Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/37

XXXVII


Et pourtant la seule force des choses, la seule évidence des faits, ont amené de 1875 à 1877 les évêques de diverses parties de l’Italie à ordonner la célébration du mariage civil avant la cérémonie religieuse. Le pape a eu beau flétrir, proscrire l’antériorité de la cérémonie civile, le vrai et le bon sens l’ont emporté par leur seule puissance sur l’arrogance sectaire.

La France et la Belgique ont été pendant longtemps les seuls pays catholiques où le mariage civil dût précéder la cérémonie religieuse. La loi le décrétait, mais on s’y soumettait avec colère. Quelques prêtres fanatiques se permettaient même de faire d’abord la cérémonie religieuse pour apprendre aux laïques mal appris que l’Église était la souveraine maîtresse des gouvernements et des peuples ; mais quelques poursuites mirent fin en France aux refus d’obéir à la loi. En Belgique il a fallu un peu plus de sévérité. Sous les ministères cléricaux, le clergé fanatique et peu instruit — sauf quelques brillantes exceptions — de ce pays petit par ses frontières mais grand par son industrie, le clergé fanatique, dis-je, faisait sans cesse des brèches à la loi et célébrait des mariages non reçus devant l’officier civil. Si le gouvernement faisait des représentations aux évêques, les saints journaux hurlaient de fureur parce que des laïcs osaient résister aux princes de l’Église !

Mais les conséquences de ces ineptes prétentions se firent bientôt sentir. Nombre d’abandons de femmes et d’enfants furent constatés de la part de maris qui n’étaient sous aucun lien légal. Mais ces faits si graves n’ont eu aucun effet sur un clergé arrogant qui méprise et déteste tout ce qui ne vient pas de Rome. Et il a fallu l’avènement d’un ministère libéral en 1878, pour forcer le clergé belge de se conformer à la loi.

En Italie, malgré les cris perçants de la Curie contre le gouvernement italien, les lois italiennes et tout ce qui découlait de l’unification nationale, la loi était moins rigoureuse qu’en France et en Belgique, et elle laissait aux gens la liberté de commencer, à leur choix, par n’importe laquelle des deux cérémonies. Aussi, sous les instructions de la Curie, qui faisait honnêtement de cette question un moyen d’opposition politique, le clergé exigeait partout l’antériorité de la cérémonie religieuse. Et même nombre de prêtres aussi ignorants que fanatiques allaient jusqu’à déconseiller la cérémonie civile. Les conséquences inévitables de cette inepte imprévoyance ne tardèrent pas à se manifester. Nombre de femmes furent abandonnées par leurs maris, et les enfants dont elles restaient chargées se trouvaient bâtards aux yeux de la loi. Quand M. Filopanti, député au parlement italien, proposa en 1877 une loi qui décrétait l’antériorité du mariage civil, il cita un rapport de M. Capelli, procureur du roi, qui constatait qu’en 1876, dans la seule province de Rome, huit cent quatre-vingt-quinze mariages avaient été célébrés par l’autorité ecclésiastique et n’avaient pas été subséquemment sanctionnés par l’autorité civile. Si le clergé était aussi ami de la morale, du bon ordre public et de la paix des familles qu’il le prétend, aurait-il exposé un aussi grand nombre de familles aux plus navrantes conséquences ? Voilà peut-être plusieurs milliers d’enfants qui auront été bâtards aux yeux de la loi ! Est-ce que la plus simple notion de devoir n’aurait pas dû engager la Curie à faire cesser pareil abus ? Les plus déplorables perturbations ont dû surgir dans les affaires de certaines familles et dans les droits des enfants ; nombre d’orphelins ont dû être dépouillés ; leurs biens ont dû passer à des collatéraux ; les plus odieuses injustices ont dû se produire, des procès sans fin en être la conséquence, des haines inextinguibles se perpétuer ; et toutes ces graves considérations n’avaient aucun effet sur ces vieux célibataires empourprés qui se sont à la longue momifiés dans leurs théologies et sont devenus les fossiles de l’ordre intellectuel !

