Les erreurs de l’Église en droit naturel et canonique sur le mariage et le divorce/26

XXVI


Jésus a donc donné plus de solennité à l’institution du mariage, plus de solidité au lien conjugal, mais cela même prouve qu’il n’a créé ni l’un ni l’autre. Et puis il n’a pas prononcé son indissolubilité absolue puisqu’il reconnaît une cause légitime de dissolution du mariage : l’adultère. Puisque l’Église a cru pouvoir affirmer, malgré l’évidence des faits et des dates, que le mariage avait été institué par Jésus, elle devait au moins prendre l’institution dans son ensemble telle qu’il l’avait définie. Mais ici encore elle a corrigé Jésus en mettant au panier l’une de ses plus importantes paroles. Jésus avait exprimé un précepte accompagné d’une restriction. L’Église a pris le précepte et effacé la restriction. Où était son droit de ne prendre que ce qui convenait à sa politique dans un précepte qu’elle affirme être divin ? Ou elle ne regardait pas l’ensemble du précepte comme divin, ou elle devait accepter l’adultère comme cause radicale de dissolution du mariage. [1]

La restriction faite par Jésus se conçoit parfaitement. Il était juif et observait la loi juive. Or chez les Juifs le mariage était une institution purement civile. Il était entièrement en dehors du contrôle ou de l’immixtion du sacerdoce. C’était une institution purement familiale. On se mariait dans la famille, dans la maison, non dans la synagogue. On ne demandait ni prêtre ni aucun homme appartenant au culte pour intervenir dans la cérémonie. L’union se faisait dans un festin de famille et d’amis, et c’est par le père de l’un des époux qu’elle était prononcée. Sous la loi juive, l’adultère rompait le mariage et Jésus a fait sa restriction d’après la loi juive qu’il suivait. Tout en proclamant le mariage indissoluble, il conservait la même cause de rupture de l’union conjugale que la loi juive. L’Église avait-elle bien le droit de le corriger sur un point aussi essentiel ? M’est avis pourtant que Jésus devait valoir aux yeux de l’Église les papes et les évêques qui l’ont corrigé.

Quelle est la conséquence de cette audacieuse déviation du précepte ?

Supposons une femme protestante divorçant d’avec son mari pour fait d’adultère. Elle peut dire en toute sincérité qu’elle y est autorisée par Jésus-Christ. Supposons une catholique voulant divorcer pour la même raison. Que lui dit l’Église ?

« Ce n’est pas Jésus qu’il faut écouter, c’est moi ! Je ne vous permets pas, moi, de divorcer même pour cause d’adultère, et je vous excommunie si vous écoutez Jésus de préférence à moi. »

Quelques théologiens ont compris qu’il y avait là une assez violente impertinence adressée au divin maître, et ils ont cherché un distinguo pour atténuer l’effet produit. Malheureusement le distinguo était aussi maladroit qu’il était peu sincère.

« Le précepte de Jésus avait trait à la séparation de corps et non au divorce », ont-ils dit. Mais comme la séparation de corps était inconnue chez les Juifs, l’honnête distinguo ne constitue qu’une ignorance ou une petite jésuiterie, et c’est probablement la dernière alternative qui est la vraie. Le divorce ne s’exerçait chez les Juifs que sous forme de répudiation et la répudiation était le fait de l’homme seul, jamais de la femme, ce qui était très injuste puisque l’homme était toujours ainsi juge et partie. Quand les Juifs vinrent consulter Jésus, c’était bien de répudiation qu’il s’agissait, puisqu’ils lui dirent : « Moïse a permis que nous écrivions une lettre de divorce pour répudier notre femme. » (Marc, x, 4). Ici Jésus leur dit que l’homme qui quitte sa femme et la femme qui quitte son mari commettent un adultère. Il ne fait pas ici la restriction de l’adultère, parce qu’il parle évidemment d’un abandon volontaire par l’une ou l’autre partie : l’homme qui quitte sa femme ; la femme qui quitte son mari.

Mais dans le Sermon sur la montagne, qui est un traité des devoirs, il reconnaît et consacre le principe appliqué chez les Juifs d’après la loi mosaïque et il dit — Mathieu, V, 32 — « Mais moi je vous dis que quiconque répudie sa femme, si ce n’est pour cause d’adultère, l’expose à commettre un adultère, et que quiconque se mariera à la femme qui aura été répudiée commettra un adultère. »

Et au chap. xix, 9, il est encore plus explicite, puisqu’au lieu de se contenter de l’expression : l’expose à commettre un adultère, il dit formellement : « Mais moi je vous dis que quiconque répudie sa femme, si ce n’est pour cause d’adultère, commet un adultère. Et celui qui épouse cette femme en commet un aussi. » Sûrement jamais restriction n’a été plus intentionnelle et plus explicite.

Il est vrai qu’on lui fait dire dans Luc (XVI, 18) : « Quiconque répudie sa femme et en épouse une autre commet un adultère. Et quiconque épouse celle que son mari a répudiée commet un adultère. »[2]

Mais ici il n’est pas question de l’adultère commis par la femme. Le passage s’applique donc à celui qui répudiait sa femme pour autre cause que l’adultère. Mais quand il y avait eu adultère la répudiation était formellement autorisée par le Sermon sur la montagne et par la réponse aux Pharisiens lui faisant une objection.

Eh bien, chose incompréhensible ! Tout en rejetant dans son infaillibilité la restriction que Jésus avait si explicitement formulée — déclarant ainsi sa propre infaillibilité supérieure à celle du divin Maître, — l’Église a décrété plusieurs causes de nullité qui sont infiniment moins rationnelles que la cause de dissolution définie par Jésus.

  1. Le catéchisme du concile de Trente dit : « Notre-Seigneur déclare positivement que quiconque renvoie sa femme et en épouse une autre commet un adultère. » Il passe entièrement sous silence la restriction de Notre-Seigneur : « si ce n’est pour cause d’adultère ». On respecte Notre-Seigneur en mutilant sa parole.

    Dans son encyclique Arcanum, Léon XIII a la bonne foi de rétablir le passage retranché par le catéchisme. Les auteurs du catéchisme trompaient donc les fidèles de propos délibéré. De quoi donc sera-t-on jamais sûr avec des gens qui tronquent sans sourciller les passages gênants ? Il y a même eu des canonistes pour soutenir que les mots « si ce n’est pour cause d’adultère » signifiaient exactement le contraire dans la pensée de Jésus.

  2. Il est assez remarquable que ce verset de Luc soit là comme un champignon poussé dans un champ de fèves, n’ayant pas le moindre rapport avec ce qui précède ou ce qui suit. C’est très probablement une interpolation due à quelque zélé qui aura voulu fourrer l’idée quelque part sans se rendre compte de l’endroit où il convenait de la mettre.