antériorité du mariage civil, démontre admirablement la déraison de la Curie romaine et celle de la presse cléricale. On a fini par se soumettre en Italie. Il faudra quelque jour en faire autant en Espagne. Pourquoi donc tant crier, protester, injurier, anathématiser, pour en arriver là ? Pourquoi tant de colères pour finir par avouer tacitement que l’on s’est trompé ? Ne devient-il pas évident qu’on se soumet sur cette question, comme sur tant d’autres, parce que l’opinion n’est pas avec le clergé ? N’est-il pas clair que l’on cède forcément à la supériorité de lumières chez les laïques ? Pourquoi sont-ils supérieurs ? Parce que c’est chez eux qu’est l’étude sérieuse ; chez eux qu’est le savoir ; parce qu’ils s’inspirent de la science, et que la science prend de plus en plus le pas sur l’Église. C’est la science qui rapproche l’humanité de Dieu, ce n’est pas le dogme. Et la raison en est bien simple. La science lumineuse éclaire l’esprit, pendant que le dogme, incompréhensible et inexplicable, l’aveugle fatalement. La science veut qu’on l’étudie, qu’on l’approfondisse sans cesse. Le dogme, lui, défend bien qu’on cherche à l’approfondir et il a pleinement raison, car du moment qu’on l’examine sérieusement il n’en reste rien.

Les faits de tous les jours montrent la parfaite déraison de la curie sur la question du mariage. Il n’y a pas moyen d’accepter ses points de vue de la question parce qu’elle sacrifie toujours le droit naturel au dogme. Est-ce que le législateur peut sacrifier au dogme le principe de justice envers les parties ? Il faut toute l’incompétence du prêtre en droit civil pour ne pas voir une chose si simple.

L’Autriche est un pays essentiellement catholique. Eh bien ses hommes d’État ont vu, des 1811, que le mariage était une pure question de droit naturel. Et le code civil autrichien, sans apporter la moindre entrave à la cérémonie religieuse, rompt avec le droit canon sur la question du mariage et soumet les causes matrimoniales aux juges civils. Pourquoi ? Parce qu’avec les évêques il n’y a jamais moyen de discuter et que les parties n’ont d’autre alternative que de se soumettre sans mot dire à toutes les arrogances cléricales. Après la chute de Napoléon, et sous le coup d’une réaction religieuse, le gouvernement autrichien revient aux articles de discipline du concile de Trente et le mariage civil est abandonné. Qu’en résulte-t-il ? L’arrogance ecclésiastique redevient pire que jamais et les non catholiques sont insultés à propos de rien par les saintes feuilles ou dans les mandements et les chaires. On ne concilie jamais le fanatisme. Dès qu’il se sent la bride sur le cou il se montre de suite tel qu’il est. Aussi, en 1868, le despotisme des évêques étant devenu intolérable, il fallut rétablir le code civil de 1811 et autoriser définitivement le mariage civil. Et en 1870, on passa une loi imposant l’obligation du mariage civil à tous ceux qui n’appartenaient pas à l’un des cultes reconnus par l’État. Avant la passation de cette loi, et pour se soustraire à l’exaspérante ingérence du clergé dans les opinions et les affaires des individus, nombre de personnes préféraient vivre dans le concubinage. Eh bien ! l’Église, gardienne de la morale, ne voyait aucun inconvénient à cela, pourvu qu’on lui abandonnât entièrement les questions matrimoniales et que le mariage civil ne pût rentrer dans la législation et la pratique sociale. L’État comprenant mieux la morale que sa gardienne de droit divin, vit enfin qu’il fallait cesser de laisser le champ libre au concubinage. Cris furieux de Pie ix, et il anathématise la constitution autrichienne qui protégeait mieux la morale que la Curie.