Dès 1875, quoique la loi ne fût pas obligatoire, l’archevêque de Milan avait donné instruction à son clergé de n’accorder la cérémonie religieuse qu’aux personnes déjà unies civilement. L’archevêque de Naples suivit cet exemple deux ans plus tard. Et en cette même année 1877, les évêques de Sardaigne, comprenant aussi qu’ils ne pouvaient en conscience se rendre complices du libertinage de certains hommes, avaient donné à leurs clergés instruction de ne plus marier personne sans que les formalités civiles eussent été accomplies.

Quelle bonne foi y avait-il donc dans les grandes doléances de Pie ix, dans ses recommandations aux catholiques de Lille, de Belgique et d’ailleurs, d’insister sur l’antériorité du mariage devant le prêtre, quand ses propres collègues d’Italie se trouvaient obligés par la force même des choses de n’en tenir aucun compte ! Après avoir criaillé de tout temps contre l’immixtion de la loi civile dans les questions matrimoniales il a fallu finir par reconnaître sa sagesse et admettre de fait la supériorité de lumières du juriste !

C’est en janvier 1876 que Pie ix écrivait aux catholiques de Lille qu’ils devaient persister à demander l’antériorité de la cérémonie religieuse et, un an auparavant, l’archevêque de Milan avait été obligé de recommander exactement le contraire dans son diocèse ! Pie ix pouvait-il ignorer ce fait ? Eh bien il excite à la désobéissance à la loi là où elle est péremptoire pour fermer les yeux sur les mêmes faits là où elle ne l’est pas encore ! Partout la déraison ! Partout l’opiniâtreté à maintenir les abus les plus évidents ! Dans le système ecclésiastique, plus un abus est ancien moins il est permis d’y toucher. Et on couvre le tout du grand mot de droit divin même quand ce droit divin remonte à un mensonge notoire, comme les fausses décrétales.

Voyons maintenant comme la papauté se moque de ses propres règles, si elle les connaît, ou comme elle montre sa compétence, si elle les ignore.

Pie ix déclare que la religion exige l’antériorité du mariage religieux. Mais Pie vi avait permis aux époux français de se présenter devant l’officier civil pour faire enregistrer leur mariage. J’aime beaucoup ce mot permettre quand ils avaient pleinement le droit de le faire sans permission.

Plus tard, en juillet 1842, la sacrée Pénitencerie déclare que l’on peut tolérer que le mariage civil précède le mariage religieux.[1] Pie ix ignorait-il ces faits ? C’est absolument possible d’après ce que nous dit le P. Theiner de ses connaissances en droit canon.

Mais voici bien autre chose. La même sacrée Pénitencerie contredit en janvier 1866 sa décision de juillet 1842 et déclare :

Que dans l’intérêt des enfants, que la loi civile pourrait ne pas reconnaître comme légitimes, les fidèles, après s’être mariés devant l’Église, pourraient se présenter devant l’officier de l’état civil pour accomplir l’acte imposé par la loi.

Pourquoi ces décisions contradictoires ? Le voici.

La décision de Pie ix et celle de la Pénitencerie en 1842 avaient trait à la France, pendant que celle de la même Pénitencerie de 1866 avait trait à l’Italie. Or ce qui était permis en France devenait damnable en Italie après la perle du petit temporel. Il fallait alors faire une opposition aussi inutile qu’acharnée au gouvernement italien, et tous les moyens étaient bons. Et l’excitation au fanatisme paraissait être l’un des meilleurs.

Le code civil italien avait été étendu à toute la péninsule en 1865. Il ne reconnaissait, comme les codes français et belge, que le mariage devant l’officier civil et ne faisait aucune allusion à la cérémonie religieuse. La Curie fit donc de cette question de la cérémonie civile un moyen d’opposition politique. De là la décision que ce qui était régulier en France et en Belgique ne pouvait se tolérer en Italie ! Point de mal en France dans l’antériorité du mariage civil mais très gros péché en Italie !

Et après avoir fait décider cela par une sainte congrégation Pie ix voit en 1875 et 1877 ses collègues de Piémont et de Sardaigne se rallier à l’idée française et donner par là un rude soufflet à la curie et à leur vénéré Père. A-t-on jamais vu système religieux couvrir de plus profondes misères ? La religion toujours subordonnée aux ambitions politiques !

  1. Mgr André, Dictionnaire de droit canonique, ii, 581.