Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/29

XXIX


6o L’hérésie de l’un des conjoints, antécédente ou subséquente au mariage.

Sur cette question il y a eu contradiction fréquente entre les règles elles-mêmes, puis entre les règles et les faits, c’est-à-dire les décisions ou jugements des officiaux.

Saint Paul avait dit que le mari fidèle ne devait pas se séparer de sa femme infidèle. Saint Augustin déclare licites les alliances mixtes. Chrysostome soutient que l’on peut renvoyer sa femme pour cause d’adultère, mais non pour idolâtrie. Valentinien, Théodose ier, Arcadius, prohibent le mariage entre juifs et chrétiens, mais Justinien rejette cette prohibition de son code. On a ici la preuve que ce n’était pas l’Église, alors, qui déterminait ou rendait obligatoires les empêchements de mariage.

Cent ans après Justinien le concile in Trullo de Constantinople décrète la nullité d’un mariage entre catholique et hérétique. Plus tard l’idolâtrie et l’hérésie deviennent des empêchements dirimants selon certains canonistes, seulement prohibitifs selon d’autres, ce qui prouve ce que j’ai déjà dit que la théologie est la jurisprudence de l’incertitude. Nombre de mariages ont été dissous pour cause d’hérésie chez un des conjoints.[1] Nombre d’autres ont été maintenus malgré l’hérésie. Mais le concile de Trente a finalement décidé que le mariage ne pouvait être dissous pour cause d’hérésie, c’est-à-dire que si l’un des conjoints se convertissait à l’hérésie le mariage ne restait pas moins indissoluble. Mais si le mariage n’était pas dissous pour cette cause depuis le concile de Trente, l’hérésie n’en formait pas moins un empêchement formel au mariage, à moins que le conjoint hérétique ne souscrivît aux trois conditions imposées par l’Église : 1o la partie catholique pratiquera sa religion sans obstacle de la part de l’autre partie ; 2o tous les enfants seront élevés dans le culte catholique ; 3o la partie catholique devra faire tous ses efforts pour convertir la partie protestante. C’était tout simplement faire entrer la désunion et la guerre dans la famille. Mais cette considération n’a aucune influence sur l’Église, qui ne voit qu’erreur, et le plus souvent erreur coupable, hors de chez elle, tellement coupable qu’elle a brûlé les hérétiques et les a fait massacrer par centaines de mille, avec la délicate attention en sus de faire enterrer les femmes toutes vives !

Sur cette question du mariage souvent annulé pour cause d’hérésie et souvent maintenu malgré l’hérésie, l’Église a montré son étonnante incompétence sur toutes les questions de droit naturel. Elle n’admet pas qu’il existe un droit quelconque en dehors d’elle. Personne n’a le droit de penser autrement qu’elle en religion. Personne n’a le droit d’examiner ses dogmes et de conclure autrement qu’elle. Personne n’a le droit de faire instruire ses enfants hors de ses écoles, quelque inférieures qu’elles soient aux écoles indépendantes d’elle. De même personne n’a le droit de contracter mariage en dehors de ses règles. Elle a toujours regardé l’épouse juive d’un catholique comme une concubine, comme si les Juifs ne se mariaient pas sous l’autorité du livre qu’elle donne comme divin. Et Benoît XIV décide que le mariage avec un Juif ou une Juive est entièrement nul !

Est-ce que le législateur peut admettre pareilles insanités ecclésiastiques ? Si un homme aime une Juive il faut qu’il renonce à cet amour parce que l’Église a la fantaisie de voir là une irrégularité canonique ! Et pourquoi ? Parce que deux cents énergumènes ont demandé la mort de Jésus il y a 1.894 ans ! Les Juifs d’aujourd’hui responsables du péché de quelques fous appartenant à la cinquante-sixième génération antérieure ! Et ces gens se donnent comme des professeurs de droit et des directeurs de consciences ! Ils n’ont pas encore appris à la fin du XIXe siècle que le péché est personnel et que personne n’est responsable de la faute d’un autre. Et ils ont le principe formellement exprimé, établi, dans leur propre livre sacré. Le Deutéronome leur dit (XXIV, 16) : « On ne fera point mourir le père pour les enfants, ni les enfants pour le père. On ne fera mourir chacun que pour son péché. » Ézéchiel en dit autant. L’Église s’est sans cesse moquée de ces règles parce que le principe de justice n’est rien devant elle.