Puis forcée de céder en Autriche, l’Église soulève en Hongrie une guerre de partis furieuse pour y repousser ce qu’elle avait fini par concéder ailleurs. Toujours la déraison ! Et impie qui pense que ceux qui se mettent ainsi en toute occasion en contradiction avec eux-mêmes et avec le plus simple bon sens des choses représentent assez piètrement le Saint-Esprit.[2]

En Espagne même il a fallu introduire enfin, comme simple mesure d’ordre public, le mariage civil malgré les mandements effrénés des évêques. Avec l’Inquisition la superstition était venue dans ce bienheureux « pays de brigands et de moines » dire à la religion : « Ôte-toi de là que je m’y mette. » Et la superstition est restée maîtresse de ce beau pays, où l’Inquisition a fait fermer les milliers de manufactures des Maures pour leur substituer neuf mille couvents qui rendaient au peuple peut-être la millième partie de ce qu’ils lui enlevaient par la mendicité et la captation. Depuis quand l’Espagne a-t-elle commencé à se relever ? Depuis qu’elle a fermé ses couvents en 1830. La moitié de Madrid leur appartenait.

Malgré les colères épiscopales l’autorité civile tint ferme, et le mariage devant l’officier civil devint obligatoire. Ayant néanmoins à tenir compte dans une certaine mesure du fanatisme de populations nourries de superstition, le législateur permit aux conjoints, s’ils le voulaient, de commencer par la cérémonie religieuse, mais sous la condition formelle que la cérémonie civile se fît dans les huit jours. Tous les savants évêques d’Espagne virent là une monstrueuse impiété !

  1. On n’y songeait pas encore au Brésil en 1890. Malgré les admissions forcées en Italie de l’erreur de Pie IX sur la question de l’antériorité du mariage civil ; malgré l’acceptation officielle par les clergés européens, moins celui d’Espagne, du principe de l’antériorité de la cérémonie civile, les évêques du Brésil ont protesté, avec les grandes colères de commande habituelles, contre ce principe et contre l’obligation légale pour les prêtres de s’y conformer. — Mais puisqu’on le fait en Italie ! — Cela ne signifie rien pour Nos seigneurs du Brésil qui croient faire du tort à l’idée religieuse en consentant à une chose que la morale exige. Que conclure de ce dernier fait ? Qu’il est parfaitement inutile d’essayer de parler raison au sacerdoce. Il ne cède jamais qu’à la nécessité. Les évêques du Brésil ignorent-ils que leurs collègues d’Italie ont dû accepter ce qu’eux-mêmes déclarent damnable ? Ils le savent sans aucun doute. Alors où est leur sincérité ? S’ils sont sincères, c’est qu’ils ne comprennent ni leur religion ni leur devoir. Comme cela est consolant pour leurs ouailles, au moins celles qui sont intelligentes ! Voilà donc des gens se prétendant inspirés par le Saint-Esprit et l’affirmant en toute humilité à leurs administrés, qui se mettent en guerre avec l’autorité civile à propos d’exigences abandonnées au centre même du catholicisme ! Qu’est-ce que le pouvoir civil peut leur répondre ? Il les voit ignorants ou de mauvaise foi ! Il faut bien qu’il repousse des prétentions saugrenues puisqu’elles sont abandonnées ailleurs sur raisons péremptoires. Alors ces gens qui semblent réellement ne pas savoir ce qu’ils font s’en prennent à l’athéisme du siècle ! Il faut bien encore que la galerie se mette à rire ! Les bons évêques du Brésil sont de tous points à la hauteur de leurs collègues d’Espagne et du Portugal.
  2. On a vu, en octobre 1892, avec quelles lenteurs et sous quelles difficultés les idées vraies et justes font leur chemin dans tous les pays par suite des fausses notions imposées par le clergé catholique. Même ce qu’il lui a fallu, sous la pression de l’opinion et du simple sens commun, concéder dans un pays, il le refuse arrogamment dans le pays voisin. Même quand il a tort dans son propre système il ne cède que devant la nécessité absolue de concéder quelque chose.

    Depuis longtemps le gouvernement hongrois voulait effectuer trois réformes importantes et nécessaires :

    1o La reconnaissance légale de la religion juive, source du christianisme ;

    2o Décréter l’obligation du mariage civil sans mettre aucun obstacle à la cérémonie religieuse ;

    3o Rendre obligatoire l’inscription sur les registres civils des enfants nés de mariages entre personnes de cultes différents.