Voilà pourquoi, quand le législateur passe des lois sages qui permettent aux citoyens de se marier selon leurs goûts, leurs convenances, et quelquefois des nécessités de situation, l’Église les traite de mécréants et ses saintes plumes les insultent sans mesure ! Est-ce qu’on ne comprendra donc jamais, dans le clergé, qu’il faut renoncer à conduire des hommes faits comme des enfants de collège ? Est-ce qu’on ne comprendra jamais que les hommes ont le droit, malgré l’Église, de se marier comme ils l’entendent, et que quand l’Église ne veut pas leur reconnaître ce droit il faut bien que le législateur les protège contre les fantaisies ecclésiastiques et leur donne un moyen régulier de se marier selon leurs convenances ? N’aurait-il pas été nécessaire de le faire quand elle refusait opiniâtrement de marier les acteurs ? Mais alors, l’autorité civile était encore esclave du droit canon et n’osait pas rendre justice aux acteurs parce que l’Église ne comprenait rien à la question.

  1. Cela vient de se faire à Québec, capitale du Canada français, mais après la mort des deux conjoints, ce qui paraît indiquer qu’il s’agissait probablement d’une question de succession, ou d’accaparement de succession. L’étonnante incertitude de la jurisprudence canonique donne une latitude incroyable aux interprétations les plus fantaisistes et quelquefois les plus contradictoires. Certains docteurs pensent d’une manière, d’autres pensent exactement le contraire. Et dans le système, les deux opinions acquièrent, de la position morale de ceux qui les soutiennent, un degré à peu près égal de probabilité. Voilà pourquoi, dans certaines situations, on décide dans le sens le plus favorable, selon les cas et les circonstances, et on a toujours des autorités respectables à citer pour et contre.

    Un nommé D., morphinomane enragé, meurt à Québec, le 29 mars 1892, des suites de sa fatale passion. Il s’était marié bien des années auparavant devant un prêtre, car il était né de parents catholiques, mais il s’était subséquemment converti au protestantisme du vivant de sa femme, morte depuis plusieurs années au moment de son décès. Pour des raisons qui ne me paraissent pas avoir été publiées, la question de son mariage fut soulevée devant le cardinal-archevêque de Québec car l’état civil, au Canada, est encore entre les mains du clergé. Le cardinal-archevêque décida que le mariage avait été frappé de nullité par le fait seul de l’abjuration de D. Or le mariage avait été parfaitement régulier en droit canonique. Si vraiment, et tout l’indique, la décision était basée sur cette considération, — et aucune autre raison ne semble avoir été donnée, — il en résulte : 1o qu’encore aujourd’hui et malgré les décrets de Trente, l’hérésie subséquente d’un des conjoints est considérée comme cause de nullité ; 2o que s’il est resté des enfants de ce mariage ils sont passés de l’état d’enfants légitimes à celui d’enfants bâtards. N’est-ce pas là une monstruosité commise sous prétexte de loi divine ? Pareille conséquence est-elle possible sous la loi civile ? Maintenant est-ce que le législateur peut tolérer un instant que l’Église rende bâtards des enfants nés en légitime mariage, mais que l’Église a la fantaisie de déclarer nul pour une raison illégitime, puisque D. avait dans sa conscience le droit de changer de religion malgré l’Église. Quelque chose que puissent dire les apologistes il reste toujours vrai que la déclaration de nullité rendait les enfants illégitimes. Donc odieuse injustice à leur égard. Ainsi parce qu’un homme a abjuré le catholicisme — peut-être tourmenté, comme j’en ai tant vus, par son confesseur pour des vétilles de maigre ou d’assistance aux offices — vingt ans après un mariage régulier, l’Église, par son représentant autorisé, frappe ce mariage de nullité sans se préoccuper des enfants ! Et même s’il n’y avait pas d’enfants, la déclaration de nullité changeait les conditions de la succession aux biens. Est-ce qu’on peut laisser l’état civil aux mains de gens qui font passer leur droit canon avant le droit naturel et qui faussent ainsi les sources de la justice ?