    Le bon ordre social, la paix des familles, la nécessité d’assurer leur état civil aux enfants, et cette autre nécessité d’atténuer dans la pratique journalière les rivalités, les mauvais vouloirs, et trop souvent les haines causées par les différences de culte — car c’est toujours chez les dévots d’un culte que l’on rencontre le plus de haine pour les dévots de l’autre — toutes les meilleures raisons enfin militaient en faveur de ces réformes. Qui se met en travers ? Le clergé, toujours ennemi même des réformes qu’il a concédées ailleurs !

    Aujourd’hui, en Hongrie, les enfants des conjoints appartenant à différents cultes sont inscrits par leurs ministres respectifs sur des registres particuliers et ceux-ci doivent se communiquer les uns aux autres les inscriptions qu’ils font. On voit par là que la juridiction matrimoniale appartient aux différente cultes. Mais cette pratique a quelquefois conduit à des gâchis épouvantables par suite d’antagonismes personnels ou de rivalités sectaires, et souvent les entrées de l’un ne concordaient pas avec celles de l’autre. Et les victimes du système n’étaient pas ceux qui avaient fait des inscriptions incorrectes, mais les enfants eux-mêmes qui n’avaient plus d’État civil. Sûrement il y avait là matière à réforme. Mais le clergé catholique, qui prétend, comme toujours, à la suprématie sur les autres cultes, et dénie aux Juifs tout droit d’avoir un culte à eux, consentait bien à réformer le système, mais pourvu qu’il contrôlât seul l’état civil. Puis il suscitait en même temps toutes sortes d’obstacles et de difficultés au fonctionnement d’un système sur lequel il ne dominait pas. Et comme c’est toujours le cas avec un souverain bien confessé, l’empereur d’Autriche préféra forcer le ministère hongrois de donner sa démission plutôt que de consentir à faire une réforme aussi juste que nécessaire et urgente. En sa qualité de catholique il ne voyait la question que par les yeux de son confesseur et la réforme a été renvoyée aux calendes grecques. C’est le confesseur qui devenait l’empereur.

    Et c’est toujours et partout ainsi. Jamais le clergé ne veut reconnaître un droit quelconque chez les sectateurs des autres cultes sur le principe que l’erreur n’a aucun droit. Et sa logique spéciale le conduit à dire que ceux qui sont dans l’erreur n’en ont pas davantage. Malheureusement pour lui, quand on le force à discuter, on s’aperçoit vite qu’il a autant de poutres dans l’œil qu’il voit de pailles chez les autres.

    Depuis 1892, les partis ont bataillé désespérément en Hongrie sur cette question. Deux ministères ont succombé à la tâche. Les évêques ne veulent rien céder, ne veulent pas même reconnaître le mariage devant l’officier civil, sans le moindre empêchement au mariage devant le prêtre, et ils ont réussi à entraîner avec eux la chambre des Magnats, qui a rejeté la loi établissant seulement l’inscription obligatoire du mariage devant l’officier civil. Pouvait-on montrer plus parfaite déraison ? Et ces gens-là se plaignent sans cesse que l’on viole les droits de l’Église quand ils se mettent au contraire en lutte ouverte contre les principes les plus essentiels d’une administration régulière. Toujours en guerre contre le plus simple bon sens des choses parce que leur théologie leur fausse l’esprit, ils ne savent que criailler pharisaïquement contre les nécessités les plus évidentes. Enfin le gouvernement hongrois a un peu démocratisé la chambre des Magnats ; l’empereur, comprenant malgré son confesseur qu’il fallait concéder une réforme nécessaire, s’est enfin prononcé en ce sens, et la chambre des Magnats a fini par voter la loi. Cris furieux du clergé ! Mais la loi est votée et il viendra un temps, comme toujours, où ce qui était si horrible et si damnable deviendra louable et régulier. Pourquoi attacherait-on de l’importance aux criailleries systématiques de gens qui ne résistent aux propositions les plus sensées que par pur orgueil de caste ? Du moment qu’ils ont peur ils bénissent des deux mains les arbres de la liberté !